Jean-Fabien Spitz
Philosophe
Dans ce texte, Jean-Fabien Spitz propose une recension de trois ouvrages, qui interrogent les conditions de la liberté et remettent en question la liberté « libérale », conçue comme absence d'entrave. La question des communs en découle. En effet, historiquement, les communs sont une modalité du contrôle démocratique des ressources matérielles et symboliques nécessaires à l'existence de la communauté. Sans ce contrôle, il n'y a pas de liberté possible, puisque l'on risque toujours d'être soumis à la domination de ceux qui possèdent ces ressources. Les communs sont donc une réponse politique et économique aux problématiques de la liberté, telles qu'elles sont ici présentées par l'auteur du point de vue de la philosophie politique.
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Les trois ouvrages dont le présent article tente de rendre compte et d'analyser les propositions traitent tous des conditions de possibilité d'une libération réelle des individus dans les sociétés post féodales ou post aristocratiques, nées des révolutions euro-atlantiques de la fin du XVIIIe siècle. L'argument essentiel sera ici que la conception proposée par Quentin Skinner, la « liberté comme indépendance », est profondément défectueuse et échoue à répondre aux arguments que lui opposent les tenants d'une conception « libérale », qui redéfinit la liberté non plus par l'indépendance mais par l'absence d'obstacles à l'exercice de notre volonté.
La raison de cet échec, comme on va tenter de le montrer, est que Q. Skinner sépare le concept d'indépendance de ses conditions matérielles pour en donner une interprétation purement institutionnelle, qui la réduit à la participation à la confection des lois auxquelles les citoyens sont appelés à obéir. Il est ainsi incapable de répondre à l'objection selon laquelle l'indépendance à laquelle il fait appel - se gouverner soi-même - est une impossibilité radicale au sein d'une société civile dans laquelle la volonté de la majorité s'impose à tous. Pour accéder à une forme d'indépendance et donc de liberté dans une société post aristocratique fondée sur l'égalité des droits, il ne suffit donc pas d'être électeur, d'être représenté. Il faut aussi que les intérêts ne soient pas divisés à l'extrême, que les conditions soient suffisamment égales pour garantir à chacun une indépendance matérielle suffisante et pour interdire la scission entre riches et pauvres, qui a pour conséquence inévitable que le pouvoir est celui d'un parti - celui des riches - et non celui de l'ensemble des citoyens.
Le livre de Mélanie Plouviez consacré aux conceptions du droit successoral entre la Révolution française et la fin du XIXe siècle enregistre cette conclusion sur le plan de l'histoire des idées en montrant que, dès le moment révolutionnaire, les partisans de la société nouvelle avaient compris que le destin de la liberté ne pourrait se construire sur la seule question de la nature du régime politique, et qu'elle ne pourrait s'épanouir que si le droit de la société nouvelle œuvrait de manière décidée à une distribution des richesses profondément renouvelée, assurant leur diffusion dans l'ensemble du tissu social, et garantissant ainsi au plus grand nombre les bases d'une indépendance matérielle sans lesquelles l'idée même d'un individu libre est un leurre.
Le livre écrit en collaboration par Yannick Bosc et David Casassas vient corroborer cette analyse en montrant, à la fois sur le plan de l'histoire des idées et sur le plan de l'analyse conceptuelle, que la liberté implique avant tout ce qu'ils appellent un « droit à la vie », un « droit à l'existence ». Parce que le capitalisme est fondé sur le mécanisme du marché qui, par lui-même, est non seulement incapable de garantir un tel droit mais tend à le nier, il est en contradiction ouverte avec la possibilité même d'une liberté au sens authentique 1.
Trois objectifs distincts
Le projet de Quentin Skinner est de montrer que, à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières années du siècle suivant, la culture politique européenne a connu une profonde mutation dans sa manière de concevoir la liberté des individus. Elle serait ainsi passée d'une conception de la liberté comme indépendance à une conception de la liberté comme absence d'obstacles ou d'interférences. Pour la première qui, aurait été dominante dans le moment révolutionnaire et dans les aspirations à l'affranchissement des contraintes imposées par la société aristocratique, la liberté consistait à ne pas être assujetti à un pouvoir arbitraire et donc à disposer de la faculté de gouverner notre propre existence de manière indépendante ou autonome. Pour la seconde conception, qui se serait répandue et aurait fini par s'imposer au début du XIXe siècle - au moment où le bouillonnement révolutionnaire connaît un recul - la liberté consistait à ne pas rencontrer, dans l'exécution de nos volontés, d'autres obstacles que ceux qui sont indispensables à la jouissance d'une même faculté par tous. Dans sa version la plus extrême, cette conception postule que la liberté existe partout où nous ne subissons aucune contrainte physique extérieure qui nous empêche de faire ce que nous avons choisi de faire. Dans une version moins radicale, en revanche, la liberté pourrait être réduite non seulement par la contrainte physique mais aussi par la seule menace de recourir à une telle contrainte. D'après Skinner, c'est cette seconde version qui a fini par s'imposer : la liberté consiste dans le fait de ne subir ni contrainte physique ni aucune autre forme de coercition.
Dans la mesure où l'idée selon laquelle une mutation de ce genre s'est produite à la fin du XVIIIe siècle est souvent récusée par les historiens des idées, Skinner se propose trois objectifs distincts. Tout d'abord, contre les critiques qui pensent que cette distinction n'est pas historiquement pertinente et contre les sceptiques qui pensent qu'il s'agit en fait d'une distinction superficielle et sans différence réelle, montrer sur le plan analytique que la différence existe bel et bien. En second lieu, montrer, par une étude des textes, que la transition de la première à la seconde conception s'est bien produite dans le monde anglophone à la fin du XVIIIe siècle et que, en dépit de certaines résistances de la liberté comme indépendance, la liberté comme absence d'interférences a fini par s'imposer. Et enfin, proposer une explication des raisons pour lesquelles cette mutation a eu lieu. Sur ce troisième point, la raison souvent invoquée pour expliquer la transition de la première conception de la liberté à la seconde est l'émergence de la société marchande, mais Skinner propose une autre explication. Si les révolutions française et américaine se sont produites au nom de la liberté comme indépendance, les conservateurs ont cherché à promouvoir une conception capable de discréditer cette exigence d'une société plus égalitariste et plus « démocratique » en ce sens. C'est la crainte de la poussée démocratique qui a motivé le remplacement de la conception de la liberté comme indépendance par une conception de la liberté comme absence de contrainte.
Une distinction analytique
Sur le premier point, la vision de l'histoire du concept de liberté proposée par Skinner est loin de faire l'unanimité. Certains pensent - à la suite des travaux de John Pocock mais aussi d'Hannah Arendt - que la distinction pertinente dans le moment révolutionnaire et dans les évolutions intellectuelles qui y conduisent n'est pas l'opposition entre deux formes de liberté qui seraient toutes deux définies de manière négative, c'est-à-dire par l'absence de quelque chose - dépendance ou interférence - mais l'opposition entre ces conceptions négatives et une conception positive de la liberté propre à l'humanisme civique, une conception qui définit la liberté en termes de vertu civique et de participation active à l'exercice du pouvoir politique, et qui dénonce le repli dans les activités privées de la production et du commerce comme une forme de corruption 2. D'autres critiques, les plus nombreux, pensent que la distinction analytique entre la liberté comme indépendance et la liberté comme absence d'interférence n'existe pas et qu'il n'y a entre elles ni opposition ni désaccord intellectuellement intéressant. Certains ont même prétendu que cette distinction était une pure invention et que, dans les faits, la conception de la liberté comme absence de contrainte a toujours joué le rôle essentiel, rôle qui n'aurait donc jamais été contesté par l'idée d'une liberté comme indépendance.
Skinner pense que les auteurs de cette seconde objection ne comprennent pas ce que signifie le fait de définir la liberté comme une forme d'indépendance. Les partisans de cette conception ne nient pas que le fait d'être libre consiste à ne pas être empêché d'agir, mais ils pensent que la question des obstacles qui s'opposent à notre action n'est pas la première question à poser pour comprendre ce que signifie la liberté. La question essentielle, celle qui vient en premier, porte sur le fait de savoir non pas si nos actions sont libres mais si nous sommes un agent ou une personne libre, une personne qui n'est pas assujettie à la volonté arbitraire d'une autre personne ou d'une institution à l'intérieur de la société 3. Les actions libres sont les actions d'une personne libre, mais cela n'a aucun sens de tenter de déterminer si des actions sont des actions libres lorsque nous ignorons le statut - libre ou non libre - de la personne qui agit.
La raison de cette priorité de la liberté de la personne sur la liberté de l'action est simple : si nous sommes une personne libre, c'est-à-dire si nous ne sommes pas placés sous la coupe et sous la dépendance d'une volonté autre que la nôtre, le fait que notre volonté rencontre des obstacles ne détruit pas nécessairement notre qualité de personne libre lorsque ces obstacles sont voulus par nous comme la condition de notre non-vulnérabilité à la volonté arbitraire d'autrui. Or, c'est le cas des obstacles qu'une loi démocratiquement votée nous oppose dans le but de nous protéger contre les formes de dépendance qui détruiraient notre statut de personne libre si elles n'étaient pas maîtrisées par une règle commune. L'interférence consentie pour ce motif n'est donc pas la négation de l'indépendance en sorte que, par elle-même, l'interférence est sans effet sur la question de la liberté ou de la non-liberté. Le point essentiel est en effet le caractère contrôlé ou non contrôlé de cette interférence. En l'absence de toute possibilité de contrôle de notre part, l'interférence détruit la liberté, entre en contradiction avec le statut de personne libre, qui se définit précisément par le fait que la personne en question est maîtresse de déterminer les interférences qu'elle accepte et celles qu'elle n'accepte de subir en aucun cas et que, ce sens, elle n'est pas vulnérable à la volonté d'une tierce personne. D'un point de vue analytique, la question de la liberté est ainsi dissociée de celle de l'interférence. Si nous sommes une personne libre, notre liberté n'est pas nécessairement perdue lorsque nos choix sont l'objet d'une restriction à laquelle nous avons donné un accord raisonné. En ce sen, la liberté est compatible avec l'interférence.
