Maxime Zaït
Cofondateur de Communa et chercheur à la Vrije Universiteit Brussel
Devenu un véritable marché, l'habitat temporaire n'a désormais plus grand chose à voir avec les démarches spontanées de ses origines portées par des collectifs artistiques en recherche de lieu indépendants de création et/ou de diffusion. Il donne désormais lieu a de vastes projets urbains d'occupation d'espaces vacants, et à de nouveaux professionnels de l'intermédiation chargés de les mettre en œuvre. Alors, que nous disent les pratiques des acteurs sur la possibilité - ou non - de favoriser l'émergence de communs urbains et de quartiers solidaires ? La Revue EnCommuns a souhaité ouvrir ce questionnement, en recueillant la parole d'acteurs de terrain. Dans cette perspective, Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal se sont entretenus avec Maxime Zaït, co-fondateur de l'une des principales structures opérant dans le champ de l'occupation temporaire à Bruxelles.
Par Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal
Au sein des grandes villes ou à leur proche périphérie, on assiste au développement de projets d'occupation d'espaces vacants ou sous-utilisés : emprises industrielles ou ferroviaires en cours de mutation, anciens équipements publics (hôpitaux, écoles), immeubles de bureaux ou de logements, surfaces commerciales vacantes, ou laissés urbains. Leur multiplication au cours des vingt dernières annéeen s, France et en Europe, a donné lieu à la constitution d'une nouvelle catégorie d'habitat, qualifiée d'habitat temporaire - ou habitat transitoire 1. Les projets qui s'en réclament accueillent une pluralité d'activités : espaces de travail à bas coût (coworking, fablabs), activités artistiques et culturelles, activités commerciales, hébergements d'urgence ou démarches d'agriculture urbaine.
Cette forme d'habitat temporaire, telle qu'elle se déploie aujourd'hui, trouve son origine dans un mouvement initié dans les années 1970 : l'occupation spontanée d'espaces en friche, souvent dictée par la nécessité 2. Ce mouvement a été porté par des collectifs d'artistes en recherche de lieux de création et/ou de diffusion, sous une forme légale ou via le squat. Au fil d'années d'occupations temporaires, ces collectifs artistiques auto-gérés ont acquis la maîtrise des tâches nécessaires au déploiement de leurs projets d'occupation : mise aux normes des bâtiments, allocation des espaces et des usages, gestion quotidienne du lieu, promotion auprès des acteurs du territoire, réponses à des appels d'offres. Ils ont ainsi transformé une expérience militante et alternative en savoir-faire professionnel 3. Des travaux de recherche ont ainsi proposé de considérer le fonctionnement de ces collectifs et de « leurs » bâtiments auto-gérés comme des « communs d'infrastructure », en montrant que ces derniers sont mis au service d'une professionnalité artistique en marge du marché traditionnel de l'art. 4
Depuis une quinzaine d'années, dans un contexte urbain caractérisé par une forte pression immobilière et un besoin croissant d'espaces de travail et de loisir accessibles pour les jeunes actifs et/ou les personnes en situation de précarité, les pratiques d'occupation temporaires suscitent l'engouement des acteurs classiques de l'urbanisme et de l'environnement, lesquels promeuvent une nouvelle notion : l'urbanisme temporaire. Dans ce contexte, une commande publique et privée se développe, à travers la mise à disposition de lieux et la recherche d'opérateurs pour les gérer et les animer. Un nouveau marché émerge, au sein duquel les collectifs militants préexistants se retrouvent en concurrence, non seulement avec des professionnels issus des domaines de l'urbanisme et de l'immobilier qui se positionnent sur ce segment, mais aussi avec des structures inscrites dans le champ de l'ESS et de l'entrepreneuriat social qui se spécialisent dans l'occupation temporaire. 5
Ces nouveaux professionnels jouent un rôle d'intermédiation, entre des propriétaires publics ou privés disposant de bâtiments vacants et des occupants à la recherche d'espaces à des coûts inférieurs à ceux du marché immobilier classique. lls assurent aussi l'entrée et le départ des occupants, dans les délais convenus contractuellement avec le propriétaire (convention d'occupation temporaire, baux précaires, etc.). Ces professionnels de l'intermédiation contribuent directement à la diffusion de la pratique de l'occupation temporaire et à la structuration d'un nouveau marché, au sein duquel ils élargissent leurs fonctions : accompagnement des projets dans le cadre de missions d'assistance, maîtrise d'ouvrage, gestion et animation des lieux, ouverture au grand public, etc.
Des travaux sur le développement de l'urbanisme temporaire à Paris et en première couronne 6 ont montré que la structuration de ce nouveau champ génère des tensions. Ces dernières naissent des différences de valeurs, de représentations et d'ambitions associées aux usages temporaires de l'espace, entre les nouveaux professionnels du secteur lucratif et/ou de l'ESS et les acteurs historiques ou associatifs. Pour ces derniers, le développement de l'intermédiation contribue à complexifier les échanges entre les collectifs et les propriétaires, et à ralentir la recherche d'un lieu adapté à leurs besoins. Ils soulignent aussi un risque d'uniformisation des projets temporaires eux-mêmes, à travers l'application des mêmes « recettes » par quelques gros acteurs de l'intermédiation. Apparaît ainsi une forme de concurrence entre acteurs, à la fois économique, idéologique mais aussi spatiale, à travers la question de l'accès à de nouveaux espaces vacants.
L'institutionnalisation d'un champ de l'occupation temporaire soulève de vrais questionnements du point de vue du déploiement de - possibles - communs urbains. En effet, dans les villes, des intermédiaires permettent à une diversité d'acteurs (artistiques, culturels, associatifs, sociaux) de se réunir dans des espaces vacants, de créer des liens (plus ou moins durables) et de décider des usages d'un lieu en fonction de leurs besoins respectifs. Néanmoins, l'activité de ces intermédiaires introduit des tiers dans la dynamique d'auto-institutionnalisation du commun, avec le risque d'amoindrir la capacité des collectifs à décider de la stratégie d'occupation des lieux. Quelle que soit la nature des acteurs qui y interviennent, la fonction d'intermédiation entre des propriétaires d'espaces (privés ou publics) et des communautés résidentes interroge directement la notion de communs, au sens où l'auto-organisation des communautés ne peut pas être entière. Les intermédiaires déterminent un cadre et interviennent - plus ou moins selon les cas - dans l'organisation, la gouvernance, la gestion et la sécurisation des espaces.
Entre opportunité de nouveaux marchés et accompagnement de nouveaux communs, entre pratiques militantes et démarches entrepreneuriales, les pratiques d'occupation temporaire sont donc loin d'être unifiées. « Objet évolutif » 7, l'habitat temporaire est particulièrement difficile à cerner. Il est modelé par une grande diversité d'acteurs (acteurs publics, entrepreneurs sociaux, structures de travail social, associations militantes...) qui - malgré des identités et des statuts bien différents - coopèrent régulièrement au sein de projets temporaires.
Il en a été ainsi de l'expérience des Grands Voisins menée à Paris de 2015 à 2020. À Marseille, plusieurs projets de lieux de vie temporaires, collectifs et participatifs reposent sur des alliances qui articulent un grand nombre de fonctions (financement, ingénierie de projet, transformation de l'espace et gouvernance, conciergerie solidaire, expertise en innovation sociale, essaimage et capitalisation, accompagnement médico-social...) et une constellation d'acteurs 8 . Comme l'explique Jean Régis Rooijakers, coordinateur de l'association JUST : « On crée des alliances inédites et insolites avec des acteurs comme Yes We Camp et Nouvelle Aube - des Parisiens et des punks à chiens » 9
Que nous disent les pratiques des acteurs de l'habitation temporaire, et les alliances qu'ils nouent pour la mettre en œuvre, sur la possibilité - ou non - de favoriser l'émergence et le déploiement de communs urbains, de quartiers, solidaires ? Où se situe le(s) commun(s) dans ces grands projets associant de nombreux acteurs ?
La Revue EnCommuns a souhaité ouvrir ce questionnement, en recueillant la parole d'acteurs de terrain. Dans cette perspective, nous nous sommes entretenus en décembre 2024 avec Maxime Zaït, chercheur en droit, spécialiste des communs urbains, mais aussi co-fondateur de l'une des principales structures opérant dans le champ de l'occupation temporaire à Bruxelles. À travers l'histoire de cette association créée en 2013, devenue un acteur professionnel du secteur, c'est un aperçu de la trajectoire de l'habitat temporaire depuis dix ans que nous avons voulu donner à voir, depuis les squats d'artistes jusqu'aux formes juridiques et sociales créatives, qui cherchent aujourd'hui à favoriser un habitat abordable, démocratique et solidaire. Ce premier entretien appelle d'autres contributions. Dans les mois à venir, la revue EnCommuns s'efforcera ainsi de relayer les différents points de vue qui s'expriment aujourd'hui dans le champ de l'habitat temporaire.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Bonjour Maxime. Pourrais-tu tout d'abord te présenter ?
