Voyage à Reims A la recherche de l’accueil inconditionnel - Rencontre avec Patrick Chemla

Voyage à Reims  n'est pas un texte « clé en main » sur la fabrique d'un commun. Il s'agit  plutôt d'un « texte passerelle » entre le monde complexe, sensible et politique du soin psychique et les praticiens et théoriciens des communs. Le texte relate la genèse et le déploiement de la praxis de Patrick Chemla, psychiatre et psychanalyste du service public.  Fabienne Orsi a réalisé ce long entretien pour la Revue EnCommuns dans la perspective de transmettre une expérience riche d'enseignement pour la recherche et les débats sur les communs et le commoning.  Ce texte donne d'autant plus matière à penser qu'il témoigne d'un ilot de résistance face à la destruction massive du service public de soin psychique, alors même que la santé mentale a été reconnue « Grande cause nationale 2025 ».

Introduction

Par Fabienne Orsi

J'ai rencontré Patrick Chemla pour la première fois à l'automne 2019 à l'occasion d'une visite au centre Antonin Artaud à Reims. Il s'agit d'un centre de jour de psychiatrie publique « hors les murs » de l'hôpital que Patrick Chemla a fondé et dirigé de 1985 à 2023. Cette visite à Reims avait pour objectif de nourrir une recherche en cours consistant en l'étude de différentes approches du soin qui permettraient de faire progresser la réflexion sur les communs, notamment les conditions d'émergence et de maintien de « communautés » élaborant elles-mêmes leurs modes de « gouvernance » dans l'objectif de construire un projet commun ouvert sur la cité .

À mon arrivée au centre Artaud, j'ai été accueillie par des soignants et des patients souffrant de troubles psychiques me conviant à un petit-déjeuner collectif puis à une assemblée générale. Cette courte expérience a laissé en moi une empreinte singulière mêlée de troubles et d'interrogations. Je venais d'être témoin d'un moment collectif « étrange » où des soignants et des soignés petit-déjeunaient ensemble puis, réunis en cercle, délibéraient de sujets variés et prenaient des décisions communes. De là, nombre de questions m'ont traversée : quels pouvaient bien être les fondements sous-jacents de cette approche du soin psychique ? Quelle fonction thérapeutique est attribuée à la démocratie délibérative et quelles sont les conditions de sa mise en œuvre ? Comment des pratiques collectives d'apparence horizontales pouvaient se déployer dans le cadre du service public, souvent décrit comme hiérarchique et vertical, en particulier dans le domaine hospitalier ? Est-ce uniquement hors les murs de l'hôpital que cette pratique du soin peut s'élaborer ?

Le début d'observation que j'ai faite à Reims ne m'a toutefois pas suffi à réellement saisir la réalité vivante du centre Artaud. La survenue de la pandémie de covid 19 a empêché que j'y retourne rapidement. Néanmoins, le lien avec Patrick Chemla ne s'est pas rompu pour autant. Cette pandémie a été l'occasion d'initier ensemble, avec plusieurs soignants et chercheurs d'horizons variés (psychiatres, anesthésistes, infirmiers, psychologues, sociologues, économistes, anthropologues, etc.), les Ateliers pour la refondation du service public hospitalier et du soin dans l'objectif d'ouvrir un espace de réflexion transversale sur la question du soin dans la cité, cela par-delà les disciplines, les spécialités, les silos C'est à l'occasion des activités que nous avons menées dans ces ateliers que j'ai pu commencer à découvrir tout un courant de penseurs et de praticiens du soin psychique investis depuis des années dans la conception d'une pratique collective de soin dont le centre Antonin Artaud constitue l'un des lieux contemporains d'élaboration. L'entrée dans cet univers est assez déroutante. On y parle de la folie, de psychoses, de désaliénation, de figures fondatrices telles que François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jean Oury, de lieux mythiques : l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, la clinique de La Borde. Je rencontre ainsi un univers foisonnant et un « mouvement » dit de « psychothérapie institutionnelle », dont j'apprends qu'il est né en France durant la Seconde Guerre mondiale . Dans sa forme contemporaine, ce milieu du soin psychique se laisse toutefois difficilement pénétrer, il est difficile d'en saisir plus précisément la chair, lorsqu'on est extérieur. Il émet néanmoins des signaux forts pour qui, en sciences sociales, s'intéresse à l'analyse institutionnelle et au collectif.

Une nouvelle rencontre à l'été 2025 va constituer un tournant. Patrick Chemla a pris sa retraite. Il m'accueille pour un entretien. Il s'agit cette fois de prendre le temps de la discussion. Nous nous mettons d'accord sur l'objectif : retracer son parcours de psychiatre et de psychanalyste, faire l'histoire du centre Antonin Artaud. Nous nous sommes entretenus plusieurs heures.  Je vais alors mieux prendre la mesure de ce qui se fait, se pense, s'élabore au centre Artaud ainsi que l'histoire plus vaste du soin psychique dans laquelle il s'inscrit et qu'il continue d'écrire. Ce sont des heures d'entretien d'une grande intensité dont le texte qui va suivre rend compte en grande partie . Le récit que livre Patrick Chemla est extrêmement dense et rythmé par des descriptions de rencontres et de moments déterminants de son parcours ainsi que de l'histoire du centre Antonin Artaud : des épisodes parfois drôles, souvent bouleversants. Il relate un parcours en perpétuel mouvement : de son engagement dans le mouvement antipsychiatrique, son désir de détruire l'hôpital, à sa rencontre avec les fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, son attachement viscéral au principe d'autogouvernement avec les patients et les soignants, ses échecs, ses erreurs, ses remises en cause. C'est le récit de la mise au travail et de l'élaboration continue de la pratique de soignant, la recherche permanente du principe de désir comme vecteur de surgissement du collectif, c'est son inlassable travail sur les « deux faces aimantées » du désir : destruction/créativité. L'attachement aux fondements du service public est constamment présent : c'est l'accueil inconditionnel qu'il puise dans son histoire personnelle d'enfant juif algérien, ce sont les espaces de créativité arrachés à l'adversité, c'est la quête assidue d'une pratique de soin profondément collective et humaniste. Tout le long du récit, jusque dans la cadence des phrases, un désir tendu sourd : transmettre, vouloir léguer quelque chose parce qu'il y a une urgence. L'urgence est sans nul doute à situer dans le paradoxe selon lequel d'un côté, la santé mentale a été désignée par le gouvernement « Grande cause nationale 2025 » et de l'autre, la destruction de la psychiatrie publique se poursuit de façon massive et continue, de nombreux lieux de soins psychiques sont mis en grandes difficultés, certains sont enjoints de fermer.

L'entretien qui va suivre relate ainsi la genèse et le déploiement, sur cinquante années, de la praxis de Patrick Chemla dans le champ de la psychiatrie et de la folie dont l'histoire sensible continue de s'écrire . Un récit dans les plis duquel se lit une mise à l'épreuve de l'autogouvernement comme principe à la fois thérapeutique et politique, où la « chose commune » s'élabore dans l'hétérogénéité, ceci avec le souci de faire vivre le « processus d'institutionnalisation » dans un mouvement permanent.

Voyage à Reims est finalement une invitation à ouvrir un nouvel horizon de réflexion et de débats avec celles et ceux investis dans les champs des communs et du soin, pour que, ensemble, nous contribuions à inventer une « nouvelle manière d'habiter le monde » .

Aux origines

Fabienne Orsi : Patrick, si nous débutons l'entretien avec la genèse du centre Artaud, tu commencerais où ?