Inversement, il est très possible que notre action ne soit entravée en rien, que nous ne subissions ni interférence effective ni menace explicite et que, cependant, nous ne soyons pas une personne libre. Cela se produira toutes les fois que nous serons exposés à subir, de la part d'une autre personne, des interférences que nous ne saurions empêcher ou des menaces contre la mise à exécution desquelles nous serions sans aucun recours. En ce sens, notre liberté peut être inexistante sans que nous subissions la moindre entrave effective dans l'exécution de nos actions. Le seul fait que de telles entraves puissent y être mises par d'autres, sans que nous soyons en mesure de les en empêcher, suffit à nous rendre non-libres. Dans une telle situation de vulnérabilité, nos actions pourront certes demeurer - en apparence - la conséquence de nos propres volontés, mais leur nature et leur direction seront déterminées par la nécessité d'éviter l'interférence dont nous pourrions être victimes de la part de ceux à qui nos actions ne conviendraient pas ou dont elles heurteraient les intérêts. Dès lors nos actions et nos choix ne sont qu'apparemment libres car ils sont en fait « dictés » implicitement par la volonté de la personne ou de l'institution publique à la volonté arbitraire de laquelle nous sommes assujettis.
S'il peut exister de la liberté en présence d'interférences - lorsque ces dernières sont rationnellement consenties - ainsi que de la non liberté sans interférence - lorsque celle-ci est absente et n'est que potentielle sans que nous soyons en mesure de l'empêcher de se produire - cela signifie qu'il n'y pas d'équivalence entre le fait d'être libre et le fait de ne pas subir de contrainte dans nos choix ou nos actions. Nous pouvons demeurer des personnes libres tout en subissant certaines contraintes que nous acceptons, de même que nous pouvons être des personnes non libres tout en ne subissant aucune contrainte physique ou aucune menace explicite. Être libre, pour les partisans de la liberté comme indépendance, c'est posséder un statut qui nous protège contre les interférences arbitraires. C'est donc un prédicat - la non domination - qui s'applique à la personne et non aux actions, alors que pour les partisans de la liberté comme absence de contrainte, la liberté est un prédicat qui s'applique aux choix et aux actions. Mais il est absurde de dire que les actions d'une personne qui n'est pas libre peuvent être des actions libres. Considérer les actions sans prendre en compte le statut de la personne - protégé ou non contre les interférences arbitraires - est une contradiction dans les termes. C'est l'apport de la philosophie politique républicaine contemporaine d'avoir précisé cette distinction sur le plan analytique 4.
Skinner déclare cependant prendre ses distances avec cette philosophie républicaine contemporaine sur plusieurs points. Tout d'abord, il ne recourt pas au vocabulaire de la non-domination et il lui préfère celui de l'indépendance. L'ambition de Skinner en en effet de faire le lien entre la liberté et un régime politique démocratique, faisant ainsi ressortir que la question n'est pas l'état du droit civil - protection ou non protection contre les interférences arbitraires privées - mais celui du droit politique, qui admet ou n'admet pas les citoyens à prendre part aux lois auxquelles ils sont appelés à conformer leur conduite. Pour Skinner, c'est la forme politique démocratique qui garantit l'indépendance du citoyen, raison pour laquelle la liberté est, selon lui, impossible sous un gouvernement monarchique ou aristocratique.
En second lieu, Skinner ne définit pas le pouvoir arbitraire auquel est soumise la personne non-libre comme un pouvoir qui n'agit pas dans l'intérêt de cette personne, ou encore comme un pouvoir que cette personne est incapable de contrôler et de contraindre à agir dans le sens de ses intérêts. Il préfère définir, de manière plus classique, le pouvoir arbitraire comme un pouvoir qui s'exerce en dehors de toute conformité avec une loi publiée à l'avance et consentie par les citoyens, une définition plus large de l'arbitraire qui l'assimile à la négation de l'un des principes cardinaux de l'état de droit et qui, surtout, le met immédiatement en opposition avec un gouvernement démocratique 5.
Enfin, Skinner refuse de qualifier la conception de la liberté comme indépendance en disant qu'il s'agit d'une conception « républicaine ». Nombre d'auteurs de la tradition libérale - à commencer par Locke 6 mais aussi Smith - ont défendu cette conception de la liberté comme indépendance sans qu'il soit possible de les rattacher de près ou de loin à une tradition de pensée républicaine. L'origine de cette définition de la liberté n'est donc pas la tradition républicaine mais le droit romain et en particulier le droit des personnes dans le code de Justinien, qui oppose le statut des personnes libres à celui des personnes de statut servile. Les premières, à la différence des secondes, ne sont pas assujetties à la volonté d'un maître. De nombreux écrivains politiques (Henry de Bracton, John Fortescue, Thomas Smith 7) ont repris cette tradition romaine, jusqu'à la Petition of Right de 1628 qui condamne l'exercice arbitraire du pouvoir, en particulier les emprisonnements sans jugement et la taxation sans consentement 8. De tels actes arbitraires, dit la Petition, transforment les sujets en esclaves : « Le seul fait d'être soumis aux ordres d'un pouvoir supérieur est ce qui nous enlève notre liberté ». En outre, cette définition de la liberté comme indépendance n'est pas spécifiquement attachée à la théorie politique républicaine qui s'est épanouie entre l'époque de Machiavel et les révolutions euro-atlantiques puisqu'elle a survécu dans l'œuvre de Marx, lorsque celui-ci parle de la condition du travailleur soumis en tout à la volonté de son employeur et dépendant de lui pour sa subsistance comme étant une forme d'esclavage salarié. Skinner propose au contraire de concevoir le rejet de cette conception et son remplacement par l'idée que la liberté ne consiste que dans l'absence d'interférence dans nos actions comme un élément essentiel de la manière dont le libéralisme - la conception politique qui fonde les sociétés post aristocratiques - s'est défini lui-même ou plutôt redéfini au début du XIXe siècle pour faire pièce à la poussée démocratique qui avait accompagné sa naissance et ses premiers développements 9.
Une transition historique
Sur le plan historique, la démarche de Skinner consiste à établir que la conception de la liberté comme indépendance était dominante dans l'Angleterre du XVIIIe siècle. Les propagandistes du gouvernement whig en place s'employaient en effet à montrer que celui-ci était en tous points conforme aux principes whigs : suprématie de la loi, refus de l'arbitraire, consentement, garantie des droits naturels et en particulier de la propriété, etc. Le régime anglais du XVIIIe était donc présenté comme la réalisation parfaite de l'idéal de la liberté comme indépendance, idéal dont la négation n'est pas la présence d'obstacles mais l'esclavage, la condition de celui qui est assujetti à la volonté arbitraire d'un maître. L'idéal de la liberté comme indépendance aurait donc été - selon les thuriféraires du régime - réalisé dans la société civile : indépendance de la justice ; application uniforme des lois à tous les sujets quel que soit leur rang ; pas de punition sauf en vertu d'une loi préexistante ; la vie, la liberté désormais à l'abri de toute violence et de tout arbitraire ; la propriété garantie par le principe exigeant qu'aucune taxation ne puisse être exigée sans le consentement des assujettis.
Certes, cette vision idyllique d'une Angleterre où raurait régné un esprit de vraie liberté veillant jalousement à ce qu'aucune entreprise arbitraire ne vienne obérer l'indépendance des individus, et où la garantie des fruits du travail aurait encouragé l'industrie et le travail, n'était pas partagée par tous. L'opposition des commonwealthmen soulignait la persistance de nombreux phénomènes de dépendance personnelle, notamment des entorses au principe de l'impartialité de la justice, qui faisaient que les vies et les biens des plus pauvres demeuraient imparfaitement protégées contre certaines pratiques persistantes du gouvernement et de l'aristocratie Pour ces opposants, l'idée que nul ne peut perdre la liberté ou être emprisonné autrement que par la force des lois était constamment battue en brèche dans la pratique 10.
La corruption et l'argent tendaient en outre à leurs yeux, dans de nombreuses occasions, à faire de la suprématie du droit une simple fiction à l'abri de laquelle la dépendance continuait à affecter de nombreux secteurs de la population dépourvus de tout recours contre les exactions d'une aristocratie attachée à conserver ses privilèges. Cette même opposition dénonçait enfin la persistance de certaines pratiques arbitraires, comme l'arrestation et l'emprisonnement de John Wilkes - pourtant membre du Parlement - pour outrage au roi et libelle séditieux 11, ou l'entretien par l'exécutif d'une armée permanente vue comme une menace pour la liberté, ou encore les tentatives d'imposer les colonies américaines sans leur consentement. L'opposition faisait en effet valoir que celui dont on peut saisir la propriété sans son consentement est esclave et que ce serait le cas des colons américains si le gouvernement faisait prévaloir sa politique, l'argument selon lequel ils seraient virtuellement représentés au parlement de Londres étant sans aucune consistance.
Dans le contexte du conflit sur les prétentions du Parlement à taxer les colonies américaines sans leur consentement, la question n'était donc pas de savoir s'il y a une réelle interférence dans les droits des colons d'outre Atlantique, mais si une telle interférence est possible par la seule volonté du parlement anglais. Si c'est le cas, les colonies sont esclaves car le parlement peut à volonté les dépouiller de leurs biens, de leur liberté et de leur vie. La seule garantie contre un tel arbitraire est donc que le peuple élise lui-même ses représentants, en sorte que ceux-ci ne puissent opprimer leurs électeurs sans se nuire à eux-mêmes. Faute de cette garantie, la servitude qui est ainsi imposée aux colonies justifie une résistance par la force car on ne vit dans un État libre que si la loi seule gouverne et si celle-ci est faite par ceux qui ont à y obéir ou par leurs représentants. Cet ensemble d'idées d'opposition a trouvé son expression dans les écrits de Richard Price. Définissant la liberté par la faculté de se gouverner soi-même démocratiquement, Price montre que s'il existe dans l'État une instance autre que le peuple qui prétend faire des lois, la servitude est introduite 12.