Maxime Zaït : Je m'appelle Maxime Zaït, j'ai trente-deux ans, je suis bruxellois et j'ai fait des études de droit à Bruxelles. Aujourd'hui, je passe la moitié de mon temps à travailler en tant que salarié pour l'ASBL Communa 10. L'autre moitié de mon temps, je suis à la VUB, l'Université Libre Bruxelles. J'étais impliqué dans un projet de recherche qui se termine, DOMINIA, sur les communs urbains et leurs rapports aux institutions. J'ai aussi co-fondé COBHA, la Coopérative Bruxelloise d'Habitation, qui a pour but de transposer le modèle suisse des coopératives d'habitants à Bruxelles.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Est-ce que tu pourrais revenir sur la création du projet Communa et sur la manière dont il a évolué au fil du temps ?
Maxime Zaït : Quand j'avais dix-huit ans, j'habitais dans un kibboutz avec Dimitri, qui est aussi co-fondateur de Communa. J'ai vécu là-bas pendant une petite année et j'ai trouvé ça incroyable de vivre dans un modèle socialiste appliqué, radical, même si ce n'était plus ce que c'était dans les années 1950. En rentrant à Bruxelles, on s'est dit que ce serait génial d'habiter dans un endroit similaire, mais en enlevant la composante nationale ou religieuse car je ne suis pas intéressé par ces questions-là. C'était en 2013, on avait 19 ans, on était cinq copains et on cherchait une colocation. Les prix avaient déjà beaucoup augmenté, on n'arrivait pas à trouver. Et, en marchant dans la rue, on a vu tous ces bâtiments vides. On a rencontré, par hasard, des squatteurs au 123 rue Royale, un squat légendaire à Bruxelles. Ils nous ont fait visiter, en nous expliquant qu'ils avaient un contrat d'occupation précaire et temporaire. L'un d'entre eux nous a expliqué : « En fait, on a d'abord cassé la porte, le bâtiment appartient à la région wallonne, et ils sont venus pour essayer de nous mettre dehors. On leur a expliqué qu'en étant là, on leur faisait faire des économies, parce qu'ils ne payent pas de taxes sur la vacance immobilière, on sécurise le bien, on paye les assurances, on s'occupe de la petite maintenance. En fait, ça leur rapporte de l'argent qu'on soit là ! ». Nous, on s'est dit : « c'est brillant comme idée et on pourrait porter ça sous une forme un peu plus présentable ».
On a donc créé une structure associative, l'ASBL Communa. On a fait une brochure, on a organisé une conférence publique et on a obtenu le soutien de quelques acteurs institutionnels. Ensuite, pendant un an, on a fait des mappings de Bruxelles. On marchait dans la rue avec des cartes papier et on identifiait les bâtiments vides. On prenait des photos et on contactait les propriétaires, notamment les institutions publiques, un par un pour leur proposer qu'ils nous donnent des sites. Tout le monde nous disait : « Super votre projet, mais non ! Vous êtes qui ? Qui me dit que vous allez me remettre le bâtiment à la fin ? C'est trop dangereux, c'est trop risqué ». Les pouvoirs publics disent souvent qu'ils veulent faire de l'innovation sociale, mais ne veulent pas prendre de risque. Et puis un jour, on contacte un promoteur immobilier, qui venait de racheter un immeuble à côté de l'Université, un Flamand, qui nous dit : « Ah mais c'est incroyable, moi j'ai des squatteurs dans un de mes bureaux à Gand. Ça se passe super bien, ils sont charmants. Si en plus vous me demandez la permission, mais bien sûr, allez-y ! ». On a donc récupéré une tour de bureau de 8 000 m², la veille de nos examens. Au début, on a juste mis des tables pour étudier, après on a fait une fête d'ouverture et on a posté sur différents groupes pour que des gens nous rejoignent. On était une communauté de 12 personnes, on habitait sur un étage. Dans le reste du bâtiment, on a ouvert des ateliers d'artistes, un skatepark. Il y avait un collectif de sans-papiers qui est venu ouvrir un restaurant d'arrondissement. Il y avait aussi des musiciens flamands qui venaient faire du jam toutes les semaines, on faisait des festivals de trois jours consécutifs ! Ça a duré huit mois et à la fin, on a demandé au propriétaire de nous écrire une lettre de recommandation pour dire que Communa, c'était pro et qu'il fallait mettre à notre disposition des bâtiments vides. On a quitté le bâtiment en temps et en heure, il a fait ses travaux et on est parti avec sa lettre.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : À partir de là, comment est-ce que vous passez d'un projet d'étudiants à quelque chose de plus professionnel ?
Maxime Zaït : On est allé voir d'autres propriétaires avec quelque chose qui était un peu mieux ficelé. On a donc enchaîné avec un deuxième projet dans une villa à Uccle 11. De plus en plus de gens venaient nous trouver pour nous dire : « Moi, j'aimerais bien aussi vivre dans ce genre de truc. Est-ce que vous pouvez m'aider ? ». Et puis des propriétaires commençaient à nous proposer des bâtiments. On a terminé nos études et on s'est dit qu'il y avait un besoin énorme que personne ne prenait en charge, à part des sociétés commerciales dans une logique purement lucrative ; ce qui pose la question de l'ubérisation, ou de l'enclosure, des friches. On a donc décidé de se professionnaliser, de se payer des salaires, afin de pouvoir ouvrir plus de bâtiments. On a expérimenté énormément de modèles, notamment sur la gouvernance. Progressivement, on est passé d'un modèle où on faisait tout en assemblée, où on décidait de tout ensemble - très radical mais aussi radicalement inefficace - à quelque chose de beaucoup plus décentralisé. On s'est formé et on s'est beaucoup professionnalisé à partir de 2016, 2017. Aujourd'hui on a un staff de 45 salariés et on gère une dizaine de sites à Bruxelles. Il y a 300 personnes qui sont hébergées sur les différents sites. Beaucoup de réfugiés ou d'ex sans-abris. Et puis une centaine de porteurs de projets de l'économie sociale et solidaire ou d'acteurs locaux de quartier.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Justement, quelles sont les parts respectives de la dimension hébergement et des autres activités de Communa ? Quelle est l'articulation entre l'habitat et les ateliers de pratiques ?
Maxime Zaït : L'idée de base, c'est de faire de la mixité d'usage. Ce qui semble fonctionner et qu'on pense intéressant, c'est de mélanger les publics. On veut des ressources partagées pour des gens très différents, des lieux de rencontre entre des gens qui pensent différemment, qui viennent de milieux différents et montrer qu'on peut vivre ensemble très bien. Du coup, on mélange.
Dans le détail, si on veut faire une typologie de nos projets, je dirais qu'il y en a de trois sortes. Il y a tout d'abord ce qu'on peut appeler les tiers-lieux - même si je n'ai jamais été particulièrement emballé par le terme. Ce sont des lieux dans lesquels il y a de la mixité d'usages, qui s'adressent en priorité aux gens du quartier. En ce moment, on a par exemple un lieu à Forest 12 où il y a 15 femmes - des femmes en situation de rue, des femmes exilées - qui habitent avec leurs enfants dans une coloc'. Il y a aussi deux espaces de sport avec de la boxe, des activités de tout type, une maison de jeunes, des bureaux partagés, des associations, un studio de rap, des espaces de travail pour des artisans.