Patrick Chemla : La Genèse, comme la Torah ! À vrai dire, au départ, quelque chose se trouve commun à toute une génération de Juifs d'Algérie, plus exactement de Juifs algériens. C'est ce que raconte Derrida dans Le monolinguisme de l'autre. Lorsque j'ai lu ce livre, je me suis rendu compte qu'il racontait mon histoire. C'est-à-dire qu'il y a une déculturation des Juifs d'Algérie obtenant la nationalité française. Leurs familles les poussent vers la France et les extraient du monde arabe. La génération de mes parents parlait arabe et français, mes grands-parents parlaient uniquement l'arabe. Pour ma génération, il y avait comme un interdit de parler l'arabe lié au fait d'être poussés vers la France par nos parents qui ont comme projet pour nous que l'on devienne fonctionnaire, ou médecin, ou avocat, ou encore professeur de français. Mes parents viennent d'une famille peu fortunée. Mon père était un petit employé de bureau avec le certificat d'études. Ma mère ne travaillait pas. Nous vivions à la lisière du quartier arabe à Bône, la ville s'appelle Annaba aujourd'hui. Je me souviens des échanges de gâteaux tout le temps avec les voisins arabes. Par contre nous n'avions aucun lien avec les catholiques, c'était une communauté étanche, ce qui a été très bien décrit avec « les cloisons de verre » dans l'Algérie coloniale. Toutefois, je ne pouvais pas ramener de copains arabes à la maison, il n'y avait que les copains juifs qui pouvaient rentrer dans la maison. Tout ça était naturalisé. En même temps, il y avait cette proximité avec les voisins arabes, en termes de nourriture, de culture, de musique, etc. Un gamin ne peut rien comprendre à ça. J'ai écrit un petit texte là-dessus que tu pourras consulter dans un livre dirigé par Leïla Sebbar, Une enfance juive en Méditerranée musulmane, où je fais de ce moment étrange, traumatique – parce que c'est un trauma silencieux –, le point de départ de tout mon parcours ultérieur, tant au niveau politique, que psychanalytique et psychiatrique. C'est-à-dire ne rien comprendre à ce qui se passe, mais être pris dans cette situation où des gosses arabes marchent en plein centre-ville pieds nus, et où on me raconte que les Arabes ne supportent pas les chaussures. Je sais à six ans que c'est un mensonge. Et puis, autour de moi, les gens disparaissaient avec des grenades, des bombes, des proches de ma famille. Je savais qu'il y avait du danger, je n'avais plus le droit de jouer dans la rue, je pouvais uniquement jouer dans la maison. Il y avait une bibliothèque. Mes parents étaient d'un milieu populaire, mais ils étaient juifs, donc tournés vers la culture et poussaient les gosses vers la culture. Il y avait tous les bouquins de ma sœur qui a quatorze ans de plus que moi. Je lisais tout ce que je trouvais, les polars de mon père, les bouquins de ma mère. Je passais mon temps à lire puisque je ne pouvais pas aller dehors. Il y a donc ce contexte-là. Puis, quand j'ai neuf ans, en 1960, deux ans avant l'indépendance de l'Algérie donc, mon frère qui avait dix-huit ans de plus que moi, revient de France pour s'installer de nouveau en Algérie avec le projet de construire l'Algérie indépendante aux côtés de ses copains du Front de Libération Nationale (FLN). Il était parti en France pour faire des études. Mais, une fois sur place, il n'a rien fait. Il a fait barman, dragueur, tout ça. Alors, mon père a arrêté de lui filer du pognon, il s'est débrouillé. À l'époque, on pouvait être instituteur avec le bac, il a fait instituteur. Il a rencontré une femme, ils ont fait deux gosses. Il a fait le second gosse d'ailleurs pour ne pas partir se battre en Algérie. Mon frère était très brun de peau comme ma mère. Il fait partie de cette génération qui a pris l'arabe première langue au bac, qui était arabisante, et qui pouvait passer pour des Arabes. Mon frère allait même à la mosquée et il allait chez les copains, il draguait leurs sœurs, sans grand succès quand même. Ainsi, il a voulu revenir avec ce projet de participer à l'Algérie indépendante et de s'y installer. À son arrivée, ses copains du FLN l'attendaient sur le quai. Ils lui ont dit : « C'est foutu pour les Juifs en Algérie. Il n'y a aucun avenir pour les Juifs ici. Ramène ton petit frère avec toi en France. Nous ne pourrons pas le protéger ici. Pour tes parents, on fait ce qu'on peut ». Il est arrivé au début des vacances d'été. Je suis parti avec lui à la fin des vacances. Je me suis retrouvé ainsi catapulté chez lui, dans son école en France. Mon père, lui, ne voulait pas quitter l'Algérie. Il voulait rester le maximum, il ne voulait pas quitter son pays. Il ne comprenait pas le film. Il n'était pas pied-noir, il était juif d'Algérie. Les Juifs étaient là depuis 2000 ans. Il ne voyait aucune raison de quitter son pays. Il en partira contraint, en 1964. Ma mère, elle, a fait le va-et-vient entre l'Algérie et la France. Entre mon père et moi, en quelque sorte. Je suis arrivé en France deux ans avant l'indépendance de l'Algérie, à l'âge de neuf ans. Mon frère vivait dans un petit bled, La Veuve, qui se trouve à quelques kilomètres de Châlons-en-Champagne. Je suis ainsi passé d'une grande ville de l'Est algérien, avec les palmiers, la mer et l'animation, à un petit trou dans la campagne, sans mes parents. Mais j'étais dans la famille et je ne réalisais pas du tout que c'était un exil. Je pigerai cela que vingt ans plus tard environ, grâce à l'analyse. Sur le moment, je ne ressens rien. Mon frère était socialiste, antigaulliste, pas très militant. Il a pris l'autorité de la famille. C'était quelqu'un d'assez particulier. Il va faire en sorte d'extraire mon père d'Algérie. Il faut dire que celui-ci était menacé d'égorgement jusque dans l'avion. Car, étant le seul « Français » sur place, il se retrouvait dépositaire des paies des ouvriers algériens. Et, il est menacé de mort parce que les paies n'arrivent pas. Finalement, c'est ma mère qui est allée le chercher en 1964. Il est resté mélancolique jusqu'au bout. Il est mort cardiaque. Il était complètement cassé. Je n’ai rien compris sur le moment. J'étais révolté contre lui. « Pourquoi tu ne comprends pas que l'Algérie veut être indépendante ? » Il ne comprenait rien. Il était comme certains Israéliens d'aujourd'hui. Il disait : « Qu'est-ce que c'est que cette histoire que les Arabes veulent devenir indépendants ? Tout allait bien. Ils vont être très malheureux. Ils vont crever de faim. Il s’adressait au boulanger de là-bas. Il lui disait : « Vous allez crever de faim. Et, le boulanger lui répondait : « Je préfère être un lion affamé debout plutôt qu’un mouton bien nourri ! ». Il était sidéré. Il n’a rien compris au film. Mon père faisait partie de ces « petits Blancs » qui sont dans une situation et qui sont pris dans l'aliénation coloniale, qui n'imaginent pas que le monde pourrait être autrement. Mais, une fois arrivés en France, mes deux parents cherchaient des Arabes pour parler en arabe. Ma mère, bien qu'étant très malade, s'est fabriqué toute une socialité par le biais de la communauté juive parce qu'elle faisait des pâtisseries, des gâteaux qu'elle distribuait à tout le monde.

Ma sœur, c'est autre chose. La question du genre compte. Je l'ai interviewée quand j'ai voulu écrire un article sur l'enfance juive en Algérie. Autant mon frère avait beaucoup d'amis arabes, autant ma sœur, elle, c'était comme si elle n'avait jamais vu un Arabe en Algérie. Comme fille, il fallait qu'elle soit protégée de la sexualité. Alors, elle allait de famille juive en famille juive – quand il y avait des filles –, elle était en permanence chaperonnée. Elle m'a appris quelque chose très récemment, très vieille, très malade. Elle m'a appris que lorsqu'il y avait les infos à la radio, mon père la faisait sortir de la pièce parce que, pour lui, la politique, ça ne devait pas intéresser les filles. Moi, je suis dans le passage à la modernité. En tout cas, je me situais ainsi à ce moment-là. On est encore dans un moment très archaïque de la tradition orientale. Le silence et l'incompréhension devant le fait colonial, je ne voyais que de la bêtise à ce moment-là. Ma mère possessive, la mère juive caricaturale, mon père complètement écrabouillé, parce qu'il s'est mis à déprimer très tôt avant même d'être déraciné. Même en Algérie, il était déjà dépressif. Il n'avait pas les éléments politiques pour comprendre. En plus, il ne s'en donnait pas les moyens. Il était très routinier. Il n'avait pas d'opinion et disait ce que disaient ses copains. Facebook n'existait pas, mais ils s'entretenaient tous sur un racisme ordinaire : « Qu'est-ce qu'ils nous font chier les Arabes ». Sans plus. Ce n'est que longtemps après que je me suis figuré que c'était un problème traumatique pour lui aussi.

Fabienne Orsi : Penses-tu que c'est ton histoire d'enfance qui t'a conduit à la psychiatrie ?

Patrick Chemla : Oui, je pense qu'elle est formatrice. Je ne fais pas le lien sur le moment. Je le fais longtemps après, avec l'analyse. Pendant l'adolescence, je suis plutôt dépressif. Mais il y a cette rencontre avec Freud. À seize ans, je lis Trois essais sur la théorie sexuelle. Je ne le lis pas en classe. En classe de philo, on avait le choix entre Nietzsche et Freud. La classe a choisi Nietzsche. Je pense qu'en choisissant Freud, j'avais sûrement une curiosité par rapport au sexuel. Je commence par lire le premier volume, et là, je ne me sens plus du tout seul au monde. J'ai vraiment cette impression que ce mec-là, il a écrit pour moi, que c'est vraiment génial et que c'est extrêmement culotté. J'en lis un deuxième, un troisième. Je me dis alors que ce métier de psychanalyste sera pour moi. Je suis en pleine révolte adolescente et simultanément, il y a la guerre des Six Jours. Toute ma famille, même mon frère socialiste et ma sœur, tout le monde prend le parti d'Israël. Et moi je me révolte, je leur dis : « Vous déconnez ou quoi ? C'est quoi cette guerre de conquête ? ». Je ne comprends pas du tout la position de la communauté juive. Nombreux parmi les membres de la communauté juive faisaient la queue à l'ambassade pour aller faire la guerre. Comme elle est gagnée en six jours, ils n'ont pas eu le temps. Là, je réalise mon décalage irrémédiable par rapport à la communauté juive. Cette guerre de 67, c'est une guerre de conquête des territoires avec occupation, elle est déterminante pour la suite. Ça, ça m'engage d'une certaine manière.  Arrive mai 68, et spontanément, je suis dans la révolte. Je suis lycéen, j'occupe le lycée, j'étais déjà antistalinien depuis la révolte de Prague. Mon frère fera en sorte de me tenir éloigné des manifs. Mais, quand même, je suis politisé. Puis vient le temps de la fac de médecine. 

Médecine, politique et psychiatrie

Fabienne Orsi : Tu fais médecine parce que tu as dans l'idée de devenir psychanalyste ? 

Patrick Chemla : Oui, je pensais qu'il fallait traverser toutes les études de médecine pour faire psychiatre et devenir psychanalyste. À l'époque j'ignorais qu'on pouvait passer par la psycho. Et tout le monde faisait médecine et psychiatrie pour ensuite devenir psychanalyste. Ce fut le cas de Lacan ou encore d'Oury. Quand un psychologue arrivait dans le milieu, on lui faisait faire psychiatrie. C'est-à-dire que la voie royale, c'était d'avoir une formation psychiatrique sérieuse et médicale avant de s'intéresser à la psychanalyse. Surtout qu'en 1968 les enseignements de la psychiatrie et de la neurologie se sont séparés. Jusque-là, la psychiatrie n'existait pas comme discipline indépendante, les étudiants devenaient neuropsychiatres.

Sur le plan politique, je commence à être plutôt sympathisant anarchiste. Je lis Daniel Guérin, des auteurs comme ça, et puis je sympathise avec un Druze libanais qui est trotskiste. Ce type-là va me faire une formation politique accélérée et me faire lire beaucoup de trucs, des brochures de la Ligue communiste. Je me retrouve dans une cellule de la Ligue, le Cercle rouge. Je crée un groupe en médecine où il y a d'ailleurs Christine, ma future épouse, qui s'appelle Groupe Lutte Santé où il y a des trotskistes, des maos, des chrétiens de gauche. J'essaie de regrouper tout le monde. C'est ma tendance, de tenter de rassembler les gens. Ça ne marche pas, ils se foutent sur la gueule. Je reste à la Ligue. C'était une école de formation extraordinaire. J'y apprends la révolution allemande qui ne m'avait jamais été enseignée en classe, les Spartakistes, le POUM .

Fabienne Orsi : Au cours de tes études de médecine, qu'est-ce que tu découvres ? Qu'est-ce que tu apprends ?