Ce débat montre selon Skinner que, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la conception de la liberté comme indépendance régnait sans partage, aussi bien dans l'esprit de ceux qui souhaitaient montrer que le régime anglais la réalisait pleinement que dans l'esprit de ceux qui contestaient cette réalité et soulignaient la persistance de l'arbitraire et de la dépendance. Q. Skinner établit effectivement cette thèse par un dépouillement scrupuleux et exhaustif de la littérature politique de cette période, en particulier les textes et pamphlets qui ont contribué au débat sur la taxation des colonies américaines.
L'exigence des colons américains - pas de taxation sans représentation - manifestait cependant une poussée démocratique, qui débordait en Angleterre même par l'appui que certains penseurs radicaux - comme Richard Price - lui apportaient. En outre le refus de toute idée selon laquelle les citoyens qui ne sont pas électeurs seraient néanmoins représentés de manière « virtuelle » pouvait conduire à mettre en cause la légitimité du Parlement de Westminster, élu par moins de 20 000 électeurs et dont la moitié des membres n'étaient élus que par 6000 personnes dans un pays qui comptait près de six millions d'habitants.
Selon Skinner, c'est pour contenir cette poussée démocratique que les conservateurs ont introduit l'idée que la liberté ne consiste pas à prendre effectivement part à l'élaboration des lois ni à être réellement représentés dans les organes législatifs, mais à ne pas subir d'interférences dans l'exécution de nos volontés et en particulier à n'être pas assujettis à d'autres lois qu'à celles qui sont rendues strictement nécessaires pour faire régner la paix ainsi que la sécurité des biens et des personnes. La liberté ne consiste donc pas à être l'auteur des lois mais à être assujetti au plus petit nombre de lois possible. Cette définition nouvelle de la liberté pouvait s'appuyer sur un argument clef, dont Skinner montre qu'il a été abondamment décliné à la fin du XVIIIe siècle pour refouler les aspirations démocratiques qui se manifestaient dans la révolte des colons américains et dans la révolution française. Cet argument consiste à dire que l'indépendance individuelle - le fait que chacun ne soit assujetti qu'à sa propre volonté - est tout simplement incompatible avec la vie civile. Une telle indépendance existe certes dans la condition naturelle, mais c'est justement parce que cette absence de loi commune est génératrice de conflits insurmontables qu'il a fallu abandonner cette condition pour former des sociétés dans lesquelles, loin que chacun ne soit assujetti qu'à sa propre loi, tous sont assujettis à la loi voulue par le souverain dont l'institution est nécessaire à l'existence même d'une société civile. Les droits qui forment l'indépendance dans la condition naturelle doivent donc faire l'objet d'une aliénation au profit du souverain civil, dont les commandements sont désormais la loi que chacun doit suivre. Sans une telle aliénation, la paix et la civilité sont impossibles. Transportée dans l'état social, l'indépendance serait donc la pire des licences car, si chacun entend ne se gouverner que d'après sa propre loi, il doit aussi concéder ce même droit à tous les autres. Chacun pourra ainsi faire ce qu'il estime dans son intérêt, et il n'en résultera que le plus affreux désordre.
Cet argument n'était pas nouveau. Il remontait pour le moins aux anti-monarchomaques - dont William Barclay 13 - qui montraient que si le peuple est fondé à désigner un roi pour assurer son propre salut, les individus aliènent par cet acte leur liberté comme indépendance et qu'ils ne peuvent conserver par-devers eux un droit d'auto-gouvernement, qui serait en contradiction avec leur volonté délibérée d'être gouverné par un souverain commun, seule manière d'échapper aux conséquences de leurs propres conflits. Le transfert du droit à l'indépendance a donc la forme d'un abandon, en sorte que le souverain - monarque ou assemblée - n'a pas d'autre supérieur que Dieu. Grotius, Pufendorf, Burlamaqui ont ensuite développé systématiquement cet argument dont la mise en forme conceptuelle avait été accomplie par Thomas Hobbes au milieu du XVIIe siècle.
Pour les auteurs de cet argument, l'idée qu'un tel assujettissement à la volonté d'un souverain absolu serait une forme d'esclavage est irrecevable car elle supposerait que la notion d'indépendance soit compatible avec la société civile. Or ce n'est pas le cas et, dès lors, il est impossible de dire que les sujets sont esclaves dans la mesure où, une fois que les lois rendues nécessaires par l'utilité commune sont posées par le souverain, ils jouissent d'une entière latitude d'agir comme ils l'entendent dans tous les domaines où la loi ne parle pas. Le fait qu'elle puisse parler dans ces domaines et que les sujets soient vulnérables à une interférence qu'ils ne maîtrisent pas n'est pas pertinent car le souverain n'a aucune raison de légiférer sur des matières où la loi n'est pas requise par l'utilité commune. C'est Pufendorf qui a donné la formulation définitive et parfaitement claire de cette conception de la liberté, qui allait devenir dominante sous l'impact de la réaction anti démocratique de la fin du XVIIIe siècle. La seule liberté dont nous puissions jouir, dit-il, c'est celle dont nous jouissons en notre qualité de sujets de l'État et elle prend la forme d'une absence d'empêchements extérieurs, que ceux-ci soient naturels ou moraux. La liberté n'est donc rien d'autre que l'absence d'obstacles mis à l'exécution de nos volontés par la contrainte de la loi ou par les forces de la nature. Elle n'existe que dans ce que la loi permet, dans les interstices où la loi demeure silencieuse, et non pas dans le droit de prendre part à l'élaboration des lois auxquelles nous sommes assujettis 14. Pour le dire autrement, la liberté civile peut être assimilée au degré de liberté dont nous jouissons dans tous les domaines où le souverain, auquel nous avons remis le soin de la paix ainsi que de la protection de nos libertés, de nos vies et de nos biens, ne suppose pas que le bien public requiert une contrainte ou une obligation.
Cet argument anti-démocratique avancé par les conservateurs est en outre accompagné d'une série de remarques destinées à l'étayer plus solidement. Tout d'abord Price et les autres soutiens des revendications des colons américains sont accusés d'utiliser le mot « indépendance » dans deux sens distincts. D'une part ce mot désigne l'indépendance d'un peuple qui se donne collectivement à lui-même ses propres lois. Et d'autre part, il désigne l'indépendance des individus membres de ce peuple. Mais un instant de réflexion suffit pour comprendre que les deux sens sont exclusifs l'un de l'autre : si le peuple est souverain, chaque individu est assujetti à la volonté de la majorité et ne dispose donc plus de l'indépendance qu'on voudrait lui reconnaître. Même si le peuple est souverain, il y aura des individus qui seront « esclaves » parce que l'unanimité ne se fera jamais et que, en conséquence, les membres de la minorité ne seront pas gouvernés par leurs propres lois, par les lois auxquelles ils ont consenti. C'est ce qui avait fait dire à Hobbes que la liberté n'était pas plus grande dans une démocratie ou dans une république que dans une monarchie ou une aristocratie et que dans tout régime civil, quel qu'il soit, le pouvoir souverain ne peut être qu'absolu car, s'il ne l'est pas, il faillit nécessairement à sa mission de protection 15.
En second lieu, Price confondrait la liberté avec la sécurité de cette même liberté. Il pense qu'une liberté qui n'est pas assurée, c'est-à-dire qui n'est pas protégée contre les excès possibles du pouvoir, n'est pas une liberté. Il pense qu'être assujetti à un pouvoir qui peut lui-même décider quelles sont les limites de sa compétence et de son intervention possible pour contraindre les individus, ce n'est pas être libre mais être esclave. Ses adversaires conservateurs lui font remarquer que la question de la définition de la liberté (ne pas rencontrer plus d'obstacles dans l'exécution de nos volontés que ceux qui sont requis pour assurer la paix et la conservation des biens et des personnes) est distincte de celle qui porte sur les moyens de garantir cette liberté, sa durée dans le temps, sa permanence. Certes, le souverain « absolu », rendu nécessaire par la paix et la sécurité, peut nous enlever nos droits et notre liberté mais, tant qu'il ne le fait pas, nous sommes libres bien que nous soyons exposés, vulnérables, à un acte de ce pouvoir. Et par ailleurs - c'était l'argument de Hobbes - il n'a aucune raison de le vouloir car la volonté d'opprimer, de supprimer des libertés sans nécessité, est toujours motivée par une crainte que le souverain absolu ne peut éprouver puisqu'il détient le monopole du pouvoir d'ordonner et de faire exécuter ses ordres. L'erreur de Price est de considérer qu'un homme est dépouillé de ses biens aujourd'hui parce que le souverain pourrait les lui prendre demain, qu'il est esclave aujourd'hui parce qu'il est possible qu'on lui ordonne demain de se conformer à des lois que les exigences de la paix ne rendent pas nécessaires et auxquelles il ne pourra pas se soustraire. Et cela, en dépit du fait qu'aujourd'hui, personne ne le dépouille de ce qu'il a, ni ne le soumet à de tels commandements arbitraires 16.
En troisième lieu, la thèse de Price méconnaît la véritable institution de l'esclavage, qui n'a évidemment rien à voir avec la situation des citoyens assujettis aux lois d'un souverain absolu : un esclave c'est une personne dont la vie est entièrement soumise à un maître qui en dispose à volonté et qui peut même la vendre 17. Mais ce n'est évidemment pas le cas des sujets d'un roi, même absolu. Le fait d'être obligé à une loi à laquelle on n'a pas consenti et de pouvoir être taxé sans notre consentement ne suffit pas à définir l'esclavage.