Le deuxième type de site, ce sont des logements sociaux vides qu'on réhabilite pour héberger du public sans abri. La logique, c'est toujours qu'on met en place une expérimentation et si ça marche, on la réplique et on cherche à la mettre à l'échelle. À cet égard, on est une sorte de laboratoire de politiques publiques. Il y a 10 % de vacance structurelle dans le logement social, parce que quand il faut rénover un immeuble de 15 appartements, il y a une obligation de reloger toutes les familles. Or, ce n'est pas facile quand le logement social est saturé de reloger 15 familles. Donc ils vont en sortir 2 ou 3 et vider l'immeuble au compte-gouttes. Pour les logements sociaux, gérer cette vacance immobilière cela représente plein de problèmes, ça coûte de l'argent, c'est dangereux. Et en plus c'est vide, ce qui est une honte étant donné les besoins non couverts. Ce qu'on leur propose, c'est que dès qu'un appartement se vide, on le prend en gestion, on fait des travaux avec des boîtes d'insertion socioprofessionnelle avec lesquelles on a l'habitude de travailler, et on héberge des personnes sans abri, qui sont accompagnées par des professionnels du travail social - ce que nous ne sommes pas. Ce qu'on ajoute, ce sont des espaces socio-communautaires où les gens sont de nouveau impliqués dans la gestion du site. En fonction des degrés de vulnérabilité des gens, ils sont plus ou moins impliqués. Il y a des assemblées, il y a des espaces collectifs, ils participent à la vie du site. Et nous, on organise souvent des repas, où les gens font ça avec nous. On a une laverie sociale où les gens peuvent, ensemble, venir laver leur linge. C'est ce genre de petites choses qu'on essaye de mettre au cœur des dispositifs. Ça permet aussi une bonne intégration dans le quartier, parce que quand tu dis qu'il y a 1500 sans-abris qui vont arriver, dont la moitié sont des étrangers, il y a parfois des réactions négatives. Mais quand les gens se rencontrent, ça se passe bien.
Le troisième type de lieu, on l'a lancé il y a deux ans : c'est l'accueil de personnes exilées dans des centres d'hébergement en semi-autonomie. Quand la guerre entre la Russie et l'Ukraine a éclaté, il y avait cette idée qu'il y allait avoir un afflux massif d'Ukrainiens en Belgique. En fait, ça n'a jamais vraiment été le cas, même s'il y a eu du monde. La région a lancé un dispositif d'accueil pour ces personnes et la personne qui pilotait le dispositif voulait - comme il n'y avait pas des moyens infinis - des systèmes en semi-autonomie. De plus, ces exilés ukrainiens n'avaient pas un parcours migratoire très complexe, ils ne sortaient pas de la rue. Ce sont des gens qui, littéralement, ont pris leur voiture, ont roulé deux jours et sont arrivés. On s'est donc dit que ça ne servait à rien de faire des centres où l'on s'occupe de tout, que l'autogestion c'était bien. On a proposé de prendre en charge certains centres, parce que les acteurs classiques, comme la Croix-Rouge, ne savent pas vraiment faire. Ils sont venus nous voir en nous disant : « Nous on fait notre truc, il y a une barquette Sodexho le midi, mais les gens sont déprimés dans ces centres ». On leur a répondu que dans les lieux qu'on gère, ce sont les gens qui font à manger, qui font les activités et qu'on est simplement là pour faciliter le processus. On loge donc à peu près 200 personnes dans ce troisième type de lieu.
Si on revient à la question des communs, ce sont en fait des questions de qualité de gestion qu'on va regarder pour évaluer le succès d'un commun. Un bon indicateur, c'est : est-ce que c'est propre ? Est-ce qu'il y a du papier dans les toilettes ? Parfois, c'est mal vu dans la recherche d'en parler en des termes aussi triviaux, mais il faut bien que ça marche très concrètement. Ces centres, leur degré de propreté et d'organisation est impressionnant. Chaque étage a ses assemblées, ils ont leur propre shift pour le ménage, tu peux manger par terre !
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Et c'est vous qui signez les baux ?
Maxime Zaït : On a un système en cascade. En gros, Communa signe des contrats d'occupation, dont les termes exacts peuvent varier, ce sont des conventions qui nous rendent gestionnaires des infrastructures.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Vous avez aussi un rôle d'assemblier, au sens où c'est vous qui déterminez la mixité des publics ?
Maxime Zaït : En gros, on a un propriétaire qui signe une convention avec nous, il nous délègue le site, et puis nous, on délègue les espaces à des occupants sous convention. En fait, on fait l'interface et les gens n'ont pas de relation avec le propriétaire et le propriétaire n'a pas de relation avec les occupants. C'est nous qui sommes gestionnaire du site. On est une sorte de syndic' des communs. Si je reprends l'exemple des tiers-lieux, notre objectif est que le lieu soit ancré dans le quartier. Au début, on fait des visites du site complètement vide pour les voisins, on organise des activités un peu festives comme des barbecues, parce que pour des réunions les gens ne viennent pas. Souvent, on met des posters sur les murs dans chaque salle et les gens disent : « j'aimerais ceci ou cela ». Après, on prend contact avec les autorités pour essayer d'avoir le maximum d'acteurs locaux qui vont entendre parler de ce nouveau site.
Ce qu'on fait souvent aussi, c'est qu'au lieu de faire des appels à projet, on fait des appels à communs. Cela veut dire qu'on essaye d'éviter que les gens soient en compétition pour l'attribution des salles, en leur disant que plus ils acceptent de mutualiser leur espace, plus ils ont de chances d'être retenus. On essaye de favoriser la coopération entre les acteurs dès le départ pour garder le plus d'occupants possible. C'est nous qui sommes gestionnaires, donc on a des responsabilités : on doit respecter la loi, certaines normes, on n'a pas envie de rendre la vie impossible au voisinage, etc. On restreint donc les possibilités, en essayant d'être clair. Parfois, on imagine le commun comme une page blanche, où chacun va faire ce qu'il veut. Ce n'est pas du tout ça. Il y a des règles du jeu au départ et, dans ce cadre, ça va être à la communauté de s'auto-organiser. Notre job, c'est plutôt de donner les outils aux gens pour faire des réunions qui sont efficaces, convoquer des assemblées générales, aider à mettre en place les shifts, etc. On essaye de ne pas repartir de zéro à chaque fois, sachant que tout le monde n'a pas la science infuse pour la bonne gestion des espaces. Par contre, les gens sont libres de changer les systèmes, on écrit ensemble le ROI, etc.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : On voudrait rebondir sur ce que tu disais en parlant de « syndic des communs ». Dans les communs, la question de la gouvernance est un élément clé. Dans votre cas, il me semble que les résidents, ou les futurs résidents, connaissent souvent le territoire, les associations qui y sont implantées, ses risques, ce qui est possible ou non… On a compris que ces acteurs sont consultés sur les règles de gestion quotidienne, mais ont-ils aussi leur mot à dire sur la stratégie d'occupation et d'assemblage du lieu ?
Maxime Zaït : Je vais prendre des exemples concrets pour te répondre. J'étais le coordinateur du Tri Postal : on avait le rez-de-chaussée d'un bâtiment accolé à la gare du Midi. C'est un quartier de gare, donc il y a un passage énorme et une grande précarité. On a lancé l'occupation avec le comité de quartier, qui était le leader du projet, on s'est associé avec les voisins, on leur a dit à eux et à la municipalité de contacter l'ensemble des acteurs du territoire qui seraient intéressés. On a fait les visites avec eux, on a fait une première réunion en demandant qui serait intéressé pour répondre à l'appel à projet lancé par le propriétaire. Ceux qui sont restés dans la salle sont devenus les co-rédacteurs de la réponse à l'appel. Ensemble, avec toute une série d'acteurs, on a remis une réponse chapeautée par Communa - qui donnait un cachet un peu sérieux - et on a gagné. Quand tu as les voisins, un acteur pro et l'ensemble du secteur associatif et coopératif local, c'est imbattable !
Après ça, on a fait une première étude technique de qui pourrait aller où au vu des besoins : les danseurs veulent un espace avec un mur, l'atelier il faut qu'il ait suffisamment de câblage électrique, etc. En général, tu n'as que quelques options sur la manière de répartir les choses dans les espaces. Donc ensuite, on organise une assemblée avec les occupants en leur présentant les trois possibilités et en leur disant « celle-là, elle est clairement meilleure ». Donc on choisit celle-là et les gens se mettent dans leurs espaces. On fait aussi le montage économique. On dit : « pour payer les fluides, les charges, la coordination et tout ça, il faut mensuellement que ça rapporte X ; sur cet argent, on sait qu'on peut aller chercher tant en subvention Y, donc il reste ce montant-là à répartir entre les occupants ». Les gens participent aussi à la réflexion économique sur cette répartition.