Patrick Chemla : En médecine, tout me fait chier. Je déteste toutes les matières scientifiques, je fais ça uniquement pour faire psychiatrie après. Donc c'est un long tunnel. Ce qui m'intéresse, c'est le militantisme politique qui, à l'époque, est rayonnant. On veut faire la révolution. Si on part en vacances, on dit aux copains : « Tu me préviens si jamais il y a la révolution». À l'époque, on se raconte ça en rigolant, mais quand même, on y croit. Je milite pendant une dizaine d'années, je lis beaucoup, il y a des discussions ininterrompues et on passe notre temps en réunion. Ça m'a passionné, ça m'a permis de supporter les études de médecine. J'avais quelque chose qui était de l'ordre du symptôme. Tout ce qui était médecine corporelle, tout ce qui était du côté du corps, je détestais. Du coup, je n'arrêtais pas de tomber malade à cette époque. Je n'arrête pas de somatiser, mais je ne veux rien savoir de mon corps. Et, c'est seulement dans l'analyse que ça va s'apaiser. Dans un premier temps, je fais une réelle dissociation entre le corps et l'esprit. Ce qui m'intéresse, c'est l'esprit. J'attends avec impatience d'aller en psychiatrie pour lire Freud, étudier sérieusement la psychanalyse. Puis, j'arrive en psychiatrie. Et, une fois que j'y suis, je m'aperçois que ce n'est pas du tout ça qu'on apprend. C'est simplement de l'étiquetage des patients, comment se défendre des patients et de la folie et les bourrer de médicaments. Je tombe malade de ce premier contact avec la psychiatrie parce que je me rends vraiment compte de la très grande violence symbolique. Ce n'est pas une violence physique à ce moment que je découvre. C'est une violence symbolique vis-à-vis des fous. Il y a un déni total de la folie. Toutefois les internes et les chefs de clinique s'intéressent presque tous à l'époque à la psychanalyse, c'est la mode, ils écoutent les patients. Ils passent leur temps à faire des « diagnostics psychanalytiques ». Pour autant cela ne change pas grand-chose, ils continuent la prescription de traitements. Il y en a très peu qui ont une pratique analytique avec les patients délirants. L'enseignement est à peine meilleur. Il y a des psychanalystes et des psychiatres installés en cabinet qui viennent donner des cours. Il y a quelque chose d'assez ouvert dans l'enseignement. Mais, quand même, cela ne va pas très loin. Le niveau est assez bas. Donc, les quatre ans de formation, je les fais en deux ans. Pendant ce temps, je vais également à Paris dans des groupes de psychanalyse car je vois bien que ce qui m'est enseigné est tout de même très léger. C'est plus léger que ma formation politique de la Ligue et plus léger que mes lectures de Freud. Je démarre une analyse en 1975, en même temps je commence l'internat en psychiatrie. Je suis préalablement infirmier pendant deux mois l'été pour voir comment ça se passe à l'hôpital. C'est là que je constate les malades attachés, les tabassages, les viols, la très grande violence physique. Et, le rapport colonial aux patients.

Fabienne Orsi : Pourrais-tu en dire plus sur ce que tu entends par le « rapport colonial aux patients » ?

Patrick Chemla : J'arrive à l'hôpital et je vois ce regard colonial posé sur le patient comme étant une sous-humanité. « Les fous ne sont pas comme nous.  Ils n'ont pas une sensibilité au froid comme nous». Je me dis que c'est comme en Algérie, comme les Arabes en Algérie, comme si on parlait d'une autre espèce. La maltraitance symbolique mais aussi physique est banalisée : les plaintes des patients ne sont jamais considérées et les syndicats défendent les infirmiers de façon corporative, comme si on n'était pas dans un établissement de soins. Il y a des traitements rajoutés la nuit par les soignants pour que tout le monde puisse dormir tranquille. À l'époque, j'ignore que Fanon avait été psychiatre . J'ai lu Fanon comme militant révolutionnaire.  Ça faisait partie des lectures obligées à la Ligue communiste. Mais, je ne vois même pas que Fanon est psychiatre. Je lis Fanon comme militant révolutionnaire. Comme je lis Rosa Luxembourg, comme je lis Gramsci ou Che Guevara. La psychiatrie de Fanon, je ne la lis pas. C'est curieux, je ne la vois pas alors qu'elle est présente dans tous ses écrits. C'est pourtant le moment où je démarre l'internat de psychiatrie. Je me lance alors dans la lecture de Basaglia  et le mouvement italien de l'antipsychiatrie. Je deviens basaglien. Je fais ma thèse de médecine avec une copine qui est anti-psychanalyse pour des raisons psychiques, on va dire. Mais, elle politise sa résistance. Par contre, je ne comprends pas pourquoi un grand nombre de gauchistes sont anti-psychanalyse. J'ai quand même la trouille de commencer une analyse. Que vais-je découvrir ? Je mets un certain temps à me lancer. Faut dire qu'à l'époque, il y a une sorte de mode, la plupart des internes font une analyse comme je te disais, ils se la pètent d'ailleurs, ils vont tous sur des divans lacaniens. Ils jargonent en lacanien, ils répètent des aphorismes de Lacan. Ça m'agace vraiment. Autant la langue de bois lacanienne que la langue de bois de la Ligue communiste, ça m'a toujours gonflé. Je ne peux pas adhérer à ça. Lors d'une réunion du Collectif Gardes-Fous animé par des soignants et des psychanalystes proches de la Ligue communiste, je rencontre celui qui va devenir mon analyste. C'est Jacques Hassoun. Il est psychanalyste et militant de la Ligue, il est même dirigeant de la 4ᵉ Internationale. Plus tard, j'apprends qu'il est juif d'Égypte. Je voyais bien qu'il était juif oriental, il avait un accent. Je vois surtout qu'il est à la Ligue, que ce n'est pas un pourri de droite. Parce que j'ai quand même très peur du côté pourri de droite et jargonnant lacanien.

L'analyse, au début c'est très difficile, puis c'est formidable. Au bout de cinq ans d'analyse, dans les années 80, je rejoins le Cercle freudien, un groupe de psychanalyse qu'Hassoun a cofondé avec cinq autres analystes. Ils ont une référence au surréalisme, une liberté de ton incroyable, ils sont de tendances analytiques différentes entre eux, une liberté de parole. Ils sont trotskistes, soit communistes, ou encore anarchistes.  On a aussi des discussions avec des personnes d'autres groupes, comme Alice Cherki .Ça circule beaucoup. C'est dix ans d'effervescence intellectuelle. Par contre, sur la psychose, ils ne connaissent pas grand-chose. Ils ont lâché le terrain de la folie et des institutions. Ils sont tous installés en cabinet. Ou, s'ils sont encore en institution, ils n'en parlent pas. Parce que la « vraie » psychanalyse c'est en cabinet. On paye cher aujourd'hui quelque chose d'un découplage qui a eu lieu à ce moment-là. Je te parlais du découplage entre le corps et l'esprit, mais un autre découplage se fait entre ce qui est considéré comme la « vraie » psychanalyse qui se pratique en cabinet et ce qui se fait dans les institutions où là, on ne peut pas faire de vraie psychanalyse. C'est un truc de Lacan. C'est un truc de l'époque. C'est une connerie. Ainsi, beaucoup vont quitter les institutions. Parce qu'en plus, c'est trop contraignant. En cabinet, on est peinard. Il n'y a pas de contraintes, ni de réglementation, à cette époque. C'est à ce moment-là que se crée cette césure entre le psychanalyste en cabinet privé d'un côté et l'impossibilité de la psychanalyse en institution de l'autre. De plus, cette approche de la plupart des groupes analytiques est très basée sur les névroses. Le problème, c'est que dès que tu es en cabinet, tu ne peux pas prendre les grands psychotiques. Seules quelques personnes très courageuses et ayant un goût pour ça le font. Des personnes comme Ginette Michaud, Françoise Davoine, et quelques autres. Je ne le sais pas à l'époque. Je découvre au fur et à mesure. Je découvre leur rareté. Et moi, c'est ça qui m'intéresse. J'ignore au début que c'est ça, mais je m'aperçois très vite que je suis fasciné et passionné par les délires. Je ne pense pas être capable de les prendre en charge par contre. Parce qu'à l'époque, ce qui se dit dans le milieu analytique et psychiatrique, c'est qu'on ne peut pas prendre en analyse les psychotiques. C'est une contre-indication. Que le seul traitement, c'est les médicaments. Freud pense que les psychotiques sont inanalysables. Tous les courants analytiques pensent qu'il n'y a pas grand-chose à faire au niveau analytique avec les psychotiques. Seule l'antipsychiatrie à l'époque, avec d'un côté Cooper et Laing en Angleterre, de l'autre côté, Basaglia en Italie, pensent qu'il faut y aller pour détruire la psychiatrie. Je lis beaucoup sur l'histoire de la psychiatrie, je lis Foucault bien sûr ainsi que Castel. Je constate la méconnaissance des psychiatres sur l'histoire de la folie. Les psychanalystes s'appuient beaucoup sur Foucault pour précisément dire qu'on ne peut rien faire dans les institutions, qu'elles sont totalement aliénantes, ségrégatives. Il y a eu malheureusement un effet très négatif de Foucault et de Castel parce que cela a conduit à ce que la grande majorité se dise : « finalement à quoi bon ? ». Moi, je suis dans l'institution et je me dis : « Mais enfin merde, ils ne sont plus là, quoi ! ». Je suis plutôt partisan d'une lutte interne dans l'institution psychiatrique pour la subvertir de l'intérieur, selon le mot d'ordre de Rudi Dutschke : « la longue marche au travers des institutions ».

Il n'y a qu'un psychiatre et psychanalyste à Reims qui introduit la psychanalyse à l'hôpital. Mais, c'est sur un mode extrêmement bourgeois, hiérarchique, avec un discours dominant – la psychanalyse comme signifiant maître, disons – de l'institution sur le mode savoir-pouvoir. Je vois qu'il organise son service d'une manière hyperdirective. La psychiatrie mandarinale, ce n'est pas du tout pour moi. Je suis gauchiste et antihierarchique. Je suis pour des pratiques libertaires, démocratiques, pour la démocratie délibérative. J'ai appris ça à la Ligue, la démocratie des conseils ouvriers, les soviets, quoi.

Lire l’antipsychiatrie, aller à sa rencontre, faire l’expérience

Fabienne Orsi : À ce moment-là, tu n'as pas encore rencontré la psychothérapie institutionnelle ?

Patrick Chemla : Non, à cette époque je suis dans l'antipsychiatrie qui hait la psychothérapie institutionnelle (PI) parce qu'elle veut conserver l'hôpital. Je n'ai encore rien lu sur la PI. Pourtant, j'ai des a priori et je veux détruire l'hôpital dans l'esprit du courant antipsychiatrique italien. Je rentre dans le Syndicat de la psychiatrie. On est 80 membres, mais 80 extrêmement engagés, essayant de faire des choses là où on est. Certains ont une pratique uniquement sociale de la psychiatrie. Jean-Luc Metge par exemple, qui est dans le sud de la France. Il a écrit un livre qui m'a marqué : Psichiatria democratica ou l'optimisme de la pratique – L'expérience italienne. Je suis allé à la fête de la fermeture de l'hôpital psychiatrique de Trieste en 1978, un voyage collectif que j'ai organisé à partir de l'hôpital psychiatrique. Nous sommes une vingtaine de personnes, y compris des infirmiers, des psychologues. Là, je suis dans un drôle d'état. Je ne sais pas pourquoi. On campe dans l'HP. Premier choc : j'entends Basaglia dire que « la psychanalyse c'est de la merde ». Et puis je vois le gros mensonge sur la fermeture de l'HP. Je vois toute une série de pavillons allumés.