Un quatrième argument est fondé sur la nature de la représentation politique. La qualité des représentants, selon les conservateurs, vient de leur intelligence et de leurs capacités, pas du nombre de personnes qui les élisent. Il est donc absurde de penser que le suffrage universel tende nécessairement à des décisions raisonnables et à la préservation des conditions de la liberté parce que, en réalité, la plupart des électeurs vont voter d'après leurs préjugés ou d'après ce qu'ils savent de l'opinion de tel ou tel et non pas d'après une compréhension des problèmes à résoudre 18. Cet argument vient conforter la thèse de la représentation virtuelle, en montrant que la fonction des représentants n'est pas de transformer mécaniquement les volontés de leurs mandants en textes de loi, mais de délibérer ensemble sur les mesures les plus favorables au bien commun. Pour remplir au mieux cette fonction, mieux vaut qu'ils soient élus par la fraction la plus éclairée des citoyens, plutôt que par la masse des ignorants.
Ces remarques convergent pour étayer l'argument principal : l'erreur de Price est de prétendre que parce que la liberté ne peut exister sans l'auto gouvernement, elle est impossible sous une monarchie et exige une forme de gouvernement républicain ou démocratique. Au contraire, disent les conservateurs, le pouvoir est le même dans toutes les formes de gouvernement, l'assujettissement est le même que l'on vive dans une monarchie, une aristocratie ou une démocratie. Il pourrait même être plus pesant dans ce dernier régime, où les passions populaires vont inévitablement tendre à des lois irrationnelles et oppressives. L'étendue de la liberté ne dépend donc pas de la forme du gouvernement, mais de la rationalité des lois, c'est-à-dire de leur justification par les impératifs de l'utilité publique, de la paix et de la sécurité.
Pour Skinner, la conception nouvelle serait donc devenue dominante dans le contexte du conflit avec les colonies d'Amérique du Nord et, si elle a bien pris par la suite une teinte fortement utilitariste, elle existait longtemps avant que l'utilitarisme ne fasse son apparition et longtemps avant que la société commerciale ne pointe le bout de son nez. Les explications qui lient le surgissement de la conception nouvelle à l'un de ces deux phénomènes sont donc fausses. Cette conception existait en effet depuis longtemps sous la forme d'une mise en lumière de l'idée - Hobbes en a donné l'expression achevée - que l'indépendance est incompatible avec l'existence d'une société civile, qui suppose au contraire la soumission de la volonté de chacun à la volonté du souverain. La liberté dans la société civile n'est pas l'indépendance, mais la latitude d'action que nous concède le souverain dont nous dépendons, car ce dernier ne place pas les individus sous le contrôle et sous la dépendance de ses volontés dans tous les aspects de leur existence. Il leur laisse une certaine latitude d'action - qui peut être plus ou moins importante - et c'est dans cette sphère d'action - là où la loi ne commande ni n'interdit - que réside la liberté.
Price et les partisans de la liberté comme indépendance ont tenté de répondre à ces critiques, qui affirment que la liberté n'a rien à avoir avec l'auto-gouvernement ni avec l'indépendance, mais qu'elle ne serait qu'une absence d'obstacles ou d'interférences et qu'elle serait non seulement compatible avec la dépendance par rapport aux lois définies comme les volontés d'un souverain, mais qu'elle ne peut exister sans cette dépendance. Ils réaffirment que sous un gouvernement despotique et arbitraire, il ne peut exister qu'une apparence de liberté et que, par conséquent, l'absence d'interférence ou de contrainte ne saurait suffire à définir la liberté. La liberté n'existe pas pour ceux qui dépendent d'un maître, mais seulement pour ceux qui sont leurs propres maîtres, c'est-à-dire qui se gouvernent eux-mêmes et qui, de ce fait, ne sont pas exposés au pouvoir arbitraire d'un maître.
En réponse à l'argument de la confusion entre la liberté et la sécurité de cette même liberté, Price montre que, aussi longtemps que notre capacité d'agir de manière indépendante n'est pas garantie, nous ne sommes pas libres, car nous n'agissons pas d'après notre propre volonté mais nous sommes obligés de tenir compte des réactions possibles de celui qui est en mesure d'intervenir dans notre existence. Il est donc impossible de dire qu'il existe une liberté non garantie ou que la sécurité de la liberté est distincte de la liberté elle-même. Une liberté sans sécurité n'est tout simplement pas une liberté.
Quant à l'idée selon laquelle il confondrait la liberté civile et la condition naturelle d'indépendance sans comprendre que la première exclut nécessairement la seconde, Price répond que l'indépendance est un don de Dieu et qu'il s'agit d'une caractéristique inaliénable. Il s'ensuit que personne, pas même un gouvernement, ne peut avoir le droit de donner des ordres à une personne sans avoir auparavant reçu le consentement de cette dernière. Il ne peut donc y avoir aucune distinction entre la liberté naturelle et la liberté civile, à ceci près que la seconde est protégée par les lois tandis que la première n'est protégée que par les forces dont chaque individu dispose pour cela. Le peuple n'abandonne donc jamais ses droits naturels et, lorsqu'il crée une société civile, il confie seulement la garde de ces droits à ceux qui sont chargés de les protéger et qui - selon l'expression de Locke - ne détiennent leur pouvoir de manière légitime qu'aussi longtemps qu'ils protègent effectivement ces droits.
Pour ce qui est enfin de l'idée que les citoyens exclus de toute participation à la confection des lois sont assimilables à des esclaves, Price avoue qu'il existe plusieurs formes d'esclavage et qu'il faut distinguer entre l'esclave propriété de son maître et l'esclave qui, sans être la propriété de quiconque, dépend de la volonté d'une tierce personne. Mais il n'en réaffirme pas moins que la condition d'un sujet soumis au pouvoir d'un souverain absolu, sans aucune capacité de contrôler ce pouvoir, est une forme de servitude. Price - et Skinner à sa suite - semble cependant incapable d'apporter une réponse satisfaisante à l'argument selon lequel il existe une différence du tout au tout entre le fait, pour un individu, d'être indépendant ou de ne dépendre que de sa propre volonté et le fait de prendre part à la formation des lois qui gouvernent la communauté dont il fait partie. Il ne semble pas sensible à l'argument selon lequel une partie au moins des citoyens n'obéissent pas à la loi qu'ils se sont donnée mais à celles que la majorité a voulues et qui peuvent aller à l'encontre des intérêts des membres de la minorité.
Il est donc étrange que les partisans de la liberté comme indépendance (Mary Wollstonecraft, Joseph Priestley, James Mackintosh 19) n'aient pas compris que, au sein de la société civile, une telle indépendance ne pouvait être qu'une fiction. Cette cécité provient peut-être du fait que la question s'est posée à propos d'un État qui légifère pour un autre : le parlement de Westminster pour les colonies d'Amérique. Il est clair que, dans ce cas, l'État qui n'est pas maître de faire ses propres lois n'est pas un État libre. Mais la situation n'est pas la même dans le cas des individus, car il n'est pas possible que chaque individu légifère pour lui-même, et il y a là une transposition indue de la domination d'une nation par une autre au cas de la domination d'un individu par un autre.
Aux yeux de Skinner, la théorie qui l'a emporté - en dépit des réponses de Price aux objections qui lui étaient adressées - est donc celle qui souligne la nécessité, pour les individus qui entrent dans une société civile, d'aliéner leur droit naturel à l'indépendance dans le but de jouir de la paix et de la sécurité : il n'y a pas de bonheur sans sécurité, pas de sécurité dans une situation où tous sont indépendants, pas de sécurité sans un souverain absolu capable de faire respecter la paix, et la liberté n'est que ce qui est laissé par ce souverain à notre discrétion, ou encore la liberté commence où la loi s'arrête. Et contre l'idée selon laquelle le gouvernement démocratique serait le seul gouvernement libre, le cours de la Révolution française est censée avoir démontré que non seulement la démocratie n'était pas la garantie de la liberté mais qu'elle représentait une menace pour cette dernière, sous la figure de la tyrannie du plus grand nombre. La liberté politique n'est donc pas la condition de la liberté civile mais son ennemie. Telle est la conclusion sans appel des conservateurs.
Deux difficultés
La démonstration de Q. Skinner est appuyée sur une lecture scrupuleuse des textes et elle fait très clairement apparaître l'opposition entre les deux conceptions de la liberté, ainsi que la submersion progressive de la première par la seconde. Elle est cependant exposée, sur le plan conceptuel à deux difficultés majeures.
La première a trait à la notion de souveraineté. Dans les dernières pages de l'ouvrage, Skinner érige la théorie austinienne de la souveraineté - publiée en 1832 - en formulation définitive de la conception nouvelle et en couronnement de ce qu'il appelle la théorie libérale, développée en réaction à la thèse de la liberté comme indépendance 20. Le libéralisme se définirait ainsi par l'idée que les lois sont les commandements du souverain, la liberté n'existant que dans les silences de la loi. Dans cette approche austinienne, une souveraineté hobbesienne serait dès lors la seule manière possible d'éviter l'anarchie de l'état de nature, et ce serait précisément ce désir d'éviter l'anarchie qui fonderait l'obligation d'obéissance, étayée en dernière instance sur l'intérêt bien compris et l'aspiration au bien-être et à la maximisation de l'utilité qui anime chaque individu par nature. L'utilitarisme austinien domine toute cette interprétation : le bien-être est la fin de tout gouvernement, les lois qui promeuvent l'utilité et le bien-être sont justifiées, tandis que celles qui ne le promeuvent pas sont injustifiées. Austin semble cependant savoir que le souverain peut ne pas s'en tenir aux lois qui promeuvent effectivement l'utilité générale, mais il pense, comme Hobbes, que ce risque est moindre que celui qui consisterait à faire du principe de l'indépendance individuelle le pivot de la légitimité du gouvernement, hypothèse anti civile et vouée à l'anarchie.
Pour Skinner, selon ses propres termes, l'esprit qui survole l'ensemble du processus consistant à démolir l'idée de liberté comme indépendance est donc bien l'esprit de Hobbes 21. C'est Hobbes - curieusement érigé en père fondateur du libéralisme - qui a inventé la thèse selon laquelle le droit est la liberté que la loi nous laisse, tandis que la loi est la contrainte que nous subissons pour que nos libertés soient compatibles les unes avec les autres.