Ce que je viens de présenter, ce sont les cas où tu fais de la mixité d'usage avec d'autres entrepreneurs de l'ESS, des gens qui ont l'habitude de discuter de modèles économiques, de gouvernance, qui comprennent les enjeux. Quand on ouvre des sites avec des personnes sans abris, on ne travaille pas ces aspects-là directement avec ces publics, par contre on travaille avec les associations. En fonction des projets, parfois les acteurs sont hyper intéressés par le fait de participer à toutes ces pré-étapes, parfois ils veulent juste un service ou un bureau pas cher. Par ailleurs, pour les projets en semi-autonomie avec les réfugiés par exemple, ça peut aussi être une charge. La pratique conduit à une sorte de démystification du commun. Certains préfèrent qu'il y ait un service qui fasse le ménage et se dispenser d'assister aux assemblées...
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Qui se dit ça ? Les associations, les migrants...
Maxime Zaït : Il y a de tout. Même les associations parfois, elles aimeraient juste qu'on leur donne des espaces gratuits ou pas chers et ne pas avoir à gérer des choses en plus. En général, ce qui se passe c'est plutôt le contraire : les gens estiment que c'est une richesse d'avoir accès à des espaces mutualisés, à du commun. Par exemple à Youyou, un des sites où on héberge des personnes sans abri, il y a une association qui est venue mettre des poules dans le jardin, dont tout le monde peut s'occuper. Pour les assistants sociaux, c'est parfois des questions en plus qu'ils auraient bien voulu ne pas devoir se poser, mais pour les publics c'est très positif. Malgré tout, le commun c'est aussi plus de gestion, et plus de gestion, c'est pas toujours bienvenu, disons ça comme ça. Parfois dans la recherche, on dépeint un tableau un peu romantisé - et je m'inclus là-dedans. Mais cela fait maintenant plus de dix ans que je vis dans des lieux comme ça et que je les pratique. Il y a toute une dimension de complication, qu'il faut pouvoir nommer.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Bien sûr et c'est pour cela que c'est important de recueillir le point de vue des acteurs de terrain. Mais il y a une différence entre des visions romantisées et des visions où l'on pose des critères de gouvernance, afin de s'assurer que chacun puisse décider non pas simplement de comment on partage le papier toilette mais aussi de la manière dont on va partager l'espace, assembler les lieux, en tenant compte du territoire.
Maxime Zaït : Je suis tout à fait d'accord avec cela.
Le projet Minima (ex-Maxima) à Forest
Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal : Pour revenir à Communa, est-ce que tu pourrais nous parler des différents métiers de vos salariés et nous en dire aussi un peu plus sur le modèle économique de l'association ?
Maxime Zaït : En termes de staff, il y a de tout. On a des constructeurs, des techniciens, des graphistes, des traducteurs, des architectes, des juristes, des comptables. Il y a toutes les professions impliquées dans la gestion de la structure. Quant au modèle économique, c'est assez simple. Il y a les sites qui sont entièrement subventionnés. Ça, c'est tout ce qui touche aux questions sociales et ça ne doit pas bouger. On n'a pas du tout envie que ça passe par d'autres mécanismes que la subvention, parce que c'est une délégation de services publics, en fait. On fait le travail que l'État devrait faire, qu'il n'est pas capable de faire pour plein de raisons : parce qu'il n'est pas assez agile, etc. Ce serait bien que l'État soit plus agile, mais dans la situation actuelle, je crois que c'est une bonne chose que ça soit des acteurs comme nous qui le fassions. Donc tous les sites d'hébergement que j'ai mentionnés, c'est 100 % financé par la puissance publique à travers différentes enveloppes. Pour les Ukrainiens, c'est la région. Pour les personnes sans abri, c'est la communauté.
Les modèles tiers-lieux sont plus compliqués à faire financer par les subventions, parce que les tiers-lieux ça n'existe pas vraiment en Belgique d'un point de vue institutionnel. Donc on prend des enveloppes publiques à gauche, à droite, là où on peut. Parfois, un peu de philanthropie aussi. Par ailleurs, l'idée à Communa c'est qu'en principe tous les occupants payent pour l'utilisation de l'espace. On fonctionne avec des prix conscients suggérés. On dit : « pour que ça fonctionne, il faudrait que tu payes X ; si tu payes Y, c'est mieux ; si tu payes Z, on est dans la merde ». Parfois, c'est aussi cadré par les conventions. Le modèle économique de Communa, c'est donc : une partie en subventions, une partie en fonds propres via les contributions que les gens payent, et puis une dernière partie en consultance, expertise ou accompagnement. En gros, on accompagne la mise en place de projets similaires à ceux qu'on a mis en place : ça va des études territoriales à l'accompagnement technique, en passant par l'accompagnement à la gouvernance.
Les modèles tiers-lieux sont plus compliqués à faire financer par les subventions, parce que les tiers-lieux ça n'existe pas vraiment en Belgique d'un point de vue institutionnel. Donc on prend des enveloppes publiques à gauche, à droite, là où on peut. Parfois, un peu de philanthropie aussi. Par ailleurs, l'idée à Communa c'est qu'en principe tous les occupants payent pour l'utilisation de l'espace. On fonctionne avec des prix conscients suggérés. On dit : « pour que ça fonctionne, il faudrait que tu payes X ; si tu payes Y, c'est mieux ; si tu payes Z, on est dans la merde ». Parfois, c'est aussi cadré par les conventions. Le modèle économique de Communa, c'est donc : une partie en subventions, une partie en fonds propres via les contributions que les gens payent, et puis une dernière partie en consultance, expertise ou accompagnement. En gros, on accompagne la mise en place de projets similaires à ceux qu'on a mis en place : ça va des études territoriales à l'accompagnement technique, en passant par l'accompagnement à la gouvernance.
Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal : Il y a une dimension d'intermédiaire dans ce que vous faites, mais il n'y a pas de commission prise en lien avec votre rôle d'intermédiaire, n'est-ce pas ?
Maxime Zaït : Je ne sais pas si on peut dire « intermédiaire ». Il n'y a pas d'argent qui transite entre les occupants et le propriétaire. L'argent, il transite entre les occupants et nous. C'est nous qui nous occupons de la remise aux normes, du paiement des fluides - sauf si ce sont eux qui payent directement, ça dépend des bâtiments. Et puis il y a le travail de coordination. C'est le service qui est presté. Et comme on est une association, cela finance exclusivement l'association pour qu'elle puisse continuer à rendre ce service, si possible à de plus en plus de gens. Pour ce qui est des lieux, chacun a son propre modèle économique, et chaque occupant a son propre modèle économique. Donc si je reprends l'exemple d'un tiers-lieu, on y trouve à la fois des associations de bénévoles qui ont besoin d'un bureau et qui s'arrangent entre elles pour mettre des pièces dans la boîte ; une association sportive financée par la municipalité ; d'autres qui vendent des biens ou des services ; des artistes qui vendent leurs œuvres. Chacun a son propre modèle et co-finance la coordination du site, en payant des contributions très différenciées en fonction de leurs capacités respectives. Un dernier élément intéressant, c'est la gouvernance de Communa. Juridiquement, on est une association, mais je dirais qu'on fonctionne un peu comme ce que vous appelez SCOP 13 en France. On est vraiment une coopérative de producteurs dans le sens où l'ensemble des salariés de l'association, un peu moins de 50 personnes, sont membres effectifs à partir du moment où ils ont six mois d'ancienneté. Ces salariés élisent un conseil d'administration. Le salaire horaire est le même pour les 45 personnes, à une exception près. Il y a deux ans, on n'arrivait pas à recruter pour la direction administrative et financière, étant donné que ce sont des postes où le marché est hyper tendu. On a donc ouvert cette exception et là, on a commencé à se rendre compte que l'égalité salariale ça ne marchait plus, que ça allait bloquer pour la pérennité de ce qu'on fait. On a donc voté un système de grille salariale basé sur l'ancienneté et la responsabilité. Ce sont les gens qui se positionnent eux-mêmes sur la grille. Puis, un comité tiré au sort valide ou non les demandes des gens. C'est un système un peu complexe, pour lequel on s'est inspiré de MakeSense et qu'on est en train de mettre en place.
Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal : Et vous avez borné les écarts de salaire ?