Je demande : « Pourquoi c'est allumé, puisque c'est fermé ? » On me répond que ce ne sont plus des malades, ce sont des hôtes. Je réalise alors que ce n'était pas fermé ! On a transformé le nom! 

Je demande : « Vous faites quoi ? »,

« On leur donne à manger, on leur donne leurs médicaments ».

« Mais c'est comme avant ! »

« Oui, mais ce sont nos hôtes. C'est plus des malades» .

La discussion se clôture vite : il s'agit d'affirmer que l'hôpital est fermé !

Je découvre une sorte d'escamotage de la réalité. En même temps, il y a un festival de cinéma antipsychiatrique, je vois des films. C'est un moment fort quand même. Mais je suis assez bouleversé par tout ça. C'est déroutant. Au retour, je raconte ça à mon analyste. Surtout ma grosse déception d'entendre que pour Basaglia, la psychanalyse c'est de la merde. « Ça vous surprend ? », me dit-il. Avant d'aller à Trieste, j'étais déjà dans une pratique basaglienne. Pendant mon internat, je suis dans un service dans lequel les médecins ne foutent pas grand-chose. Le service est dirigé par une médecin plus ou moins orientée par la psychanalyse mais n'ayant pas une grande pratique institutionnelle. Elle me donne carte blanche. Donc j'y vais, avec l'idée d'une pratique d'autogouvernement avec les patients dans le service hospitalier, autrement dit de réunions quotidiennes pour prendre des décisions ensemble sur la vie dans l'unité de soins. Cette méthode de « communauté thérapeutique », reprise par Basaglia au psychiatre anglais Maxwell Jones, tout en la subvertissant grandement, me séduit beaucoup par la possibilité qu'elle offre aux patients de prise de parole et de décision. On fait des réunions quotidiennes pour organiser la vie quotidienne, discuter des traitements, des repas, de l'organisation de la journée, les patients repeignent le pavillon avec des fresques sur les murs. On fait également des manifs avec eux au marché sur la question du droit des patients. Ça marche. C'est-à-dire que tous les malades me suivent et d'ailleurs cela suscite une ambiance de déconnage franchement joyeuse. Par contre aucun psychiatre ne me suit, les infirmiers, au bout d'un moment, ne viennent plus non plus, il ne reste plus qu'une infirmière catho de gauche. Tous m'ont en sympathie, mais ils ne me suivent pas. Je ne comprends pas d'ailleurs, cette solitude. Pourquoi ne viennent-ils pas ? Il y a une expérience marquante. Les infirmiers disent qu'ils ne peuvent pas suivre cette direction de travail, à cause du planning qui est fait par le surveillant-chef. Alors, un de mes co-internes, qui est un mec très obsessionnel, dit : « Je vais vous faire un autre planning ». Il leur fait un planning idéal pour qu'ils puissent venir à toutes les réunions. En réalité les infirmiers vont le dénoncer au médecin-chef. Ça a cassé, chez ce mec-là, toute velléité subversive. Il n'a pas supporté de ne pas être aimé. Il s'est mis dans le sens du vent. J'ai commencé à piger à ce moment le discours prétendant qu'on est empêché dans la liberté de travail à cause des chefs, alors que l'empêchement est d'abord intérieur, intime… La dénonciation du collègue qui crée un planning adapté aux soins témoigne des résistances internes au service, des résistances au changement qui restent alors énigmatiques pour moi. D'autant que mon médecin-chef me laisse faire ce que je veux, y compris une manif avec les patients. Mes problèmes vont être à ce moment-là avec la CGT et le Parti communiste (PC) de l'hôpital qui vont me dénoncer auprès du préfet pour avoir fait cette manif avec les patients. C'est mon médecin-chef qui va prendre ma défense. Rappelons que c'est la période d'antagonisme entre le PC et les gauchistes au moment où le PC était dominant, la Ligue communiste espérant prendre sa place. Je n'ai jamais été dans cette optique, mais je le vis à l'hôpital, jusque dans ses aspects de violence symbolique et de confrontation physique. Pendant mon internat, je commence aussi l'ambulatoire qui se résume alors à une consultation dans la campagne profonde, à Montmirail. C'est extrêmement important pour la genèse du « club thérapeutique » . Je fais aussi des visites à domicile avec ce qu'on appelle des infirmiers visiteurs, il n'y a que deux infirmiers visiteurs par service. On voit vingt malades dans l'après-midi. Je vais donc à Montmirail dans des lieux perdus, on travaille dans les locaux de la mairie. Je fais les consultations avec une infirmière visiteuse qui explique aux patients comment gérer leur vie quotidienne : des conseils sexuels, matrimoniaux, etc. Je suis un jeune homme, je suis médusé, c'est assez irréel. Je vois que de l'autre côté de la cloison, tous les malades du coin viennent se réunir tout l'après-midi, qui tricotent, qui racontent leurs histoires de football. J'observe cette socialisation de l'autre côté du mur, pendant que moi je consulte comme un analphabète. Je ne sais pas du tout quoi dire aux patients, on m'a juste appris à prescrire.  C'est quelque chose qui m'est resté comme empreinte, cette idée de la socialisation possible, même chez des patients très délirants. J'arrive en fin d'internat, au bout de deux ans et demi. J'ai donc passé ce temps-là dans un premier service à faire de l'autogouvernement. Puis je vais en pédopsychiatrie car à l'époque, il s'agit d'une partie de l'enseignement de la psychiatrie générale. Là, c'est un lieu d'abandon total des enfants. Je décide de les prendre en charge un par un dans l'unité dont je m'occupe, de reprendre leur histoire. Je lis Maud Mannoni à cette époque. Pour moi, il y avait d'un côté, Basaglia, de l'autre côté, Maud Mannoni qui était la seule parmi les Lacaniens à faire le lien avec l'antipsychiatrie. Elle a écrit un livre important, Le psychiatre, son fou et la psychanalyse, et a fondé un lieu d'antipsychiatrie : l'école expérimentale de Bonneuil, qui continue d'ailleurs d'exister, mais très différemment aujourd'hui. Maud Mannoni pour moi c'est une sorte de passerelle. Il y a deux passerelles : Maud Mannoni et Roger Gentis que j'ai rencontré plus tard. En fait, je conclus ma thèse sur l'idée d'articuler le courant critique italien de la psychiatrie à ce courant français de la psychanalyse, Maud Mannoni étant très critique de la psychothérapie institutionnelle. Elle estime que ce n'est qu'un replâtrage psychiatrique et que ce n'est pas de la vraie psychanalyse. Elle espère une psychanalyse totalement dégagée de la médecine. En 1967, Maud Mannoni organise un colloque intitulé Enfance aliénée où elle tente de réunir tout ce courant qui travaille sur l'antipsychiatrie et la psychanalyse. En relisant les textes des actes du colloque , je m'aperçois que tous les intervenants sont sur une position d'extrême gauche, ils imaginent que la psychanalyse fera la révolution, c'est-à-dire qu'ils pensent que la logique de la psychanalyse est une logique de subversion qui va détruire les frontières et œuvrer pour l'émancipation. Ils ignorent qu'il y aura mai 68, mais ils sont déjà dans cette logique-là.  Pendant toute cette époque, certains espèrent que la psychanalyse va prendre la place de la psychiatrie. Une folie. Le courant lacanien a cru ça. Lacan a cru qu'il allait détrôner la psychiatrie, prendre sa place d'une certaine manière.

Détruire l’hôpital pour créer des alternatives autogouvernées « hors les murs » - premiers enseignements

Patrick Chemla : 1978 c'est ma fin d'internat, j'arrive dans le service dans lequel j'accomplirai tout mon parcours jusqu'à la retraite. Je poursuivrai ce travail d'antipsychiatrie de 78 à 80 dans l'hôpital. Quand je démarre, je suis toujours dans une logique où il faut détruire l'hôpital et je veux poursuivre mon projet libertaire d'autogouvernement avec l'équipe et avec les patients. On est à Châlons-en-Champagne. À Reims il n'y a rien. C'est-à-dire que toute la psychiatrie, les lits donc à cette époque, sont basés à Châlons, à 40 km de Reims. À ce moment-là, aucune loi n'existe sur le secteur psychiatrique (le secteur) .Par contre il y a les circulaires sur le secteur qui datent de 1960. À ma grande surprise, ces circulaires ne font pas force de loi et ne sont appliquées que sur un mode cosmétique. À ce moment le secteur est considéré comme uniquement de la prévention et de la postcure, pas du soin, autrement dit sans financement par la Sécurité sociale. Ça ne démarre qu'en 75 dans la Marne, et dans toute la France d'ailleurs, sauf pour quelques expériences pilotes : celle de Bonnafé à Corbeil, l'expérience du 13ᵉ arrondissement à Paris lancée par François Paumelle, rejoint par Lebovici et Diatkine, à Lyon avec Hochmann et Sassolas .Eux, obtiennent carte blanche généralement par le biais associatif. Ailleurs, pas grand-chose. Ça démarre tout doucement en raison des résistances locales des médecins et des administratifs. Les psychiatres sont pourtant payés double pour pouvoir faire de l'ambulatoire, c'est-à-dire hors les murs de l'hôpital. Ils ont obtenu ça en 1968. Les psychiatres étaient moins payés que les autres médecins. Il n'y a pas eu de statut unique des médecins pendant longtemps, le statut unique de praticien hospitalier date de 1981. Il est important de dire que le secteur, dès l'origine, comprend l'ambulatoire et l'hôpital : l'ensemble des institutions nécessaires aux soins psychiatriques d'une population, avec un décentrement prévu de l'hospitalisation. C'est l'esprit même de Bonnafé et de Tosquelles. Pour eux, c'est l'ensemble, extra-intra, qui constitue le secteur. Il va y avoir une confusion langagière où le secteur sera compris comme uniquement l'extra-hospitalier. Une confusion que nous payons encore très cher.

Je développe donc une implantation à Reims, dans le quartier Croix-Rouge, car on a un secteur géographique qui correspond à la campagne profonde d'un côté et une zone urbaine chaude de l'autre côté, mais à l'époque ce n'était pas trop chaud. Ainsi on a notre dispensaire (aujourd'hui cela se nomme un centre médico-psychologique (CMP), mais à l'époque on appelait ça dispensaire d'hygiène mentale) à Croix-Rouge, et à la campagne. Il y a déjà d'autres dispensaires, mais nous faisons figure de pionniers avec une perspective militante peu ou prou partagée par une toute petite équipe cooptée sur l'idée de « sortir de l'asile».