Mais ce raisonnement dépend trop étroitement d'une opposition entre gouvernement démocratique et non démocratique, et il ignore la thèse hobbesienne selon laquelle la liberté n'est pas plus importante dans le premier que dans le second. En faisant de l'opposition entre la démocratie et le gouvernement d'un seul ou de quelques-uns le ressort essentiel dont dépend le destin de la liberté, Skinner minore l'importance d'un argument qui apparaît pourtant à plusieurs reprises dans les écrits des partisans de la liberté comme indépendance qu'il invoque. Cet argument définit l'arbitraire, non pas comme la volonté d'un seul par opposition à ce qu'exigerait un gouvernement libre, c'est-à-dire démocratique, mais comme le fait que cette volonté s'exprime par décrets isolés et imprévisibles et non pas par des lois annoncées à l'avance, non rétroactives, stables, non contradictoires entre elles, et ne commandant pas des choses impossibles. L'opposition essentielle, dont dépend en réalité le destin de la liberté individuelle, n'est pas entre le gouvernement de tous et le gouvernement d'un seul ou de quelques-uns, mais entre un gouvernement conforme aux principes et aux exigences de ce qu'on appelle le « rule of law » et un gouvernement qui en viole les principes 22. Certes, la probabilité est peut-être plus grande pour que ces principes soient respectés dans un gouvernement démocratique, mais rien ne permet de l'établir a priori et, aux yeux des hommes de la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française pouvait offrir l'exemple d'un gouvernement populaire disposé à violer toutes les libertés individuelles et les garanties les plus élémentaires de l'État de droit.
Il faut ajouter qu'attaquer la théorie austinienne de la souveraineté - les lois sont les commandements du souverain appuyées de menaces de coercition - n'a guère de sens aujourd'hui, alors que cette théorie est entièrement discréditée y compris par les partisans du positivisme juridique qui, avec Hart, savent que le fonctionnement des régimes modernes est très éloigné de ce simplisme, et qu'il est au contraire dominé par la distinction entre règles primaires - celles qui sont adressées directement aux citoyens - et règles secondaires - celles qui ont une valeur constitutive et qui identifient à la fois la personne qui a le droit de légiférer et les procédures auxquelles elle doit se conformer pour cela 23. Au-delà du débat qui oppose les positivistes à leurs adversaires sur la nature morale des règles formelles qui encadrent et valident la production du droit, les deux partis se rejoignent pour reconnaître que l'exigence du respect des formes et procédures éloigne considérablement le fonctionnement des régimes modernes des simplifications de Hobbes et d'Austin. L'attaque contre la théorie austinienne de la souveraineté est donc sans objet, et il apparaît clairement que le destin de la liberté dans les sociétés d'individus ne dépend pas seulement de l'identité du détenteur de la souveraineté mais aussi, et sans doute surtout, des formes et procédures auxquelles le souverain est tenu de se plier - ou non - pour exprimer sa volonté.
La seconde difficulté à laquelle se heurte l'analyse de Skinner affleure elle aussi dans son livre. Il mentionne en effet que ce qu'il appelle la « vision libérale » de la liberté a suscité en réaction des écrits qui soulignent que la liberté requiert plus et autre chose que des institutions démocratiques et le suffrage universel. Dans The End of Oppression (1795), Thomas Spence - auquel Skinner fait référence 24 - montre qu'une telle liberté est impossible sans une abolition de la propriété privée, parce que le peuple a, dit-il, été déshérité, privé de son droit à la terre et aux moyens d'une indépendance que le droit de vote serait incapable de lui restituer. La liberté ne requiert donc pas seulement une forme institutionnelle qui permet à l'ensemble des citoyens de prendre part à l'élaboration des lois, mais aussi une forme d'égalité matérielle, de garantie pour tous des conditions matérielles de leur indépendance 25. Les écrits de Thomas Paine, auxquels Skinner n'accorde qu'une attention distante, ont également joué un rôle essentiel pour diffuser cette thèse sur la liaison nécessaire entre la liberté civile et l'indépendance matérielle 26.
Touchant cette difficulté, il est étonnant que Skinner ne mentionne jamais l'idée selon laquelle une volonté collective, à l'exercice de laquelle tous seraient admis à prendre part, n'est pas nécessairement une garantie de la préservation de la liberté individuelle, et qu'elle n'est pas la même chose que l'indépendance de chacun. Rousseau avait bien compris cette difficulté lorsqu'il soulignait que la volonté de tous n'est pas identique à la volonté générale et que cette dernière ne peut se dégager que si l'élection engage des citoyens dont les intérêts sont relativement identiques et non pas opposés, c'est-à-dire des citoyens dont chacun jouit de conditions matérielles suffisantes pour garantir son indépendance, tandis que nul d'entre eux ne détient suffisamment de ressources pour dominer ou en réduire un autre à une situation de dépendance. Ce n'est que dans ces conditions, dit Rousseau, que chacun raisonnant pour lui-même raisonne aussi pour tous les autres et que l'obstacle qui peut empêcher la volonté générale de se dégager et de tendre au bien commun n'est pas l'opposition des intérêts - obstacle qui serait insurmontable - mais seulement les erreurs que chacun peut commettre au moment où, réfléchissant avec d'autres sur ce qu'est l'intérêt commun, il peut se tromper dans la réponse qu'il apporte. Ce genre d'erreurs - qu'on pourrait qualifier de non intéressées - sont de celles qui, dans la masse, s'annulent les unes les autres, processus qui permet ainsi à la volonté générale de se dégager. Mais cet effet est impossible entre des individus dont les intérêts sont divergents ou opposés par leurs situations matérielles respectives - propriétaires des moyens de travail ou non. Entre de tels individus, l'existence du suffrage universel ne sera jamais la garantie de la liberté de tous et les lois ne seront jamais que celles que les riches auront voulues dans leur propre intérêt 27
Le défaut de la réflexion de Skinner est donc de détacher entièrement la question de la liberté de celle de l'égalité des conditions, de l'accès de chacun aux conditions de son indépendance, une question qui était pourtant au cœur de la Révolution française comme le montre Mélanie Plouviez, et qui devrait être au cœur de notre propre réflexion contemporaine comme le montrent Y. Bosc et D. Casassas.
Lors de la célébration du bicentenaire de la Révolution française, François Furet a cherché à faire entrer dans nos têtes l'idée selon laquelle cet événement majeur aurait signé pour l'éternité les noces de l'égalité des droits et de l'inégalité des conditions : dans une société où les droits sont égaux, la différence des contextes, des talents, du travail - et des héritages ! - engendre nécessairement une inégalité de conditions à laquelle il n'est pas possible de faire obstacle sans porter atteinte non seulement à l'égalité des droits, mais aux droits eux-mêmes, en particulier au droit de propriété, posé comme naturel, absolu et intangible, y compris le droit de transmettre et d'hériter 28. L'ouvrage que Mélanie Plouviez consacre à l'étude du droit successoral - principalement en France - entre le moment révolutionnaire et la fin du XIXe siècle s'inscrit en faux contre cette thèse rebattue : dès 1789, les constituants français ont voulu une réforme du droit successoral qui ne se contente pas d'abolir les privilèges féodaux - le droit d'aînesse, le privilège de masculinité - mais qui œuvre à une réduction des inégalités au sein de la société. Cela signifie qu'ils ont pensé le droit de propriété non comme un droit naturel intangible mais comme une concession qui cesse à la mort de son bénéficiaire, et donc comme un droit non transférable, socialement constitué, qui devait être modelé de manière à contribuer à la liberté commune. Ils ont aussi compris que l'égalité des droits ne résolvait définitivement ni la question de l'égalité ni celle de la liberté, que la société nouvelle était confrontée à un problème de justice dans l'accès à la propriété, et que la solution à ce problème pouvait passer par la transformation du droit régissant la transmission familiale du patrimoine.
Ce rappel historique est particulièrement important à un moment où la société des héritiers est en train de se reconstituer et où les débats tendent à se concentrer exclusivement sur la question de la fiscalité applicable aux transmissions 29. L'ouvrage de Mélanie Plouviez démontre que cette question était secondaire au moment de la révolution et qu'elle l'est restée au cours du XIXe siècle, car il était clair que si la fiscalité peut sans doute atténuer certaines inégalités en opérant une redistribution, elle n'est pas capable de réaliser ce que le droit successoral est en mesure de faire : réorganiser au fil du temps la répartition de la propriété dans le sens d'une égalisation, au lieu de se contenter de porter imparfaitement remède aux conséquences économiques de sa répartition inégale sans être capable d'atteindre ses conséquences sociales et politiques 30
L'acte essentiel, pendant la période révolutionnaire, est la loi de nivôse (Janvier 1794). Ses dispositions essentielles font du droit successoral un outil juridique d'égalisation des conditions. Elle supprime les dispositions volontaires, les donations entre vifs non rapportées à la succession, les substitutions, les contrats de mariage permettant d'avantager l'un des héritiers. Elle proclame l'égalité parfaite entre les enfants, y compris les filles, les enfants naturels, les religieux (auparavant exclus de la succession). Elle limite la quotité disponible - c'est-à-dire la partie du patrimoine dont le testateur peut disposer - à un dixième du patrimoine seulement en cas de présence d'enfants, et à un sixième si les héritiers sont des collatéraux 31. Enfin, elle interdit de faire des héritiers des légataires et stipule que seules les personnes extérieures à la succession (les non successibles) peuvent être légataires de la quotité disponible, rendant ainsi impossible au testateur d'avantager l'un de ses enfants aux dépens des autres en lui léguant cette quotité. La loi de nivôse cherche en outre, par diverses dispositions, à élargir la notion de famille au-delà de ses limites naturelles pour y inclure les membres de la famille par alliance, et à multiplier ainsi le nombre des successibles afin de promouvoir une plus grande dissémination de la propriété. Un des aspects les plus surprenants de cette conception est la proposition mise en avant par Pierre-Jean Agier de rendre l'adoption obligatoire pour les familles riches qui auraient moins de trois enfants, de manière à garantir une division minimale des patrimoines 32.