Maxime Zaït : L'échelle va de 1 à 2. Et en termes de gouvernance, ça fonctionne par cercles. On a comme des départements : le développement, la communication, la technique, l'administration financière, etc. Le fonctionnement est basé sur la sociocratie. Chaque cercle est lié à un premier lien : un coordinateur de son cercle. Et puis, il y a un super cercle qui s'appelle le « cercle rond-point » chez nous, qui rassemble l'ensemble des premiers liens des différents cercles. Les décisions importantes sont prises en assemblée générale une fois par an. On met le budget, la stratégie, les statuts au CA. Pour le reste, tout est décidé sur le terrain, à l'intérieur des cercles, ou à l'intérieur des projets, sur les sites. La coordination entre les cercles se fait via le « cercle rond-point ». Et les coordinateurs sont chaque année, ou même plus si nécessaire, remis en cause, réélus, selon le principe de l'élection sans candidat. On utilise beaucoup tous ces outils de sociocratie ou d'holacratie, qu'on a refondu un peu à notre sauce. Je pense que c'est un enjeu énorme du commun, dont on ne parle pas beaucoup. Dans les milieux que je fréquente et qui s'intéressent à la question des communs, on a parfois l'impression que tout est naturel ou qu'il suffit de discuter. En fait, il y a des principaux généraux de démocratie mais aussi une ingénierie démocratique, ou un art de la pratique de la démocratie. Cela ne se fait pas tout seul. Il faut aussi répondre à un impératif d'efficacité.
Sébastien Broca et Corinne Vercher-Chaptal : Vos inspirations dans la mise en place de ces outils démocratiques, elles viennent d'où ?
Maxime Zaït : On pioche un peu partout. En Belgique, il y a Collectiva et l'Université du Nous, qui existe du reste en France aussi. Il y a également les approches plus orientées business au départ : l'holacratie, le livre de Frédéric Laloux Comment réinventer les organisations. Leurs outils sont géniaux, mais ils ne font pas de différence entre une association et une société anonyme. Si on met la gouvernance partagée au service de la croissance du capital, ce n'est pas vraiment la même chose... Et en même temps, d'un certain point de vue, peu importe. L'outil de gouvernance est intéressant en soi et nous, on a essayé de chercher les meilleures pratiques. Quand les gens qui gèrent des entreprises dont le but est l'accumulation capitaliste utilisent des outils de gouvernance partagée, ces outils m'intéressent parce qu'ils sont passés par le filtre de l'efficience. Ce sont des choses qui sont fonctionnelles.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : On voulait aussi t'interroger sur le modèle de l'occupation temporaire, ce qu'il fait aux villes et aux parcours professionnels des acteurs. Est-ce que ce modèle n'est pas contestable, par exemple lorsqu'une structure comme la vôtre arrive et évince, ou entre en concurrence avec, d'autres pratiques d'occupation, comme le squat par exemple ?
Maxime Zaït : On ne prend jamais un bâtiment qui est squatté. Sauf - et c'est déjà arrivé - si c'est à la demande de squatteurs, qui viennent nous voir en nous disant que leur occupation ne va pas tenir.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Pourquoi viennent-ils vous voir ? Ils craignent d'aller à la négociation directement avec le promoteur ?
Maxime Zaït : Oui, ou parce qu'ils manquent de certaines connaissances techniques. Mais en fait, il y a un peu un faux débat dans toute cette histoire. Ce sont des questions théoriques intéressantes, mais en pratique ce qui se passe - du moins pour ce que je connais à Bruxelles - c'est surtout l'inverse. On met en scène une guerre entre les squats et l'occupation temporaire, mais cette guerre n'existe pas. Ce ne sont pas les mêmes bâtiments, pas les mêmes propriétaires, pas les mêmes projets. Si on simplifie, il existe deux types de squats. Il y a les squats d'artistes, avec des gens qui ont un capital culturel élevé et qui font ça parce que c'est chouette et qu'ils peuvent se le permettre. Et puis, il y a les squats de migrants ou les squats sous-marins, qui peuvent avoir des revendications politiques ou vouloir juste la discrétion et la paix. Pour ce qui est de cette deuxième catégorie, ils adoreraient passer par nous. Ils ne veulent pas squatter. Pour eux, le squat est un état de nécessité. Ils préféreraient qu'il y ait un encadrement, que ça soit mis aux normes, qu'ils aient une garantie temporelle. Squatter, c'est extrêmement précarisant. Les publics sans abri qu'on héberge dans nos différents sites, certains ont squatté auparavant et ils sont bien plus contents d'être là, d'avoir un appartement aux normes, de savoir qu'ils vont pouvoir y rester trois ans, d'avoir une réouverture de leurs droits, de toucher le RIS 14et sur ce RIS, de devoir un payer un « loyer » qui est trois fois moins cher que les prix du marché. C'est une manière de réinsérer les gens dans la société et ils ne demandent que ça ces publics-là. Quant au premier type, ceux qui s'encanaillent en squattant et trouvent que c'est une expérience de vie, je ne leur enlève pas ça, je l'ai fait aussi. En revanche, quand on met en scène le fait que l'occupation temporaire viendrait arracher les squatters à leurs lieux ou les forcer à payer, ce n'est pas vrai. Les gens, souvent des artistes, qui ont des petits moyens et qui squattent souvent parce qu'ils ont une revendication politique contre la propriété, on les laisse faire leur truc, que je trouve super intéressant. Souvent, sur le long terme, ils finissent par perdre, parce que ça n'existe pas des squatters qui squattent indéfiniment des propriétés. À moins d'aller vers les modèles dont on va parler après, d'anti-spéculation ou de propriété collective, dans lesquels les gens payent.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Donc l'opposition entre squat et occupation temporaire et un faux débat selon toi ?
Maxime Zaït : Le fait que les gens payent pour l'espace, ce n'est pas le plus intéressant. La question, c'est : quel montant ? Pourquoi ? Pour qui ? Nous, on est contents que les lieux qu'on occupe soient safe et remis aux normes. Qu'il faille un peu payer pour ça, ce n'est pas en soi une mauvaise chose. Payer, ce n'est pas grave. Il faut juste éviter de payer des montants exorbitants. Le problème aujourd'hui, ce n'est pas qu'on paye pour avoir accès à un espace : on paye pour plein de biens et de services. Ce n'est pas en soi mon combat que tout soit gratuit. Parfois, on confond la question du droit au logement avec la gratuité. La question, c'est de savoir comment on organise l'accès à ce droit. On accuse parfois aussi l'occupation temporaire de contribuer à la gentrification. Tu as toi-même beaucoup évoqué la question de la mixité des publics. Est-ce que cette mixité est réelle ? Comment faire en sorte qu'elle fonctionne ? Je crois qu'il y a un enjeu de programmation, il y a aussi un enjeu d'ancrage local dès le début du projet. Mais avant toute chose, je pense qu'il faut revenir deux pas en arrière sur la question de la gentrification. Vous connaissez Booba, le rappeur ?
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Oui.
Maxime Zaït : Il dit : « Quand je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l'immobilier ». Donc, on va commencer par cette citation. On a ouvert plein de sites dans des quartiers riches, où la question de la gentrification ne se pose pas. J'ai déjà entendu des gens dire que Les Grands Voisins ou Les Cinq Toits, à Paris, ça avait gentrifié. En fait, ce sont des projets menés dans des arrondissements bourgeois, donc ils ne gentrifient rien du tout ! Ils amèneraient plutôt des pauvres chez les riches. Souvent, l'occupation temporaire c'est ça : amener des pauvres chez les riches. Lorsque la question de la gentrification se pose, dans les quartiers populaires, il faut se demander quel public l'occupation vise, quelle programmation elle amène et qui capture la valeur finale. Si on est dans un quartier populaire et qu'on fait de l'hébergement pour personnes sans abri et que le bâtiment est finalement acheté par une foncière solidaire anti-speculative, il n'y a pas de gentrification. Si tu montes un projet qui attire les artistes squatteurs dont on parlait il y a quelques instants, peut-être que la question se pose déjà un peu plus...
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Parce que les artistes squatteurs vont faire monter les prix ?
Maxime Zaït : Oui, on pourrait dire : « regardez, ce sont des bobos qui arrivent dans un quartier populaire et qui font monter les prix ». Mais je pense que ce n'est pas du tout aussi simple. Là encore, il faut recontextualiser le problème. Le principal responsable de la gentrification, c'est la puissance publique qui ne plafonne pas les prix et qui n'encadre pas ce qui se passe. Il y a plein de facteurs qui expliquent pourquoi la valeur foncière d'un quartier augmente. Le principal est rarement l'occupation temporaire, qui dure un an et demi et où les gens viennent boire des bières. En général, ce sont plutôt des infrastructures, l'arrivée d'un métro, la construction d'un parc, qui font monter les prix. Et puis il y a une classe moyenne demandeuse d'espace qui va venir dans des quartiers populaires où, il n'y a pas longtemps, personne ne voulait vivre. Et il y a un promoteur immobilier qui a acheté à un certain prix et qui va revendre à un autre : lui non plus n'est pas responsable, c'est son business model, il fonctionne comme ça. L'acteur qui ne fait pas son boulot, c'est la puissance publique parce qu'il y a plein d'outils qui existent. Si, par exemple, tu construis suffisamment de logements sociaux, tu as une mixité sociale qui s'installe et tu as déjà réglé une partie de la question.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Dans certains arrondissements, la puissance publique parvient à faire atterrir ses projets en faisant des partenariats public-privé : c'est parce que certains lots sont réservés à des publics ayant des revenus importants que les loyers des autres peuvent être baissés. Et quand tu fais débarquer dans un quartier très pauvre des populations à hauts revenus, vont s'installer d'autres types de commerces, etc.