En 1980, j'ouvre avec quelques patients le club thérapeutique à Reims. À ce moment-là, j'ignore que Tosquelles a inventé cela au début des années 40 .

Fabienne Orsi: Tu vas ouvrir un club thérapeutique avec des patients. Peux-tu me dire ce que c'est pour toi ?

Patrick Chemla : Pour moi, c'est l'autogestion avec les patients et les soignants . Mais la première fois que j'entends parler de club thérapeutique, c'est quand j'arrive dans le service en fin d'internat. Dans une réunion de service, un projet est présenté par un psychologue de l'équipe et une jeune psychiatre. Ils se font vomir par tout le service. Ils ont écrit un projet dans la langue de la psychanalyse que je lis et auquel je ne comprends rien. Les gens du service, les vieux infirmiers disent : « C'est quoi ce charabia, nous, on n'y comprend rien. T'as écrit ça pour nous insulter ? ». Les deux promoteurs du projet démissionnent. Le médecin-chef, qui essayait toujours de tout concilier, ne défend pas le projet. Il est resté dans un tiroir pendant des années. Je l'ai ressorti quelques années plus tard. Je lis un livre de Jean Colmin qui s'appelle L'Aventure du quartier Ney, publié par les CMEA . Ce petit bouquin raconte une expérience d'une association club thérapeutique créée en dehors de l'hôpital. J'apprends qu'il est possible de créer, dans un quartier chaud, une association avec des effets émancipateurs pour les patients mais également les soignants. Je trouve que c'est une idée formidable, c'est exactement ce que je veux faire. Je me lance, je démarre un petit déjeuner avec les patients et avec les collègues. Dès la deuxième réunion, les collègues ne sont plus là. Parce que, pour eux, manger des croissants, boire le café avec les patients, ce n'est pas thérapeutique. Ce n'est pas de la psychothérapie. Du coup, je fais ça seul. Je fais venir des copains qui ne travaillent pas dans le service pour me donner le coup de main. Les patients aussi donnent le coup de main, bien qu'ils peinent, mais dans cet espace-là, ils sont très contents. Ils viennent à 15, 20, 30. Les infirmiers, eux, ne viennent pas. Alors, comme j'ai des relations cordiales avec eux, je vais les chercher chez eux. Je leur demande : « Qu'est-ce qui vous arrive ? » Une copine infirmière en formation analytique qui me dit : « Moi, je fais une formation de psychothérapeute. Ce n'est pas pour faire du café ». Ils ne sont pas intéressés du tout. Ils pensent que ce travail de la vie quotidienne n'a aucun intérêt. Alors que moi, je pense qu'il y a une strate première d'hospitalité. Ça me vient de ma culture judéo-arabe. Ce n'est pas la psychanalyse ni la psychiatrie qui me l'ont appris. Je pense spontanément qu'il faut d'abord accueillir des personnes qui sont dans cette situation avant de pouvoir discuter. Ça m'a été transmis par mes parents, même si, pour eux, cet accueil se pratiquait surtout sur un mode communautaire. Moi c'était l'accueil inconditionnel ouvert à tout autre que je voulais. J'estime qu'il est très important d'être sur un pied d'égalité avec les patients. J'apprends. Ainsi en 1980, je commence le club thérapeutique sans aucun moyen financier, je mets une mise de fond, chacun paye son café et ses croissants. Le centre social du coin nous prête ses locaux, nous sommes tout à fait acceptés dans ce centre social qui marche bien à l'époque. Le quartier n'a pas explosé comme c'est le cas aujourd'hui.  Ce sont des années de formation. J'anime le club thérapeutique pendant dix ans, bientôt rejoint par une éducatrice, Dany Rochereau, qui va tenir une place fondamentale. J'apprends à faire les couscous avec les patients – je déteste les sorties dans les bois, les pique-niques, la nature – mais je fais tout ça car je suis animé par la passion de le faire avec les patients, de voir à quel point ils laissent leurs délires aux vestiaires dès qu'ils arrivent dans ces espaces. Je démarre également des appartements associatifs sans aucun moyen financier non plus. C'est le principe même de fermeture de l'asile pour construire des lieux d'accueil alternatifs de petite taille. Il y avait deux pavillons de malades chroniques remplis et un pavillon d'admission où les personnes viennent, partent, reviennent. Je me dis que je vais essentiellement travailler dans le pavillon de chroniques, là où les médecins ne foutent rien. Ils supportent très bien ces lieux d'abandon et de relégation, de maltraitance pour les plus faibles qui restent là toute leur vie. Alors je décide de faire des réunions d'autogouvernement dans le pavillon de chroniques, avec des prises de parole qui s'avèrent subversives : les malades dénoncent leurs conditions d'hospitalisation tout en restant très aliénés à l'asile. C'est la bagarre avec les infirmiers, les autres médecins ricanent : « Quel intérêt de travailler dans le pavillon de chroniques ? ». Je décide de faire sortir les patients du pavillon de chroniques et de les faire aller en appartement thérapeutique dans un but basaglien de sortir de l'asile. J'ai fermé deux unités d'hospitalisation dans cette logique en créant des alliances avec un certain nombre d'infirmiers. Les appartements étaient loués à ce moment-là par les patients car on n'avait pas de fric. Les patients payent leur loyer avec leur pension (il y a pourtant une association à l'hôpital, mais personne ne veut nous aider. Ils nous prédisent le pire) tout en continuant à toucher leur allocation de logement et leur AAH qui rembourse pratiquement tout. Mais les patients se débrouillent dans une autosuffisance de pauvreté. Des meubles sont donnés par les uns et par les autres. Les gazinières, l'armoire… On ouvre un, puis deux, puis trois appartements. Beaucoup plus tard, quand la loi sur le secteur sera votée en 1985 et mise en acte par l'arrêté du 14 mars 1986, nous pourrons ouvrir une autre série d'appartements thérapeutiques financés par l'établissement, avec un suivi quotidien de l'équipe et la possibilité de nous appeler 24 h/24. Ce que nous appelons l'astreinte, partagée par tous les membres de l'équipe. L'astreinte sera très vite élargie à l'ensemble du centre Artaud : les patients pouvant ainsi parler à quelqu'un de connaissance en continu.

Ces premières années d'expérimentation auront été mon école de formation dans la convivence avec les patients et la traversée de mes propres résistances inconscientes, en me déroutant dans mes préjugés idéologiques. Cela avec plusieurs blessures ineffaçables. Par exemple, un patient que j'avais en thérapie (avant j'appelais ça un entretien, pas une thérapie) ne supporte pas la liberté, il retourne à Châlons, il fait 40 km à l'envers, il va sur la plus haute des tours, il se suicide. Il n'a pas supporté. Je prends une grosse claque. Il laisse son chien, qu'il avait appelé Sammy, à un autre qui tient le coup. Un autre patient traverse le mur de Berlin parce qu'il se pense descendant d'Himmler et il veut aller rejoindre son père. Ils se remettent tous à délirer comme au premier jour, en quelque sorte. Je suis stupéfait de voir que la liberté n'est pas thérapeutique. La liberté réveille au contraire la psychose, elle enlève le carcan qui les protégeait de leur délire. Je découvre ça. Puis, il y a un patient dont j'ai parlé à plusieurs reprises dans des séminaires et des colloques, qui est un patient extrêmement génial, schizophrène, qui était resté toute sa vie à l'hôpital. C'est un fils de notable rémois, sa sœur dirigeait une institution d'enseignement privé. Son frère était architecte. Ils viennent me voir, et me disent : « S'il sort, c'est nous qu'il faudra enfermer, on va porter plainte contre vous ». C'est un drame. À l'époque, avec ce genre de familles, je prends une position hyperagressive. Je fais sortir le patient. Il va dans sa famille, et tout le temps qu'il passera chez eux, il gardera un silence de mort. Par contre, moi, je le vois et il me parle. Un jour il vient me voir, il traverse une crise très grave, il me réclame son paradis perdu. « Paradis perdu, qu'est-ce que c'est ? ». J'ai essayé de croire que ce n'était pas l'hôpital, je tente de le convaincre, mais rien à faire. Une scène va me marquer : je sors mes ordonnances pour écrire « prière de l'admettre à l'hôpital », je suis vraiment très malheureux. Le patient, qui a son sac en plastique avec toutes ses affaires dedans — comme beaucoup de schizophrènes —, en sort un chéquier et me fait un chèque d'un million de dollars. C'est un choc incroyable. Je me dis que le million de dollars, je l'encaisse. Psychiquement. En réalité, il me signifie que je suis son thérapeute, il me paye sa séance. Il me paye le prix… Il me paye cher, pour que j'entende quelque chose. Jusque-là je ne m'étais jamais considéré comme un thérapeute. Le patient retourne dans le « paradis perdu » et il a fait ainsi cinq/six allers-retours avant de pouvoir vivre à Reims, en appartement thérapeutique, puis en appartement personnel où il pourra mener une vie autonome tout en restant lié au centre Artaud et à ma personne jusqu'à sa mort, tenant aussi une fonction de transmission vis-à-vis des jeunes stagiaires qui venaient se former. À l'hôpital, il retournait voir les vieux copains. Il avait toute une socialité de vieux copains, infirmiers et malades. Et moi, je ne pouvais pas m'imaginer qu'il y avait une socialité dans ce lieu concentrationnaire alors que ces allers-retours en témoignaient. C'est donc un événement très important qui me fait comprendre que l'hôpital peut être un lieu possible de socialisation en appui à la vie dans la cité et le fait qu'il me signifie que j'étais son psychothérapeute sans que je l'aie voulu consciemment. Puisqu'à l'époque j'étais dans un travail politique de destruction de la psychiatrie asilaire et de reconstruction d'alternatives à l'hospitalisation. J'étais de fait encombré par l'impasse basaglienne sur l'impossibilité d'une thérapie dans un lieu asilaire : la destruction des lieux d'enfermement devait constituer le préalable indispensable à toute thérapie. Je pense que c'est l'écoute des patients et mon analyse personnelle qui m'auront aidé à me réorienter. 