Les soubassements philosophiques de cette loi doivent être soulignés. Tout d'abord l'idée que le droit des parents de disposer de leurs biens n'est pas un droit naturel mais un droit civil limité, parce qu'il n'existe aucun droit de propriété exclusif dans la condition naturelle et que, au contraire, les biens sont initialement dans un état de communauté, en droit accessibles à tous. S'il est aisé d'admettre que chaque individu est propriétaire de sa personne et de son travail, les auteurs de la loi ont récusé l'idée lockienne selon laquelle l'individu pourrait, par son travail, incorporer pour ainsi dire les choses extérieures à sa propre personne et en devenir ainsi propriétaire exclusif. Le droit d'exclure les tiers de l'accès aux choses de la nature - la terre en premier lieu - est donc une concession sociale dont la société demeure l'arbitre. Dès lors, c'est bien à la société de déterminer les lois qui doivent régir la propriété privée exclusive, ainsi que les limites plus ou moins étroites dans lesquelles elle doit être renfermée, fixant par là les conditions qu'elle doit remplir pour être légitime. Une telle concession, en outre, ne s'étend pas au-delà de la vie, en sorte que le prétendu droit de disposer de nos biens après notre mort est une négation de la réalité de cette dernière, une aspiration à disposer d'un pouvoir de dépasser les limites mêmes de la nature.
La Constituante se reconnaît donc le droit de déterminer l'ordre des successions et des partages, et de réglementer la faculté de transmettre et d'hériter en fonction des impératifs d'une égalisation sociale indispensable à la réalité de la liberté. Les révolutionnaires savaient en outre que, dans le régime féodal, la propriété impliquait une forme de pouvoir et ils ont voulu ce que Rafe Blaufarb appelle la Grande Démarcation entre le public et le privé, entre la liberté et la propriété. La possession de droits civils de propriété ne devait plus entraîner aucune forme de juridiction, quelle qu'elle soit 33. C'est cette séparation entre les lois qui gouvernent la liberté (les lois politiques) et celles qui gouvernent la propriété (les lois civiles) que Montesquieu appelait de ses vœux dans le chapitre 15 du livre XXVI de L'esprit des lois 34. En abolissant les droits féodaux qui attachaient à la propriété une forme de pouvoir sur les personnes, les Constituants avaient donc conscience que le droit de propriété, qu'il s'agissait de réformer, n'était pas un droit purement civil, mais qu'il touchait pour ainsi dire à l'ordre constitutionnel ou public par ses effets sur la liberté des tiers.
Il faut cependant bien distinguer la forme de confusion du politique et du civil, que rejette cette Grande Démarcation, de celle que Tocqueville évoque dans De la démocratie en Amérique. Tocqueville affirme en effet que la révolution juridique qui supprimait les droits féodaux et la forme de domination personnelle qu'ils impliquaient n'a été qu'un premier pas sur le chemin de l'égalité et que « c'est la loi sur les successions qui lui a fait faire son dernier pas ». Tocqueville montre que les lois sur les successions ont une influence considérable dans la marche des affaires humaines. Certes, les lois issues de la Révolution relèvent exclusivement de l'ordre civil, c'est-à-dire qu'elles ont dépouillé la propriété de toute possibilité juridique d'exercer une quelconque forme de domination et d'affecter en quelque manière le droit public de la liberté. Mais cela n'empêche pas les lois qui régissent la propriété - et en particulier le droit successoral - d'exercer des effets très importants sur l'état social des peuples, tout spécialement sur l'égalité et, par conséquent aussi sur la liberté. Constituée d'une certaine manière, dit Tocqueville, la loi sur les successions « réunit, concentre, groupe autour de quelques têtes la propriété et, bientôt après, le pouvoir ; elle fait jaillir en quelque sorte l'aristocratie du sol ». Non pas une aristocratie de droit, dont les propriétés emporteraient un pouvoir de juridiction sur la liberté des tiers, mais une aristocratie de fait qui, en l'absence de tout privilège juridiquement établi, est en mesure d'exercer un pouvoir de domination et d'affecter négativement la liberté des tiers.
Tocqueville souligne donc que le destin de la liberté individuelle dans une société post féodale - dans laquelle la propriété a été séparée de toute forme de juridiction ou de pouvoir de droit - est lié à la manière dont la propriété est répartie et transmise : sa simple concentration entre quelques mains par l'effet d'un droit successoral qui conserverait un absolu droit de tester - droit réclamé par bien des adeptes du libéralisme au XIXe siècle, qui voient dans le droit de disposer de ses biens lors du décès un droit intangiblement attaché au droit de propriété lui-même - aurait pour conséquence une reconstitution des rapports de pouvoir et de domination, au sein même d'une société qui a achevé la Grande Démarcation entre le fait de posséder un bien et le fait d'exercer un pouvoir juridique sur autrui. Analysant les effets d'une réforme du droit successoral qui supprime le droit du propriétaire de tester et de disposer librement de ses biens après son décès, Tocqueville montre que cette réforme a pour but et pour conséquence d'empêcher la reconstitution d'un pouvoir de fait par le biais de la concentration de la propriété. « Conduite par d'autres principes », dit Tocqueville, la loi sur les successions « divise, elle partage, elle dissémine les biens et la puissance ». Elle fait donc obstacle au pouvoir privé en imposant la dissémination de la propriété jusqu'à ce que le sol « ne présente plus à la vue qu'une poussière mouvante et impalpable, sur laquelle s'assoit la démocratie ». Pas de réalité dans l'égalité des droits, donc pas de liberté au sens propre, sans égalité dans l'accès à la propriété ou du moins, sans obstacles juridiques à sa concentration 35.
La première génération révolutionnaire percevait ces effets « politiques » de la propriété et la manière dont elle est susceptible d'affecter la liberté. Dès 1791, Pétion de Villeneuve et Robespierre opposaient la recherche de l'égalité sociale par le biais de ces lois de succession à l'idée de Mirabeau, qui consistait seulement à respecter l'égalité que la nature a mise entre les membres d'une même fratrie. La société doit donc veiller, selon eux, à disposer le droit successoral de manière à empêcher une concentration de la propriété entre un petit nombre de mains, qui serait mortelle pour le destin de l'égalité des droits et, en dernier ressort, de la liberté elle-même. Pétion de Villeneuve le dit très clairement : « De l'inégalité des fortunes à l'inégalité des droits il n'y a qu'un pas, et il est glissant. De l'inégalité des droits à la destruction de la liberté, il n'y en a qu'un autre et il est insensible » 36. Contrairement à un dogme régulièrement réactivé, l'influence du Contrat social de Rousseau est très nette dans les formulations mêmes utilisées pour parler de ce danger 37. Ainsi Robespierre : « Je sais que plusieurs causes différentes tendent sans cesse à déranger l'égalité des fortunes » et que « la force publique doit agir pour contenir leur action ». Pétion mentionne de même « cette énorme disproportion qui renverse tous les rapports entre les hommes et qui est le fléau le plus dangereux, le plus destructeur des sociétés » pour conclure que « le législateur doit tendre sans cesse et de tous ses efforts à rétablir un équilibre que la nature des choses dérange et rompt sans cesse » 38
Si l'égalité des droits ne peut subsister sans l'égalité des fortunes, et si l'inégalité corrompt la société et met la liberté en danger, l'égalisation des conditions est la base du bonheur public et c'est par le règlement du droit successoral qu'il convient de la réaliser. À la différence des lois agraires, dont les effets d'égalisation sont inévitablement annulés au cours du temps et qui impliquent de porter atteinte à des droits acquis, le droit successoral assure en outre de manière continue au fil des générations la circulation de la propriété entre de nombreuses mains, et il possède l'immense avantage de n'être ni violent ni confiscatoire de droits acquis, puisqu'il est fondé sur l'idée que les droits de propriété cessent avec la vie du propriétaire. En organisant leur dissémination, la société ne spolie personne, elle ne fait au contraire que disposer de ce qui lui appartient de droit. Les lois successorales permettent une égalisation des fortunes par des moyens doux et efficaces, qui ne comportent aucune violation des droits existants.
Les trois chapitres de la seconde partie du livre - consacrés respectivement à Fichte, aux saint-simoniens et à Durkheim retracent différents moments de ce que M. Plouviez appelle le « socialisme de la transmission », un socialisme qui récuse la collectivisation de la propriété et entend au contraire opérer une transition « douce » vers la socialisation de la propriété en faisant du droit successoral un outil qui la transfère non plus à la famille, même élargie, mais à des collectifs - l'État pour Fichte, les « capacités » pour les saint-simoniens, les groupements professionnels pour Durkheim - capables de la mettre au service du bien public et de lui restituer, sous une forme nouvelle, le caractère commun qui était le sien par nature. Cette poussée vers une socialisation originale de la propriété était motivée par le constat selon lequel le partage égal des héritages à l'intérieur de la famille n'avait pas été en mesure de faire significativement progresser l'égalité des conditions et que, contrairement aux espoirs de la génération révolutionnaire, l'égalité intrafamiliale n'avait pas réussi à faire progresser l'égalité entre familles riches et familles pauvres. Comme le montre Thomas Piketty, le XIXe siècle a été un siècle de très forte concentration patrimoniale, malgré un régime juridique de partage égal et des règles de dévolution successorale à visée de morcellement 39.