Maxime Zaït : C'est une question de proportion. On n'est pas favorable à ce qu'il y ait des quartiers « 100 % pauvres ». Tant mieux qu'il y ait une forme de mixité. Les questions qui comptent, c'est : est-ce qu'on arrive à préserver une série de commerces locaux, qui sont importants pour les gens ? Est-ce qu'il y a suffisamment de logements pour tout le monde ? Pour revenir au sujet des squats et des occupations temporaires, parfois, tu en as qui sont complètement aveugles à ces questions, qui s'installent dans un quartier, qui font une programmation qui n'a rien à voir avec le territoire, qui vont emmerder les voisins, faire du bruit toute la nuit, vendre de la bière chère pour attirer un certain public. Est-ce que pour autant ils sont une cause importante de gentrification ? J'aimerais voir ça de manière empirique, pour savoir si ce n'est pas fantasmé. Je pense surtout que ce sont de mauvais projets.
À Communa, nos projets ont toujours pour ambition de s'insérer harmonieusement dans le quartier et d'être utiles aux voisins. Et les projets sont différents en fonction des communes. Entre un projet à Watermael-Boitsfort, qui est une commune très jolie, verte, plutôt cossue, et des projets dans certains quartiers d'Anderlecht ou de Molenbeek, cela n'a rien à voir parce que les environnements urbains sont très différents. On ajuste la programmation, on communique avec les gens. Et par ailleurs, sauf pour les tous premiers projets dont j'ai parlé tout à l'heure et sur lesquels on n'avait pas vraiment la main, on a presque toujours travaillé soit avec un propriétaire public, soit avec des foncières solidaires 15. Donc quand on me dit « vous gentrifiez », alors qu'on occupe des logements sociaux avec des personnes sans-abris et que ces logements sociaux vont ensuite le rester, je ne sais même pas de quoi on me parle ! On a aussi des sites (deux), où on occupe des bâtiments qui sont achetés par le Community Land Trust de Bruxelles. On fait la phase temporaire, sur plusieurs années, le temps qu'ils aient leur permis, etc. Ensuite, ils rasent ou ils rénovent et ils font des logements en acquisitions anti-spéculatives. On est donc super content d'avoir contribué à ces projets. Mais comme il y a une palette devant le bâtiment et des loupiottes orange, les gens pensent que c'est de la gentrification... C'est surtout une question d'esthétique, parfois de narratif. Je trouve qu'on mélange parfois un peu les genres dans la critique.
Le projet Tritomas à Watermael-Boisfort
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : On voudrait maintenant aborder la question de la transition du temporaire vers des formes plus pérennes. Très concrètement, le jour où des structures qui accueillent des migrants ou des réfugiés ferment, comment est-ce qu'on gère cela avec ces publics ? Et pour ce qui est des lieux plutôt culturels, qu'est-ce que cela a comme impact sur les trajectoires professionnelles à long terme des résidents ?
Maxime Zaït : Tout d'abord, je dirais que je suis en fait plutôt contre le temporaire ! Si on fait du temporaire, c'est surtout parce qu'on n'a pas les moyens dans l'économie capitaliste actuelle d'avoir accès à des espaces pérennes pour faire ce qu'on fait, parce que les modèles économiques sont trop faibles. On propose des espaces à des gens qui n'ont pas les moyens de se les payer. Les gens viennent chez nous parce que ce n'est pas cher. Et ce n'est pas cher parce que c'est temporaire.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Mais est-ce qu'il y a des espaces qui sont encore libres ? Beaucoup d'espaces sont pris par ces occupations temporaires ?
Maxime Zaït : Non, c'est anecdotique. À Bruxelles, où on est l'un des plus gros acteurs, on loge 300 personnes. Il y a plein de raisons qui expliquent la vacance immobilière - ce serait une autre discussion, assez complexe. Toujours est-il que les acteurs qui cherchent des espaces à long terme, ce n'est pas dans les espaces vacants qu'ils vont les trouver, c'est sur le marché « classique », mais celui-ci est souvent devenu trop cher pour eux. Alors par défaut, comme ils ne veulent ou ne peuvent pas ouvrir des squats, ils viennent trouver des acteurs comme Communa. Et souvent d'ailleurs on leur répond que ce qu'on fait ne va pas leur convenir. En revanche, c'est génial pour des gens qui démarrent une activité et qui ne peuvent pas prendre un bail sur six ans. Le temporaire leur permet de développer quelque chose et ils savent dès le départ que le site va durer deux ou trois ans - souvent, ça dure un peu plus que ce qu'on a annoncé au départ. À la fin de cette période, soit ils arrêtent parce qu'ils en ont eu assez ou se sont cassés la gueule. Quant à ceux qui survivent ou ont réussi, soit ils vont vers le marché « classique » ou des structures publiques parce que leur modèle économique le leur permet, soit ils sont restés fragiles et continuent dans du temporaire avec nous ou avec d'autres acteurs. Ce n'est pas un cadre idéal. Je défends le temporaire comme outil pour faire quelque chose d'utile, immédiatement, au lieu de laisser un espace vide. Mais il y a une série de contraintes, c'est certain.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Et quels sont les outils qui existent pour aller vers des choses plus pérennes ?
Maxime Zaït : Quand les projets marchent vraiment bien et qu'on veut pérenniser les pratiques, il y a deux manières de faire. La première, c'est la maîtrise d'usage. En expérimentant des choses sur le terrain, on peut faire des recommandations aux acteurs qui viennent après nous, pour le projet pérenne. Ça, c'est tout à fait intéressant. On a plein d'exemples de cela, surtout avec des bailleurs publics. Il y a un lieu où on a amené des machines à laver parce que les femmes qui habitaient là trouvaient que la laverie était trop loin. Donc, avec un partenaire, on a commencé par fournir des machines à laver et puis, comme tout le quartier venait faire sa lessive, on a ouvert une petite salle temporaire mise à disposition. Finalement, dans le plan de rénovation des logements, ils ont intégré une grande laverie pérenne, qui n'était pas prévue au départ. Dans un cas comme celui-là, ce n'est pas nous qui gardons la main sur la gestion, mais l'usage demeure. La deuxième forme de pérennisation, c'est de racheter des sites. On a un projet en cours à Forest, sur un site de 6000 mètres carrés. On a créé une foncière qui s'appelle Fairground, qui rassemble une dizaine de structures de l'économie sociale, du logement, du sans-abrisme, et qui a pour but de racheter des biens sur le modèle des Community Land Trust 16; soit un démembrement briques/sol qui permet de sortir des biens du marché pour toujours. On est financé avec de l'argent citoyen et institutionnel. Sur le site de Forest, on rachète une partie avec Fairground grâce à des fonds européens pour pérenniser la colocation solidaire dont je vous ai parlé tout à l'heure. On est en train de voir si on pourra aussi racheter l'autre partie. Cela pose néanmoins une question : étant donné que ce sont des bâtiments qui appartenaient à la puissance publique, on peut se demander en quoi il est judicieux de racheter avec de l'argent citoyen quelque chose qui appartient déjà au public ! Sauf que comme on vit dans un monde néolibéral où la puissance publique doit renflouer ses caisses, y compris en vendant du patrimoine public (ce contre quoi on devrait se battre), ils vendent de toute façon. C'est nous, ou ils vendent au privé. Donc on fait une emphytéose : le sol reste dans les mains du public et on rachète la brique.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Ce qui pose la question de l'articulation entre le monde des communs et la puissance publique...