La rencontre avec la psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban - « je croyais qu'ils étaient mes ennemis »

Patrick Chemla : Colmin, c'est une première approche. Mais, je vois quand même que c'est difficile parce que c'est refusé par mes collègues. Il y a donc un problème. On fait des groupes de travail. Je lis à ce moment-là Gentis qui avait écrit des best-sellers à l'époque, je découvre le Projet Aloïse . À cette période, Gentis est en fin de carrière. Il est à Orléans. Nous allons le voir avec l'équipe en minibus. Je rencontre Gentis avec lequel je sympathise immédiatement mais qui garde une distance incroyable. Il ne répond pas aux questions. Je lui demande : « Roger, comment on fait pour faire ce travail ? » Parce que moi, je ne sais pas vers qui me tourner. Mon psychanalyste ne connait rien sur la psychose, les courants lacaniens disent des trucs incompréhensibles sur la psychose. Lacan ne dit pas du tout ce qu'il faut faire. Il dit surtout ce qu'il ne faut pas faire. Et puis, je ne connais pas les thérapeutes de psychotiques. Je lui pose donc la question de comment faire, il se tourne alors vers son équipe, et dit : « Dites-lui quoi faire ». Ainsi, c'est l'équipe infirmière qui me raconte :  ils font des déménagements, ils mettent les patients dans des appartements, ils organisent des ateliers culturels, des ateliers d'art brut, etc. Puis, je vais voir Gentis dans l'hôpital de jour qu'il a ouvert dans l'HP. La direction lui a donné un pavillon désaffecté. Pareil, pas de moyens. Il y a une réunion avec les patients. Là, je vois Gentis avec des grappes de patients collés à lui disant : « Roger, Roger je vais pas bien, j'ai des angoisses terribles ».   Et là, il les caresse. Il caresse des patients ! Alors là, pour moi, c'était incroyable. Toucher les patients, c'était absolument invraisemblable. Il arrive à faire ça et ça marche très bien avec les psychotiques. Il arrive à se débrouiller très bien avec ses thérapies. Je rencontre donc ce type exceptionnel dans le contact avec les patients.  Et, avec les infirmiers, c'est le maître libertaire.

Beaucoup plus tard, en 1987, Gentis, avec qui nous avions gardé contact, me fait inviter à Saint-Alban . Je suis réticent quand même parce que, pour moi, à cette époque, la PI c'est une bande de vieux cons, des ennemis. Pour le syndicat de la psychiatrie dont je faisais partie, Jean Ayme qui était un des promoteurs de la PI, c'était un ennemi. Il était pour la défense de l'hôpital psychiatrique contre ceux qui voulaient le détruire en créant des alternatives. Jean Oury , pareil, il avait été démoli par Gardes-Fous, comme faisant du replâtrage psychanalytique sur une pratique de psychiatrie pourrie. Les psychanalystes gauchistes critiquaient Oury et Guattari comme étant de mauvais psychanalystes et des traîtres. Oury avait été violemment critiqué par la génération de 68 pour pratiquer des électrochocs. C'est con. J'en ai jamais fait du coup. Alors que quand je lis ce qu'il dit, ou que j'en ai discuté avec lui, il guérissait des gens. Mais moi, je n'ai jamais pu en faire. Il y a toute une mythologie sur les électrochocs comme méthode barbare dans laquelle je suis pris. Alors Je déteste a priori Oury et Guattari. Je déteste également Jean Ayme. Et, je me retrouve à Saint-Alban, invité par Gentis.  Je suis dans mes petits souliers. On fait une intervention d'équipe. Je suis dans un atelier. Au premier rang, il y a un vieillard avec une canne. Je commence à expliquer le travail qu'on fait à Artaud. Je raconte une psychothérapie à domicile d'une patiente psychotique très délirante, où nous allons chez elle avec une assistante sociale et un infirmier à un rythme soutenu. Nous entrons dans son délire par le biais des objets de son appartement mais aussi des éléments de son histoire tourmentée. Et les gens commencent à me huer dans la salle en entendant ma position antipsychiatrique, ma référence à l'Italie, le fait que je veuille soigner en dehors de l'hôpital. Au premier rang, le vieillard avec un accent catalan extraordinaire dit : « Bande de connards, vous allez fermer votre gueule, Oui ? Laissez parler Chemla ! Chemla, continue, ne te laisse pas intimider par cette bande d'hystériques de merde». Je comprends que c'est Tosquelles. Alors je tremble encore plus, nous continuons notre topo collectif. À la fin, Tosquelles dit que c'est formidable, que c'est le renouveau de la psychothérapie institutionnelle. Whouah, j'étais dans un état. je me dis : c'est ça Tosquelles ! Puis, je le vois dans la salle, incroyablement dévastateur, à faire du rentre-dedans, je découvre une liberté de ton entre tous les vieux fondateurs de la psychothérapie institutionnelle qui allait jusqu'à l'insulte. Bonnafé était sourd. Il en rajoute dans la surdité en faisant comme s'il n'entendait pas. Alors Tosquelles s'exclame devant 600 personnes : «Chemla, n'écoute pas Bonnafé! Ce vieux stalinien de merde. Ces gens-là nous ont tués en 1936 en Espagne». Je comprends à ce moment-là la réputation de Tosquelles, sa manière d'agiter les gens. Il est génial. Il n'arrête pas de carburer, de penser, d'intervenir. Arrive le moment de compte-rendu de mon topo. Celui qui était chargé de le faire commence à parler et là, Tosquelles se lève, lui coupe la parole et dit : « C'est pas du tout ce qu'a dit Chemla». Il vient, il récite mon texte, mot à mot, comme s'il avait le texte sous les yeux. Il explique pendant une plombe à la salle ce que j'ai fait.  Ça m'a paru un temps très long, parce que c'était un peu la honte. Je me dis : « Qu'est-ce que je vais ramasser comme agressivité ! ».  En vérité, je me retrouve adoubé, en quelque sorte, par ce courant que l'instant d'avant je vomissais. Je les découvre comme étant des vieux gauchistes, comme des camarades, quoi. Ces gens-là ont travaillé ensemble toute leur vie. Je me souviens aussi de ce moment où Gentis m'a montré le bar qu'il avait créé dans Saint-Alban quand il était interne, une délimitation qui permettait de tenir le club dans la grande salle. Il en avait encore les larmes aux yeux. Une émotion incroyable. Je vois vraiment le côté investi des lieux. Là, pour le coup, je ressens quelque chose. Je ne connaissais rien de l'histoire de Saint-Alban. C'est à ce moment-là que je vais m'intéresser à l'histoire de la psychothérapie institutionnelle. Je n'avais qu'une lecture critique négative de tout ça. C'est-à-dire le fait de maintenir l'hôpital psychiatrique, de maintenir les soins uniquement dans l'HP. J'apprends que Tosquelles, très tôt, fait ce qu'il appelait de la « géopsychiatrie » en soignant les patients à domicile, un des aspects de sa méthode de « social-thérapie », terme repris d'ailleurs par Fanon. Ce sont Koechlin et Daumezon qui inventent l'expression « psychothérapie institutionnelle » dix ans plus tard, à l'occasion d'une publication dans une revue portugaise, et qui va s'imposer, parce que ça fait sans doute plus noble vis-à-vis des psychanalystes et des psychiatres. Pour Tosquelles, c'est d'abord de la social-thérapie. Il fait une pratique basée essentiellement sur la socialisation, même s'il va s'adapter à la nouvelle appellation. Il va insister, ainsi qu'Oury plus tard, sur la dimension essentielle du « mouvement instituant » plutôt que sur la défense de l'institué, ou d'une quelconque appellation contrôlée. Par ailleurs, il est psychanalyste et a reçu une formation en psychiatrie de très bonne qualité en Catalogne, à l'institut Pere Mata. Il arrive à Saint-Alban en ayant été analysé, en ayant une formation freudienne et ferenczienne. Freud est entièrement traduit en espagnol avant-guerre, alors qu'il n'est pas encore traduit en français. Freud a été traduit tardivement en France. C'est le mouvement surréaliste qui amène Freud en France, les médecins le refusent, parce que c'est une « science boche » selon eux. Tosquelles a lu la thèse de Lacan, qu'il amène à Saint-Alban, que les Français n'ont pas lue non plus. Il traduit des textes de l'allemand à Saint-Alban – ça je l'ai appris après – des textes freudiens, il organise un laboratoire de traduction en pleine guerre tout en participant au réseau de résistance antinazi basé dans l'hôpital.  En plus, certains psychanalystes français tentent de collaborer pendant la guerre.  Lacan, lui, ne fait pas grand-chose durant la guerre, il ne résiste pas, ce n'est pas le genre, mais il n'est pas du tout raciste. Il a écrit sa thèse avant-guerre, mais par la suite il va intégrer dans son élaboration la question des camps, ça c'est la force de la pensée de Lacan. Je n'aime pas beaucoup le personnage, toutefois je peux lui reconnaître ça. Il introduit l'horizon des camps dans la fondation de l'école freudienne. Il a en analyse des rescapés des camps à qui il sauve la vie à sa manière, qui vont constituer le noyau d'extrême gauche de thérapie des psychoses et le courant de la psychiatrie de secteur sur les psychoses dans l'école freudienne de Lacan.

Je reviens à ma découverte de la psychothérapie institutionnelle. Progressivement, ça va mettre des années, je vais lire tous les textes tout en je travaillant avec les patients. Je vais arrêter de militer à la Ligue communiste assez rapidement, parce que je me rends compte du décalage entre le discours révolutionnariste qui promet la révolution demain et la réalité à l'hôpital, les infirmiers et les organisations syndicales qui participent du maintien de la réalité asilaire et de la maltraitance des patients. Or, ce sont les classes censées faire la révolution ! Ce grand écart entre l'idéologie et la réalité du terrain est insupportable et aiguise mon esprit critique. J'ai appris très tôt en Algérie d'abord, en psychiatrie ensuite, que les « masses » pouvaient virer au fascisme. En matière de psychothérapie institutionnelle, là, je réalise que ça marche dès qu'il y a quelqu'un qui crée un travail. Je vais rencontrer le travail de Bonnafé. Il est à la retraite à ce moment-là. L'équipe est dirigée par un collectif de direction.  Comme je te le disais, Bonnafé a toujours eu l'idée du secteur psychiatrique comme étant une implantation préalable en ambulatoire et puis des lits dans l'hôpital qu'on reconstruit dans un deuxième temps. Mais, les gauchistes qui ont pris la suite du travail de Bonnafé, eux, ont l'idée antipsychiatrique de ne faire que de l'ambulatoire et qu'on pourra se passer de l'hôpital. Ce que je vois surtout lors de ma visite, c'est l'absence totale de hiérarchie.  Ça fait mirage. Je me dis : « Pourquoi moi je n'arrive pas à organiser cette absence de hiérarchie ? » Je rencontre aussi le travail de Ginette Amado à Champigny.  Elle fera même le premier centre de crise et elle ouvrira un centre d'accueil et de crise rue Garancière à Paris .C'est quand même une sacrée idée que de vouloir fermer totalement l'hôpital psychiatrique et d'accueillir les personnes. L'idée c'était environ vingt soignants autour de trois patients, se relayer jour et nuit, pas de médicaments ou très peu. Mais je réalise assez vite que vingt soignants autour de trois patients dans la Marne c'est impossible, déjà à cette époque.