Il est intéressant de remarquer, dans le chapitre que M. Plouviez consacre à Fichte, que ce dernier inverse en fait les postulats que les théoriciens du droit naturel avaient utilisés pour fonder le caractère exclusif du droit de propriété. Là où ils déduisaient la validité d'un tel droit exclusif du droit fondamental de chacun à préserver sa vie, Fichte déduit de ce même droit à l'auto-conservation le droit de l'État à gérer les droits exclusifs qu'il concède aux individus, selon des modalités qui doivent assurer à tous le droit de travailler et d'avoir accès directement ou indirectement aux ressources matérielles nécessaires pour cela. Comme le dit M. Plouviez, l'État fichtéen est socialiste non pas au sens où il collectiviserait la propriété, ni au sens où il corrigerait après coup les excès du marché, mais au sens où « il organise l'économie de manière à garantir l'indépendance de chacun ou du moins son droit à la préservation de sa propre vie sans avoir à dépendre d'autrui ». C'est bien de prédistribution, et non de redistribution, qu'il s'agit.
Quant aux saint-simoniens, M. Plouviez montre que pour eux, c'est l'institution même de l'héritage intrafamilial qui doit être abolie, car elle donne à certains la possibilité d'une vie oisive ainsi que la possibilité d'exploiter le travail d'autrui. Or, les saint-simoniens veulent une société dans laquelle seules les capacités permettent d'obtenir une position plus avantageuse, alors que l'héritage rend ceci impossible puisqu'il confère des positions élevées à des gens qui sont, ou qui du moins peuvent être, dépourvus de toute capacité. Une telle hérédité est le principe du système militaire ou féodal, mais c'est la capacité, et elle seule, qui doit être le principe du système industriel : pas de revenu sans travail et pas de travail sans revenu. La collectivité doit donc saisir l'instant de la mort du propriétaire comme une occasion de réallouer les biens devenus vacants à ceux qui ont les capacités de les faire valoir 40. Le projet saint simonien n'est cependant pas d'instaurer une égalité des ressources. Les capacités étant inégales, les résultats le seront aussi, mais cette inégalité devra résulter du seul mérite, dans le contexte d'un droit égal à l'éducation, une sorte d'égalité d'accès aux opportunités ou d'égalité des chances, qui serait compatible avec la hiérarchie des capacités individuelles et en permettrait le développement légitime.
Quant à Durkheim, son apport essentiel aura été de montrer que l'institution de l'héritage est, dans la société des individus fondée sur la division du travail, un archaïsme, une survivance d'une société où, au contraire, l'individu était entièrement subordonné au groupe - à la famille élargie en l'occurrence - et ne subsistait que par lui. Toute propriété doit donc commencer avec l'individu et finir avec lui, l'extension de cette propriété au-delà des limites de la vie relevant d'une forme de propriété collective en contradiction avec les principes de la société individualiste. Mais Durkheim distingue propriété collective et propriété étatique. Il rejette cette dernière au nom de l'idée que l'État est trop éloigné des réalités économiques pour les gérer avec efficacité et qu'il vaut mieux faire des groupements professionnels, ou des corporations, les instances chargées de gérer et de réallouer les biens laissés vacants lors du décès de leur propriétaire-concessionnaire 41. Les maux sociaux ayant pour l'essentiel des causes sociales, une partie des fonds ainsi recueillis par les corporations devront être utilisés pour financer des droits sociaux d'un type nouveau - indemnités de chômage, retraites, etc. - qui seront conçus non pas comme une forme d'assistance, mais comme des droits authentiques ouverts aux travailleurs en leur qualité de membres des groupements professionnels.
La protection sociale ne vise donc pas à atténuer les symptômes du mal mais à réorganiser le travail en y attachant de nouveaux droits, garantis par la cotisation post mortem que constitue l'héritage. Durkheim est ainsi l'un des premiers à distinguer entre la logique assistancielle de la charité publique et la logique garantiste des droits sociaux. En même temps, les idées qu'il avance sont aussi à l'origine de la gestion paritaire de ces droits que nous connaissons aujourd'hui, les organismes paritaires patrons /salariés prélevant des cotisations destinées à financer la protection sociale, tandis que l'État, tenu en principe à l'écart de l'univers du social, est seulement chargé de prélever des impôts non pas pour opérer une redistribution des ressources qui, là encore, n'est pas à l'ordre du jour, mais uniquement pour financer les services publics 42.
Le livre de Mélanie Plouviez est donc essentiel, parce qu'il réactualise des idées-forces qu'un demi-siècle de domination de la représentation néo-libérale de la société a fait disparaître de notre horizon de réflexion. En premier lieu l'idée que les ressources extérieures sont la propriété commune de l'ensemble des individus, qu'il n'existe par nature aucun droit d'exclure, aucun droit de propriété absolu, que toute propriété privée est une concession de la communauté dans le but de constituer, pour le concessionnaire, la base de son indépendance et de sa liberté. En second lieu, qu'il n'existe aucun droit naturel de transmettre, pas plus qu'aucun droit naturel de recueillir un héritage et que, là encore, il appartient à la collectivité - envisagée sous diverses formes - de disposer des biens rendus vacants par la mort du propriétaire en fonction des exigences du bien commun. Et qu'en conséquence, troisième idée, toute propriété privée a pour but de garantir les bases de la liberté individuelle et qu'elle ne peut donc jamais prétendre à la moindre validité là où son caractère exclusif entrerait en contradiction avec le droit à l'existence et à la liberté d'une tierce personne. Robespierre l'avait dit dans une formule magnifique : « C'est pour vivre d'abord que l'on a des propriétés. Il n'est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » 43.
L'ouvrage de Y. Bosc et D. Casassas systématise les idées que nous avons vu apparaître en lisant les ouvrages de Quentin Skinner et de Mélanie Plouviez. L'intuition essentielle est que, dans une société post-aristocratique, la liberté ne peut dépendre seulement de droits civils et politiques mais aussi et avant tout d'un droit à des ressources matérielles : aucune liberté politique n'est possible sans garantir en même temps, et par le biais du droit de propriété , les conditions matérielles nécessaires au développement d'une interdépendance respectueuse de l'autonomie de chacun 44. Pour Y. Bosc et D. Casssas, Robespierre et Thomas Paine incarnent cette conception de la liberté comme indépendance, fondée sur un accès aux ressources matérielles, un accès qui doit être garanti politiquement. Pour eux l'universalisation de la liberté passe par l'universalisation de la propriété, c'est-à-dire par la possibilité de contrôler - individuellement ou collectivement - les ressources qui garantissent notre existence, la terre à la fin du XVIIIe siècle, et, aujourd'hui, l'accès à cette propriété publique que sont les services publics et les droits sociaux. Cette conception de la liberté implique une redéfinition drastique du concept de propriété : l'appropriation privée des biens matériels - patrimoine commun de l'humanité - n'est ainsi justifiée, selon Thomas Paine, que dans la mesure où elle est nécessaire à la préservation de la vie de l'ensemble des membres de la communauté et où elle y contribue ; elle ne peut être justifiée lorsque, au contraire, elle y fait obstacle. La propriété n'est donc pas un droit naturel, mais un droit positif, institué et protégé par la société pour une finalité non pas individuelle mais sociale. Là encore Robespierre avait forgé la formulation essentielle : les lois qui régissent la propriété, dit-il « doivent interdire un usage de la propriété qui mettrait en péril le droit à l'existence sans lequel il n'y a pas de liberté possible » 45.
Il faut souligner ici qu'une telle proposition suppose également une révision de l'idée de contrainte ou d'obstacle mis à l'exercice de la liberté par autrui. Cette contrainte peut être directe, par la force ouverte ou par la menace, mais elle peut aussi être indirecte par l'adoption d'un comportement qui, sans directement contraindre autrui, a pour conséquence de rendre sa liberté impossible. C'est le cas en particulier d'une forme d'appropriation privée exclusive qui, en prenant plus que ce qui est nécessaire à notre propre conservation, constitue l'équivalent d'une agression physique, ainsi qu'un usage de la propriété qui viole les droits des tiers. Le monde étant fini, ceux qui entrent dans un monde entièrement approprié subissent une violation de leur droit primitif, en sorte que les appropriateurs privés antérieurs leur doivent une compensation pour avoir ainsi annexé à leur personne privée ce qui de droit appartenait à tous. Il faut souligner également que ceci implique que la communauté primitive est une communauté positive qui inclut un droit imprescriptible de chacun à la part de ressources nécessaire à la préservation de la vie, et pas seulement une communauté négative. Les choses extérieures appartenant positivement à tous en commun, celui qui s'approprie des ressources externes de manière à empiéter sur la part qui revient à autrui commet dès lors une agression contre ce dernier, contre ses droits 46.
Il appartient donc à une instance collective de statuer sur les formes d'appropriation privée qui sont compatibles avec le droit de tous à l'existence et aux ressources nécessaires à la garantie de ce droit. Limiter la propriété par le droit de tous à l'existence, ce n'est pas la détruire - contrairement au mot de Tocqueville - mais c'est la justifier en montrant qu'elle ne nuit pas à la liberté des tiers. En interdisant aux propriétaires de spéculer sur les biens nécessaires à la préservation de la vie, dit encore Robespierre, « je ne leur ôte aucun profit honnête, aucune propriété légitime. Je ne leur ôte que le droit d'attenter à celle d'autrui » 47. Il n'y a en ce sens aucun conflit possible entre les droits de l'individu - en particulier le droit de propriété - et l'égalité, car les prétendus droits dont l'exercice porte atteinte à l'indépendance et à la liberté des tiers ne peuvent pas être des droits, et leur limitation ou leur rejet, loin d'être une atteinte à la liberté, en est au contraire la garantie.