Maxime Zaït : Ce qui m'intéresse, c'est cela : trouver la bonne imbrication pour fabriquer des politiques publiques utiles, entre les pratiques du commun et les pratiques de l'institution ; parvenir à faire se rejoindre les deux intérêts, qui devraient en fait aller dans le même sens. Les communs existent dans un monde qui fonctionne sous le joug de la propriété, ou de l'ordre propriétaire. Face à ce constat, une première option, c'est le squat, qui est souvent une manière de revendiquer une guerre à la propriété. Ça se fait, ça va continuer même si on peut s'attendre à une répression de plus en plus forte. Le squat, c'est souvent idéologiquement contre la propriété, comme les artistes militants dont on parlait tout à l'heure, mais c'est parfois aussi parce qu'on ne peut pas faire autrement : les squats de migrants, ils aimeraient bien s'en foutre de la guerre à la propriété. Ce modèle anti-propriétaire a ses forces et ses faiblesses. C'est gratuit, tu apprends plein de choses, tu crées des réseaux de solidarité. En revanche, à un moment le bâton revient, tu es mis dehors et les propriétaires finissent toujours par gagner, ou presque. On pourrait dire : il y a des contre-exemples comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Mais une fois que l'État n'envoie plus la police, on leur demande tout de même de rentrer dans une case institutionnelle. Laquelle ? Il y a aussi ce que j'appelle la technique de l'autruche, qui est d'une certaine manière ce que fait l'occupation temporaire. On met la propriété entre parenthèses pendant un temps, durant lequel il n'y a plus de demande de rente. Le propriétaire permet l'utilisation de son bien et on peut mettre les usages au centre. On fait alors plein de choses qui sortent un peu des modèles économiques traditionnels de la propriété, on expérimente, mais à un moment l'ordre propriétaire revient et impose de développer des « vrais » projets, avec du « vrai » argent, des « vrais » loyers, etc. À ce moment-là, soit on se dit qu'on a fait du chouette boulot pendant un temps et on s'en va ; soit on veut rester et donc on rachète, en acceptant de s'inscrire dans le circuit de la propriété. Ce qui débouche sur une troisième catégorie : ce n'est plus contre la propriété, ce n'est pas non plus la propriété entre parenthèses, c'est hacker la propriété. On essaie de faire un jiu-jitsu avec la propriété, de retourner la propriété contre elle-même. C'est ce que font les foncières solidaires, le Mietshäuser Syndikat en Allemagne, les coopératives d'habitants, les Community Land Trust. On peut faire un panorama de ces différentes approches économiques et juridiques, qui peuvent être plus ou moins efficaces et en capacité d'être mises à l'échelle. Moi, c'est ça qui me passionne. L'idée, c'est de garantir pour toujours la fonction sociale de la propriété.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Est-ce que tu pourrais donc préciser un peu les différents instruments qui existent au sein de ce troisième modèle de hacking sur la propriété ?
Maxime Zaït : Ceux qui m'ont d'abord beaucoup frappé, ce sont les créateurs du Mietshäuser Syndikat à Fribourg en Allemagne. Ce sont des squatteurs, au sein d'un quartier squatté, qui décident de racheter leur bâtiment, parce que ça ne coûtait pas très cher. Ils se font d'abord insulter, traiter de « social-traîtres » et puis vingt ans plus tard, il ne reste plus qu'eux dans le quartier. Tous les autres se sont fait virer, tout est gentrifié, sauf leur site qui est resté le même en substance. En fait, ils ont utilisé le droit des affaires. Ils ont créé une société privée classique, de type SARL, qui a deux actionnaires : une association composée des membres habitants et une structure qui regroupe l'ensemble des associations d'habitants qui s'inscrivent dans ce réseau, le Mietshäuser Syndikat. L'association des habitants, elle est responsable de tout : amener l'argent, construire le projet, gérer le projet, etc. Le seul moment où l'autre actionnaire, le Mietshäuser Syndikat va intervenir, c'est au moment où il y a une revente. À ce moment-là, comme il dispose de 50 % de la société, il bloque systématiquement tout projet de revente. C'est donc une manière de hacker un outil capitaliste par excellence, la société à responsabilité limitée, pour lutter contre l'augmentation des prix du foncier.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Et c'est un exemple isolé ou cela existe ailleurs ?
Maxime Zaït : Il y a, je crois, 194 bâtiments, qui sont inscrits dans le Mietshäuser Syndikat en Allemagne. Cela a essaimé en Autriche, en Suisse. En France, il y a Le Clip qui fait la même chose, mais c'est beaucoup plus petit, une petite dizaine de sites. Maintenant ils veulent en ouvrir un en Belgique, donc c'est un système qui fonctionne bien et qui s'étend, même s'il a aussi ses points faibles, Un autre modèle, c'est celui des Community Land Trust. Ça vient des activistes afro-américains pendant la ségrégation qui luttaient pour les droits civiques. Ils se faisaient mettre dehors par les propriétaires blancs, qui ne voulaient pas qu'ils militent. Ils ont alors fait des voyages : ils ont été en Inde, ils ont aussi été dans les kibboutz et ils ont adapté le modèle de séparation sol/briques aux États-Unis en constituant les premiers Community Land Trust. Le sol reste dans les mains d'un trust, d'une fondation qui ne peut jamais revendre et qui est composée de manière suffisamment large pour garantir cela. Les bâtiments appartiennent en revanche à des individus privés ou à des coopératives. Ce modèle-là, très important aux États-Unis puis en Angleterre, se développe en Europe continentale et notamment en Belgique, où on est très avancé là-dessus. C'est ce qui a donné en France les OFS (Office du Foncier Solidaire), qui sont venus s'inspirer de ce qui se faisait en Belgique, même si c'est dans une version très jacobine où l'État pilote les OFS, là où en Belgique et dans le monde anglo-saxon, le Community Land Trust se définit par une gouvernance tripartite, associant la puissance publique, les citoyens et les habitants. En France, il n'y a que la puissance publique. C'est donc une version très étatisée, mais qui reste néanmoins dans cette catégorie du jiu-jitsu, où on utilise la propriété contre elle-même. En revanche, dans cette version française, on n'évite pas un right to buy à la Thatcher, qui permet à la puissance publique du jour au lendemain de vendre l'entièreté du patrimoine public. Il y a aussi les coopératives d'habitants, que je trouve particulièrement intéressantes. C'est inspiré du modèle suisse, qui existe aussi à Vienne, en Allemagne et dans les pays nordiques. Les habitants sont à la fois propriétaires et locataires, ou ni propriétaires ni locataires. Ils sont actionnaires-sociétaires de la coopérative, ce qui leur donne le droit de louer un logement à cette coopérative. Ils payent donc des loyers à coût réel, qui ne vont pas augmenter dans le temps, puisqu'ils n'ont aucun intérêt à augmenter leur propre loyer. Et quand ils sortent, ils récupèrent les parts qu'ils ont mises au départ, sans plus-value. Souvent, c'est aussi une manière de favoriser une gestion collective, avec des espaces mutualisés, une laverie commune, une salle commune, une cuisine commune, une salle d'escalade... J'ai vu en Suisse des trucs ahurissants, ils construisent des quartiers entiers de manière coopérative. À Zurich, c'est presque 30 % de la ville.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : C'est beaucoup, au sein d'une ville très prospère ?
Maxime Zaït : Oui et on peut aussi prendre cela comme une illustration de l'idée qu'il faut normaliser les communs ; pasau sens où ils perdraient leur dimension militante ou l'objectif de changer le monde, mais au sens où on ne les remarque même plus. J'aime bien cette idée qu'il y a trois maisons, deux sont des coopératives et tu ne le vois pas de l'extérieur parce que ça concerne tout le monde. Aujourd'hui, on est trop souvent dans des discussions où on parle beaucoup d'esthétique. On juge la solidité militante ou la capacité transformatrice d'un espace sur des codes esthétiques, là où il me semble plus intéressant que tout le monde ait envie de passer du temps, ou d'habiter là, sans être militant ou activiste. Cela ne veut pas dire que ce n'est pas bien qu'il y ait des espaces activistes, au contraire. Mais on ne peut pas attendre que toute la société soit composée d'activistes pour que les communs prennent de l'espace.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : C'est intéressant parce que des lieux comme Les Grands Voisins ou Césure à Paris, il y a effectivement une esthétique particulière et on peut se demander en quoi elle est nécessaire . Différentes catégories de population ont envie d'avoir leurs espaces. C'est chouette qu'ils existent et moi-même je les fréquente et je les apprécie. Mais j'aimerais que la dimension esthétique ne soit pas une barrière pour venir ou ne pas venir.