Fabienne Orsi: Peux-tu expliquer ce qu'est un centre de crise ?

Patrick Chemla: C'est l'idée qui s'est avérée illusoire, que si on crée un centre de crise au moment même de la crise psychotique, et qu'on est présent jour et nuit autour de quelqu'un en crise, alors on peut éviter le passage à la chronicité. Ça rejoint ce que faisait Laing, à Kingsley Hall. Tu connais Un voyage à travers la folie de Mary Barnes ? Mary Barnes, c'est une infirmière qui traverse une crise de folie. Laing l'accueille à Kingsley Hall .Je suis épaté par cette histoire coécrite par Mary Barnes et son psychiatre. Au début, naïvement, je pensais qu'il suffisait de construire des centres de crise, et au bout de deux ans, je constate que l'on n'a pas assez de psychiatres. On est trois à l'époque. Alors, on n'y arrivera pas. Je fais venir des collègues qui ont créé des centres de crise, ils m'expliquent combien ils sont, qu'ils peinent quand même. Parce que ce n'est pas facile du tout de travailler sans médicaments, sans trop médicamenter du moins, mais ils y croyaient.

La naissance du centre Antonin Artaud- grandeur et crise de l’autogouvernement - L’analyse, toujours

Fabienne Orsi : Venons-en concrètement à la création du centre Artaud. C'est venu comment ?

Patrick Chemla : En 1983 arrive l'éducatrice dont je te parlais, Dany Rochereau. Elle est en plein divorce et me dit : « Je veux travailler avec toi, parce que ainsi, je trouverai un dérivatif ». Elle va développer un boulot extraordinaire, également de liaison avec Bonnafé, Delion, Gentis, elle crée tout un réseau, et elle monte aussi un groupe de travail où elle fait venir des travailleurs sociaux à Artaud, elle lit des textes de psychanalyse — c'est au démarrage de la Criée . Jean-Claude Maleval, qui est un ami mais également un psychanalyste lacanien orthodoxe, vient nous faire des cours sur l'introduction à la lecture de Lacan, il fait des cours à la fac de Philo à Reims, j'y vais aussi. Des gens viennent donner de la formation gratos, et puis un public se constitue. Puis, en 1985, on fait grève pendant six mois, parce qu'on veut un centre de santé intégré, on veut une maison dans laquelle on aurait tout, consultations, soins, accueil surtout. On fait six mois de grève administrative pour obtenir le centre de santé. C'est-à-dire qu'on bosse avec les patients, mais on ne rend aucun compte à la direction. On fait des articles dans les journaux, on fait une conférence de presse et les patients viennent à la conférence de presse. Grande trouille ! On n'avait jamais fait ça. Et, les patients témoignent auprès des journalistes de ce que c'était que l'horreur de l'HP. C'est formidable ce qui se passe. Les familles se mobilisent aussi avec nous, c'est une grande surprise. On écrit au ministère, on pense être dans la continuité du ministère Ralite et de son « rapport Demay » de 1982 : Une voie française pour une psychiatrie différente .On ne savait pas que le nouveau ministère n'était déjà plus dans l'esprit du rapport, à quel point c'était dégradé. Mais, on écrit, il nous invite à venir. Donc, on va au ministère, le médecin-chef vient avec nous. À notre grande surprise, arrive aussi au ministère le directeur de l'HP, avec qui on était en conflit. Je me souviens qu'il rasait les murs, il pétait de trouille devant la hiérarchie. Je réalise à quel point aussi bien le médecin-chef que le directeur sont soumis à la hiérarchie. Nous rencontrons donc un directeur de cabinet qui explique au directeur de l'hôpital que ce qu'on fait c'est la psychiatrie de demain, que la loi sur le secteur va passer l'année suivante, que peut-être il va nous prendre comme expérience pilote. On est estomaqués, on sort de là, le directeur est euphorique. C'est un bon souvenir quand même. Mais les autres médecins de l'hôpital sont déchainés. « Qu'est-ce que c'est que cette expérience pilote, alors qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion !». Finalement, on n'est pas choisi comme expérience pilote, fort heureusement pour nous. En fait, il s'agissait d'expérimenter le budget global et pas du tout la psychiatrie expérimentale hors les murs.   Nous ne sommes pas classés expérience pilote, mais le directeur nous téléphone et dit « Écoutez, vous n'allez pas être classés expérience pilote, mais quand même, j'ai une queue de budget, est-ce que ça vous dit ? » Je ne fais aucune interprétation sur la queue. Je dis « je suis preneur de la queue ». Il ne rigole pas du tout. Il me dit : « C'est une queue de budget, il reste de l'argent, je peux vous payer un local, pas de mobiliers, pas de personnel, est-ce que vous prenez ? » Je dis « bien sûr ».  Je prends donc une maison au centre-ville. C'est le premier centre Artaud. Au début, Artaud devait s'appeler centre Jeanne d'Arc, du nom de la rue. Un patient dit : « C'est impeccable, vous ne m'avez pas cru, vous m'aurez cuite ». Humour décapant. Soi-disant les psychotiques n'ont pas accès à l'humour… Alors je dis : « Bon d'accord, centre Jeanne d'Arc ».  Les ordonnances ont déjà leur entête, Centre Jeanne d'Arc. Arrive une copine, celle avec qui j'avais passé ma thèse sur Basaglia, qui dit : « Mais Jeanne d'Arc, c'est l'héroïne du Front national, Patrick. C'est pas possible. Artaud, le surréalisme, ça aurait plus de gueule ». Je dis « t'as raison ». Voilà. Nous avons été baptisés par une copine et nous sommes restés Centre Antonin Artaud. L'équipe va voir le local, une très belle maison en centre-ville, et trouve ça dégueulasse. Là, je réalise aussi quelque chose de très important : ce n'est pas parce qu'on a un lieu qu'il va être investi. De fait, le lieu est totalement désinvesti. Une crise s'ouvre avec l'équipe qui n'arrive pas à investir le lieu. Les patients, du coup, n'arrivent pas à investir le lieu non plus. Je me retrouve avec un lieu vide. Les soignants sont dans le local, bourrés d'angoisses, tous les patients fuient à l'hôpital. Le club, par contre, continue. Comme il est dans un autre local, au centre social, il continue sa vie.   Alors nous pratiquons une journée de travail avec l'équipe — des journées de travail interne, nous allons en avoir tout ce temps-là. C'est essentiellement moi qui carbure, mais il y en a d'autres qui tentent d'écrire. J'essaie d'amener de l'élaboration. Je tente de penser avec le collectif ce qui nous arrive. À vrai dire, plus j'avance dans la psychiatrie et plus je constate mes résistances par rapport à la folie, par rapport à la thérapie des psychoses, et à ce que ça tourneboule dans mon corps. Les collègues également, qui dégomment. La question de l'autorité arrive très vite comme étant très problématique, elle rend vraiment tout le monde fou. Des personnes ont démissionné parce que je refusais de faire le chef, d'autres ne sont pas venues dans l'équipe à cause de ça. Une copine psychologue m'a dit « Si tu ne veux pas faire le chef, c'est bien, mais je ne viens pas ». Donc, il y a une demande de chef. Ça ne rentre pas du tout dans mon idéologie, moi je veux faire une hiérarchie tournante entre nous. Je vais mettre cinq ans au moins à accepter, petit à petit, de faire le chef. Je ne suis pas en position hiérarchique statutairement. Je mets un certain temps à accepter de prendre une position d'autorité.  

Finalement, quelque chose se produit. Je leur dis « Écoutez, on ne sait pas comment travailler ». Je reprends le truc de Gramsci sur le pessimisme, la lucidité, l'optimisme, enfin bref.  Et, je propose le contraire de ce que j'avais proposé. Je leur dis : « Puisque vous ne voulez pas de l'autogestion, de la non-directivité, je vais me mettre au centre du dispositif. Je vais recevoir chaque patient avec un infirmier, on va l'appeler « le référent » et on va faire de la clinique ensemble ». C'est-à-dire que je centre l'institution sur moi, ce qui est le contraire exact de ce que j'avais dit six ans plus tôt et que j'avais tenté de mettre en œuvre. Et là, ça marche immédiatement. L'angoisse chute brutalement au niveau du collectif et me tombe dessus. Je traverse une crise qui dure un an. Je vois tous les patients, mais à l'époque c'était trente patients psychotiques. En consultation on en avait déjà pas mal mais on n'en avait pas autant qu'aujourd'hui. Je vois tous les patients, y compris certains suivis par d'autres médecins avec un infirmier référent, et du coup je me rends compte que ça forme tout le monde. Moi, l'infirmier, le patient. Les médecins, ça leur fait un drôle d'effet que leurs patients se mettent à parler. Je me forme à la thérapie des psychoses. Beaucoup de patients vont démarrer des thérapies avec moi sans que je me le formule de la sorte. 'C'est comme ça que s'est construit le centre Artaud : résistance à mon désir, résistance à la psychanalyse, résistance à la psychothérapie institutionnelle.  Et, vont se créer les rencontres de la Criée.


Fabienne Orsi : Peux-tu dire ce que sont ces rencontres de la Criée ? 

Patrick Chemla : C'est l'idée de créer une association sur le bord du centre Artaud parce que même si je fais des journées de travail interne, je vois les limites de l'affaire. C'est totalement pris dans mon désir et je ne supporte pas du tout ce truc d'assujettissement. Je crois pouvoir échapper à ça en créant un lieu sur le bord ou à l'extérieur. J'apprendrai que l'on n'échappe jamais à ça. Dès qu'il y a quelqu'un qui est passionné par ce qu'il fait et qui suscite le transfert, il crée de la dépendance au transfert. Mais, en même temps, ça produit de la créativité. Donc je démarre un groupe avec Maleval, le psychanalyste qui nous fait des conférences, plusieurs autres personnes, des copains d'autres équipes. Et, les gens de l'équipe d'Artaud boycottent ce groupe avec lequel on fait des réunions de 5 à 7. Ils boycottent en disant « c'est l'étude des grands », ils se moquent.  Ils disent : « Et qu'est-ce que c'est que ces gens qui viennent parler de nos patients? ». C'est de l'expropriation : Je trouve ça formidable. Cette idée d'expropriation, c'est exactement ce que je souhaitais, la dépossession. C'est-à-dire qu'il y ait un en-dehors d'Artaud qui se maintienne sur le bord d'Artaud, quelque chose qui soit dehors-dedans, en somme. Ça va tenir jusqu'au covid. La majorité des gens qui viennent à la Criée ne sont pas des travailleurs à Artaud. Petit à petit, ça s'est dégradé. C'est-à-dire que les gens qui étaient extérieurs sont venus se faire embaucher, d'autres sont partis. Il n'y a plus de personnes extérieures à Artaud maintenant, à part moi puisque je suis parti à la retraite (rire) et puis Christine, mon épouse qui est venue donner un coup de main tout récemment.    