Adam Smith percevait lui aussi que la simple égalisation des droits - ce qu'il appelait le « système de la liberté naturelle » - pourrait ne pas suffire à garantir la liberté de l'ensemble des individus. Il savait par exemple que le marché tend à se nier lui-même par la formation de monopoles et d'autres pratiques entravant la concurrence et que, en ce sens, l'intervention d'une instance publique est indispensable pour faire respecter l'authenticité du marché et pour empêcher la formation de positions dominantes qui permettent l'exploitation et la domination 48. Pour Smith, les marchés doivent donc être constitués par l'institution politique de telle sorte qu'ils soient compatibles avec la liberté républicaine, voire qu'ils puissent l'engendrer. Selon les auteurs, l'idéal de Smith, ainsi que celui de l'économie politique classique dans son ensemble, consiste à promouvoir des relations sociales libérées de toute forme de domination et à rémunérer tous les acteurs économiques en échange de leur contribution réelle au processus productif 49. Smith sait que le libre jeu des contrats et des échanges interindividuels ne conduit pas par lui-même à la réalisation de cet idéal d'indépendance réciproque. Si nous pouvons, aujourd'hui, avoir l'impression contraire, cela vient de ce que Smith met l'accent sur l'immense pas en avant vers l'indépendance des individus que représente l'institution du « système de la liberté » naturelle, par rapport à une société aristocratique où les privilèges sont juridiquement constitués. Mais on ne doit pas confondre ce pas en avant avec la réalisation définitive de l'idée d'affranchissement.
Un des aspects les plus utiles du travail de Bosc et Casassas est la mise en lumière de la fausseté de la thèse selon laquelle la république jacobine aurait été un moment d'étatisation de l'économie et de confiscation de l'initiative citoyenne par un État centralisé, prétendument héritier de la monarchie absolutiste d'Ancien Régime, et annonciateur de la centralisation impériale, dans la lignée de laquelle serait inscrite la lourdeur de l'appareil administratif de la France d'aujourd'hui. L'épisode jacobin a au contraire été marqué, selon les deux auteurs, par une élision de l'idée que les représentants doivent se substituer aux citoyens et décider à leur place, par la volonté de laisser les pouvoirs locaux administrer les affaires pour lesquelles ils sont compétents, par une rupture avec la thèse de Sieyès selon laquelle la modernité politique impliquerait une division du travail entre le peuple qui élit, mais ne gouverne pas, et des représentants qui sont chargés de la fonction spécifique du gouvernement.
Ceci est en outre lié, pour les deux auteurs, à l'opposition qui s'est fait jour au moment de la Révolution entre les thèses de Condorcet et celles de Thomas Paine. Condorcet théorisait l'idée que le progrès est fondé sur la propriété exclusive, gage d'augmentation exponentielle de la richesse sociale, ainsi que l'idée que le marché se chargera lui-même d'égaliser les conditions. Il souscrit au dogme selon lequel les lois de l'économie sont des lois naturelles, aussi nécessaires que celles de la physique, et qu'elles exigent le marché et la concurrence, la liberté des prix et des exportations.
Comme le montrent Bosc et Casassas, la théorie condorcetienne de l'instruction publique vise dans les faits, moins à éclairer les citoyens qu'à les convaincre de remplacer leurs intuitions spontanées, liées à leur position de classe, par une raison experte seule capable de saisir et de comprendre ces « lois naturelles de l'économie ». Pour Condorcet, le sens commun populaire doit être contré par une science inculquée par l'instruction, et la souveraineté des masses doit être encadrée pour en éviter les effets d'anarchie, mais aussi d'écart par rapport à la « vérité » qu'elle impliquerait si la bride lui était laissée sur le cou. L'instruction permettra au peuple de comprendre qu'il existe entre les différentes classes sociales une authentique harmonie, et que la prétendue opposition des intérêts entre les riches et les pauvres est un préjugé sans fondement scientifique. Les errements de la Révolution sont donc dus, selon Condorcet, à l'ignorance des masses populaires qui pensent pouvoir maîtriser l'économie et lui imposer une volonté politique fondée sur le droit à l'existence et la réduction de l'abîme entre les plus riches et les plus pauvres 50
Thomas Paine, à l'opposé, est convaincu que le peuple dispose d'un sens commun politique, qu'il sait pratiquer une économie morale, empêcher les spéculations, et payer les biens de nécessité à leur juste prix en appliquant le principe du droit à l'existence 51. Il a constitué ainsi un ensemble d'idées qui situe les mouvements populaires et leurs aspirations à une économie juste, garantissant la liberté de tous, aux antipodes du déchaînement de violence et d'anarchie auquel on les assimile trop souvent.
Les auteurs pensent, dans la continuité des idées de Paine, que la solution à la menace que l'appropriation privative et exclusive des ressources communes représente pour la liberté des non propriétaires passe par l'institution d'un revenu inconditionnel de base, financé principalement par un prélèvement sur les profits que réalisent les détenteurs exclusifs des richesses sociales. Le monopole qu'ils détiennent sur ces ressources leur permet en effet d'exploiter le travail de ceux qui n'y ont pas accès autrement que par les voies du salariat, une condition que certains ont qualifiée en disant qu'il s'agissait d'une forme moderne de servitude. Il n'y aurait donc pas d'autres moyen de desserrer l'étau que d'ouvrir à tous les citoyens la possibilité - la liberté ? - de ne pas être intégrés à cet univers du travail dominé. C'est ce que devrait permettre l'institution d'un Revenu Inconditionnel de Base (RIB).
Cette proposition a jusqu'à ici fait couler beaucoup d'encre. On voudrait pour terminer, évoquer l'une des critiques qui lui ont été adressées d'un point de vue « progressiste », critique dont les arguments sont discutés par les auteurs.
Dans une série d'articles récents le politologue Alex Gourevitch propose l'argument suivant 52 : les partisans du RIB présupposent la chose même dont ils prétendent affranchir les individus, à savoir le travail socialement organisé. La promesse de libérer l'ensemble des individus de l'obligation de travailler ne peut en effet pas être tenue, car le travail socialement nécessaire doit être accompli puisque, pour qu'il y ait des biens à acquérir avec le revenu de base, il faut que quelqu'un travaille à les produire. Les partisans du RIB présentent le travail comme devant demeurer purement optionnel, alors que le travail ne peut être optionnel que si quelqu'un accomplit le travail nécessaire à la production des biens indispensables. Or rien ne garantit que le travail choisi, volontaire - à supposer qu'il existe dans une société fondée sur le rejet de toute éthique du travail, comme l'implique l'idée même d'un RIB - suffise à produire ces biens indispensables. Il faut non seulement que la société soit organisée de manière à s'assurer qu'un nombre suffisant d'individus travaillent, mais aussi qu'un nombre suffisant d'individus travaillent à des tâches déterminées, à savoir celles qui sont indispensables à la production des biens nécessaires. La société serait ainsi obligée de procéder à une détermination sociale des besoins, de définir ce qui doit compter comme un travail nécessaire, et d'obtenir qu'un volant de travailleurs volontaires suffisant s'applique aux tâches ainsi définies. Pour cela, elle ne pourrait recourir ni à la contrainte pure, ni à une culture du travail que cette société d'après le travail récuse. Demeureraient uniquement des incitations matérielles, qui devraient être très puissantes dans ce contexte, ce qui rendrait la production des biens indispensables extrêmement coûteuse. Sans une analyse des institutions et des mécanismes par lesquels la société garantit que le travail socialement nécessaire sera effectivement accompli de manière organisée et régulière, analyse qui fait défaut dans les propositions de Revenu Inconditionnel de Base, les arguments en faveur d'un tel revenu universel sont donc trompeurs ou, au mieux, incomplets.
Les trois ouvrages dont nous venons de tenter de rapporter les arguments et les propositions devraient nous aider à dégager une idée très simple. Le mouvement intellectuel que nous appelons « libéralisme » doit être compris dans le contexte de sa naissance et de son évolution. Il est clair que ceux qui l'ont porté sur les fonts baptismaux - de Locke à Smith - étaient animés d'un projet consistant à soustraire les individus aux formes de dépendance personnelle qui caractérisaient la société aristocratique, en particulier celles qui étaient attachées à la propriété et à sa transmission héréditaire. Ils ont pensé que l'égalité des droits civils - ainsi que le fait de couper totalement la propriété de ses aspects « politiques » qui affectaient la liberté - ferait progresser les individus de manière très substantielle vers cette indépendance. Ils ont pensé en particulier que le marché, libéré de ses entraves et des « privilèges » créateurs de monopoles ou de clientèles captives, devait constituer un formidable vecteur de cette indépendance, en permettant à chacun de « voter avec les pieds » et de mettre les prestataires de biens et de services en concurrence les uns avec les autres. Sur ce plan, ils avaient raison et nous devons leur donner acte du pas immense que la rupture avec la société des privilèges a permis d'accomplir en direction de la liberté individuelle.
Mais on ne peut négliger le fait que les « fondateurs » du libéralisme eux-mêmes ont eu l'intuition - Locke et Smith en particulier - que le système de la liberté naturelle ne serait pas l'alpha et l'omega de la libération des individus, et de leur indépendance par rapport à la domination publique ou privée. Pour étayer les avancées réalisées, les adeptes du système nouveau comme ses premiers adversaires « radicaux » ont compris qu'il fallait opérer des consolidations dans au moins deux directions distinctes. D'une part garantir que le pouvoir de faire la loi soit l'apanage des citoyens eux-mêmes, tout en assortissant cette première condition d'une seconde : que le pouvoir de faire la loi, même lorsqu'il émane du peuple, ou plutôt de sa majorité, soit contraint de s'exprimer à travers les formes de l'état de droit, qui sont seules susceptibles de le prémunir contre l'arbitraire.
D'autre part, œuvrer par différents moyens - le droit successoral en premier lieu, mais aussi l'institution de droits sociaux et de diverses formes de redistribution et de prédistribution - à une égalisation dans les conditions sociales, dans l'accès aux conditions matérielles de l'indépendance, sans lesquelles l'égalité des droits risquait de sombrer, en même temps que la liberté, sous le coup d'une accumulation de richesses en un petit nombre de mains, accumulation de richesses assurée de se convertir immédiatement en une accumulation de pouvoir destructrice de l'indépendance de ceux qui ne sont pas membres du cercle des nantis.
Pour citer cet article : Spitz, J.-F. 2025. Les conditions de la liberté dans une société post-aristocratique. EnCommuns. Article mis en ligne le 17 novembre 2025.
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