Maxime Zaït : En effet, l'esthétique adoptée par certains lieux connote tellement la bourgeoisie culturelle, que cela peut avoir un aspect excluant pour certains publics. Ce sont des discussions que j'avais eues à l'époque, lorsqu'on faisait des aménagements dans l'un de nos sites où l'on ouvrait un café. J'avais un copain, sans papiers, qui habitait dans le bâtiment avec nous et qui était très impliqué depuis longtemps dans le projet. Je lui demande comment il imagine les choses. Il me répond : « on peint en blanc, on met des néons et deux écrans plats pour pouvoir regarder le foot ». Je lui dis : « Mais mec, ça va pas ! ». Et en fait, le franc est tombé pour moi 17ce jour-là. J'amène toute une esthétique qui n'irait pas dans un endroit comme ça, et lui se foutait de notre gueule en disant que c'était un truc de clochards les palettes... Il avait envie que l'espace soit beau, soit propre, soit un marqueur d'ascension sociale. Ce qui est intéressant aussi, c'est que nos lieux mélangent deux types de marginaux : les gens qui sont marginalisés par le système et qui veulent y rentrer ; les gens qui sont bien dans le système et qui veulent en sortir. Ce sont les deux types de public qu'on rencontre dans nos espaces et aussi ceux qu'on retrouve dans les squats dont je parlais tout à l'heure.
Le projet Youyou à Molenbeek-Saint-Jean
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Pour finir, parlons un peu de tes activités de recherches. On voulait tout d'abord rebondir sur ce que tu as dit tout à l'heure à propos des kibboutz qui, pendant longtemps, étaient des projets évoqués comme modèles ou inspirations par des figures du socialisme libertaire, comme Martin Buber par exemple. Qu'est-ce qui subsiste aujourd'hui de ces utopies passées, qui semblent aujourd'hui complètement balayées, notamment par l'actualité dramatique que nous connaissons ?
Maxime Zaït : Sur les kibboutz, il y a des travaux très intéressants de quelqu'un qui s'appelle Menachem Rosner. Il a écrit un article fabuleux qui explique pourquoi ça a marché, alors que ça n'aurait jamais dû marcher. Il revient sur toutes les conditions spécifiques du développement du pays. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'il ignore totalement la théorie des communs qui, en fait, explique pourquoi ça a marché ! Lui-même a été impliqué dans les kibboutz toute sa vie et il relit ça à l'aune du libéral qu'il est devenu, en expliquant pourquoi les kibboutz ont fonctionné un temps et pourquoi il est normal que ce miracle s'arrête. Sauf que quand tu lis Ostrom ensuite sur les design principles 18 1920tu comprends que c'est cela qui explique pourquoi ça a marché. Cette question des design principles est centrale et trop souvent négligée. Pendant un an, j'ai fait un tour d'Europe des communs où je suis allé voir plein de sites pour essayer de comprendre leurs modèles économiques, de gestion, etc. Parfois, on est tellement dans la métaphysique des communs et de leur potentiel transformateur, qu'on en oublie les principes fondamentaux qui déterminent ce qui peut marcher. À ce titre, les travaux d'Ostrom restent très solides à mon avis. Participer à la gestion de sites me conduit souvent à revenir à ces textes, parce qu'évidemment, si tu n'as pas une manière de prendre en charge les conflits, si tu ne fais pas de suivi, ça bloque. Parfois, la grammaire du commun s'éloigne du cliché qu'on peut avoir en tête.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Ce qui compte, ce n'est pas seulement l'existence de règles, c'est que ces règles soient négociées.
Maxime Zaït : Tout à fait. J'ai découvert Ostrom, ça a été une révélation, parce que j'ai participé à créer Communa pendant des années sans connaître le concept. Ensuite, j'ai abordé la question par le biais du droit, sur la question de la propriété. Mais là aussi, c'est lié à des enjeux pratiques, parce qu'on a pris cette question dans la figure plusieurs fois, parce qu'on voulait aller plus loin, qu'on en avait assez de sortir de nos sites à chaque fois. Tout à l'heure, j'ai présenté trois modèles : contre la propriété, la propriété entre parenthèses, hacker la propriété. Le quatrième modèle, que j'aborde plus sous l'angle d'une recherche prospective, ce serait d'aller vers des formes alternatives de propriété ou même des alternatives à la propriété. Cela va de Proudhon - qui est peut-être une référence un peu dépassée - à Pierre Crétois ou Sarah Vanuxem : toutes ces réflexions sur le droit de propriété et la nécessité de le reconceptualiser, changer le Code civil, inventer des nouvelles formes de droit de propriété. Dans la réalité de terrain, je ne peux pas parler de ça et j'ai l'impression qu'avec le droit comme il existe aujourd'hui, on peut déjà faire énormément de choses. Parfois, on a tendance à vouloir inventer du droit, alors qu'on a peut-être déjà les outils suffisants pour faire beaucoup de choses. Néanmoins, c'est un chantier passionnant de travailler sur de nouvelles formes juridiques pour les communs, parce qu'aujourd'hui on doit bricoler et parfois, à un moment donné, ça bloque
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Cela rejoint aussi ce que tu disais auparavant sur Notre-Dame des Landes, où on a l'impression qu'il faudrait peut-être de l'innovation institutionnelle.
Maxime Zaït : Pour moi, les postures anti-institutionnelles sont un peu vides de sens. De toute façon, tu dois te confronter aux institutions. Les communs ne sont pas isolés du monde. On doit réussir à créer les formes qui conviennent. Par ailleurs, certaines demandes de la puissance publique ne sont pas illégitimes ; d'un certain point de vue, il est assez normal de demander à des projets de rentrer dans des « cases ».
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : On peut terminer sur une note un peu prospective. Depuis ta position, comment tu vois les perspectives en Belgique et ailleurs ?
Maxime Zaït : Il y a une effervescence autour des communs. L'occupation temporaire qui était un truc qui n'existait pas il y a 10 ans est devenue un secteur à part entière. Il s'institutionnalise, pour le meilleur et pour le pire. On aurait du reste aussi pu discuter de cela, du soutien de la puissance publique au développement de ces projets d'occupation temporaire. Une bataille en cours, c'est de savoir si la puissance publique soutient le commun ou une approche purement marchande. Nous on essaie de se solidifier pour défendre une vision de l'urbanisme temporaire par les communs, pour les communs. Il y a plein de choses à faire : mettre des clauses sociales dans les marchés publics d'attribution des bâtiments vides, qu'il y ait des incitations pour les propriétaires d'accéder à certaines structures, des enjeux de labellisation... Au-delà du temporaire, le secteur des foncières solidaires se développe, en France comme en Belgique. Pour moi, c'est aux commoners aujourd'hui d'être capable de s'inscrire dans des perspectives pérennes sérieuses, d'arriver à proposer des alternatives crédibles. Notre méthode de travail, je pense qu'elle tient la route : on expérimente, si ça marche on réplique, si on réplique on fabrique une politique publique. On se positionne donc comme un allié de la puissance publique dans le développement de l'innovation sociale, qui démocratise la ville, qui la rend plus abordable.
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Quand tu dis « si ça marche », qu'est-ce qui le valide ? Quel est le critère ?
Maxime Zaït : Cela dépend des projets. Pour la question des sans-abris, c'est presque cynique. On se retrouve dans des situations aujourd'hui où un sans-abri à la rue, il coûte plus cher qu'un sans-abri logé. En fait, louer un appartement, ça coûte autant que le nettoyage, la police, les frais de justice et tout ce qui va avec la gestion du sans-abrisme pour la société. Donc en fait, loger des gens, c'est mettre en place des politiques publiques morales, évidemment, mais aussi efficace en termes économiques. Il faut être capable de parler aussi ce langage à l'institution. Loger des gens dans des bâtiments vides, c'est efficace, utile, humain : ce sont des politiques publiques à déployer à large échelle. Pour les tiers-lieux, les critères de réussite sont évidemment différents ; pour les réfugiés, c'est leur capacité d'intégration dans la société...
Sébastien Broca - Corinne Vercher-Chaptal : Dans tous ces secteurs se déploie aussi le social business, qui n'est pas ce que vous faites. Quel est pour toi le garde-fou, qui vous empêche d'aller vers cela ?
Maxime Zaït : Nous on a tout simplement une forme juridique qui nous empêche d'en faire. On est une association, l'ensemble des bénéfices, s'il y en a, sont réinvestis dans la structure. On est une structure non capitaliste. Si on était là pour faire du profit, on ferait autre chose. Ce qui fait que les gens sont là, c'est parce qu'ils y trouvent du sens, parce qu'ils y trouvent un sentiment d'appartenance, une communauté. Et c'est parce qu'on s'amuse bien.
Cofondateur de Communa et chercheur à la Vrije Universiteit Brussel
Professeure en gestion
Sociologue
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