Fabienne Orsi : C'est donc quand tu as recentré l'organisation du centre Artaud sur toi que tout a changé ?  

Patrick Chemla : Oui,mais il y a eu les six ans préalables. C'est-à-dire que les résistances que j'ai éprouvées m'ont formé. Les gens qui étaient là au début sont tous partis, sauf un : Gérard Rodriguez avec qui j'ai construit le boulot. Avec le recul, je pense que j'ai rendu malades certains collègues. Parce qu'avec mon agitation passionnée, les clubs, l'antipsychiatrie, etc., ça en a tourneboulé certains. Un collègue fait un Parkinson gravissime à 45 ans. Un autre décompense une mélancolie, il tentera de se suicider. À l'époque, je ne me suis pas senti concerné. C'est beaucoup plus tard que j'ai été plus conscient de ce que je faisais, les effets que cela a eu dans l'équipe, en même temps les gens que ça a passionnés et rendus plus intelligents, de l'intelligence des choses j'entends, et ceux qui n'ont pas supporté cette lucidité douloureuse sur eux-mêmes, qui ont somatisé, ne pouvant pas élaborer ce qui se passe en eux, et qui ont démissionné.

Il y a une crise importante sur laquelle il faut que je revienne. Dans ce moment de non-directivité absolue, une infirmière érotise la relation avec le médecin-chef de manière ostentatoire. Toute l'équipe passe son temps à glousser là-dessus. Et moi, ça m'énerve qu'ils gloussent là-dessus. À un moment donné, cette nana qui érotise tout amène chez elle un patient schizophrène très grave. C'était un patient qui s'était enfermé chez lui dans un clapier et qui à la suite a été interné un bon moment. Quand il arrive à Artaud, il va très très mal. Elle l'amène chez elle sans en parler à personne. Un jour, elle nous dit en réunion de façon innocente qu'elle l'a amené chez elle et qu'ils ont planté des petites graines sur son balcon. Je n'en crois pas mes oreilles : « Tu l'as amené non seulement chez toi sans en parler, mais en plus, vous avez planté des petites graines sur ton balcon. Tu entends ce que tu dis ? ». Je tente de lui expliquer le danger d'une telle érotisation de la prise en charge avec le patient et que ça peut être très dangereux pour elle et pour le patient. Elle se met très en colère : « Oh ! Y en a ras le bol de ce terrorisme psychanalytique », etc. Cette femme était détestée par l'équipe, mais toute l'équipe prend alors fait et cause pour elle, contre moi, contre le « terrorisme psychanalytique ». L'équipe me vomit pendant un an. Un an de solitude. Et, là je me dis que ce n'est plus possible, d'autant que le malade va s'immoler par le feu deux mois plus tard. Il meurt. Je l'avais envoyé dans une autre institution pour le protéger. Mais là-bas il s'immole par le feu.  Et, elle n'entend pas qu'elle est en partie responsable, qu'elle l'a en quelque sorte allumé. Moi je me sens vachement coupable de l'avoir laissée faire ses visites à domicile. C'est là que je mesure le poids de la responsabilité, de ne pas avoir pris ou pu prendre une position d'autorité plus tôt par rapport à elle. Là-dessus, Gérard Rodriguez, qui était mon allié, se met à me haïr avec les autres. Puis il fait l'école de cadres. Et, à l'école de cadres, il écrit son mémoire sur cette histoire et c'est à ce moment-là, un an plus tard donc, qu'il réalise dans quoi il a été pris : la collusion corporatiste avec l'équipe soignante infirmière, les résistances à la psychanalyse, l'idée d'un terrorisme psychanalytique, il se rend compte de la connerie que ça constitue par rapport aux patients. Donc, il revient après cette traversée et il devient cadre à Artaud. Avec Gérard, revenant après ce moment de connerie où il a collé aux résistances de l'équipe, nous allons travailler ensemble pendant vingt ans. Quand je dis « ensemble », ce n'est pas quelque chose d'organisé, mais il y a une complicité énorme qui se constitue. On ne passe pas notre temps à faire la fête ensemble en dehors du boulot, mais c'est une véritable amitié de travail qui va beaucoup compter.  On va aussi organiser la Criée ensemble. C'est lui le grand organisateur de la Criée, il adore ça. Il est considéré comme un psychanalyste par tous les psychanalystes qui viennent. Il a une intelligence des choses, des gens et des patients comme s'il avait fait une analyse. Il a réellement un talent personnel. Et, de fait, quand je lui ai confié des patients, la plupart des analystes se seraient plantés et lui savait comment faire. Il pouvait prendre des patients dans ses bras, il a failli d'ailleurs se faire tuer à ma place par un patient. On a traversé ensemble des épisodes dangereux avec des patients, qui ont créé une solidarité énorme par rapport à l'adversité.  Cette solidarité était également là dans les difficultés avec l'équipe, le collectif de travail. Le collectif infantilise tout le monde. J'ai découvert, au fur et à mesure, que le rapport à la folie fait toucher des zones archaïques de la psyché des soignants. Au début, je ne voyais que le côté névrotique qui était en fait un truc de couverture. C'est-à-dire une hystérie de couverture : laquelle est la plus belle, laquelle plaît le plus au médecin-chef, qui est le mec qui pissera le plus loin, des trucs névrotiques. En réalité, ça camoufle tout ce qui est du côté archaïque et qui est en chacun d'entre nous, plus ou moins bien suturé, recouvert par des strates névrotiques. 

Fabienne Orsi : C'est difficile à fabriquer et à soutenir le collectif. Peux-tu préciser ce qu'est ce « côté archaïque » ?

Patrick Chemla : Je n'ai pu théoriser que très longtemps après, parce qu'au début je ne voyais que le côté névrotique, c'est-à-dire évident, ce qui est montré. Par contre si tu écoutes bien, ce qui est montré dans un sens peut se retourner comme un gant dans l'autre sens, les alliances se font, se défont. Toutefois, elles sont centrées sur la personne qui détient l'autorité, c'est-à-dire qui met en acte son désir. C'est ce que Daniel Sibony appelait « l'effet tracteur », celui qui tire le trait. Ça, c'est important. Cette personne qui tire le trait — c'est mieux qu'il y en ait deux, trois —, cette personne-là va soutenir le désir, c'est un désir sublimatoire. Ça va susciter du désir dans le collectif, mais également de la résistance et de la destruction. Mais, la destruction, ça va avec le désir. La destruction, c'est déjà de la pulsion de mort liée à la pulsion de vie. Le pire, c'est le silence et l'inanimé. Ce que j'ai connu au début, c'est le silence et le fait que les collègues étaient dans le ne rien désirer du tout. La destructivité, c'est déjà pris dans du désir. Donc, je vais travailler avec la destructivité toute ma vie et de la constructivité aussi. Évidemment, je vais plutôt favoriser la constructivité, m'appuyer sur les 4-5 avec lesquels j'ai une complicité objective. La complexité du Collectif a été bien théorisée par Jean Oury . Ça m'a grandement aidé en cours de route de voir qu'il avait élaboré des séminaires sur le sujet tout au long de sa vie. Dans le séminaire sur le Collectif, que je découvre en 1986, il appelle ça la « noise ». C'est de l'ancien français : « chercher noise ». La noise, pour lui, c'est la directe émanation de la pulsion de mort dans le collectif. Pour Jean Oury, le Collectif a une tendance très forte à aller vers la nécropole. Et, pour lutter contre l'effet nécropole, contre l'effet de la pulsion de mort, qui prend en masse, pour lutter contre ça, il faut insuffler tout le temps, tout le temps, tout le temps, des vecteurs de singularité, du désir, faire en sorte qu'il y ait de la vie. Ça, ça va accueillir aussi de la destructivité, mais que tu vas orienter vers les pulsions de vie. Mais, tu vas travailler tout le temps avec les pulsions de mort.  Le transfert de travail attire, les gens ont envie de venir travailler à Artaud. Mais le trop de transfert, à un moment donné, l'excès que ça provoque chez les gens, fait qu'ils en ont ras le bol parce que ça leur brûle les ailes. Le transfert, c'est de l'amour, mais si les soignants s'y consacrent trop, c'est comme si ça les privait de l'amour de leur famille, de leurs conjoints, de leurs enfants. Alors ils disent, basta. C'est comme un aimant qui se retourne. C'est absolument logique, j'ai pu le constater tout du long. Ça, c'est la partie, on va dire, vivante. Puis il y a une partie beaucoup plus archaïque dont les gens ne te parlent pas. Mais tu constates que des gens qui ont l'air de névrosés bon teint se mettent à décompenser gravement. C'est encore arrivé il n'y a pas très longtemps, après la crise Covid, où des soignants se sont mis à aller très très mal, sur un mode mélancolique. Je ne les voyais pas de cette façon. Comme mon premier collègue, qui était boute-en-train, qui a viré mélancolique. Parce que cette trop grande proximité avec le transfert, le désir et la folie, touchent des zones archaïques que nous avons tous en nous. La psychanalyse, on va dire, « vulgarisée », parle du complexe d'Œdipe. C'est la manière dont on arrive à se névrotiser plus ou moins bien. Mais ça laisse en nous des zones non investies par le symbolique, ce que Lacan appelle « le réel ».  C'est-à-dire des trous dans le symbolique, il y a des trous. Nous sommes troués. Ce sont les trous qui laissent passer de la lumière, comme dit Tosquelles. Quand on est fêlé, on laisse passer de la lumière. Bon, on a tous des trous. Certains en ont légèrement plus que d'autres, les passionnés. Les psychotiques sont très troués aussi. Généralement, les passionnés ont une relation forte avec les psychotiques. Comme les artistes, ils sont très troués. Freud a constaté que les artistes pigent plus vite que lui l'inconscient. Il est fasciné par Zweig, par les écrivains de son temps. Il dit : « Comment ça se fait qu'ils savent tout ça avant les psychanalystes ? ». Alors, la névrose, c'est une protection contre les effractions du réel. Chez les psychotiques, ça fait défaut. Et chez les gens qui sont en contact avec les psychotiques, s'ils font une analyse, quelquefois ça aide, mais pas toujours. Mais même avec une analyse, l'enjeu c'est d'être en analyse en permanence. Comme dit Oury, le problème, ce n'est pas de démarrer une analyse, c'est de ne jamais la terminer. D'être en analyse tout le temps avec les patients, de redémarrer à chaque patient. De redémarrer tous les jeudis à la réunion institutionnelle, c'est-à-dire une analyse institutionnelle. Tosquelles disait : « Jamais de synthèse, mais des réunions d'analyse institutionnelle ». Voilà. C'est une première leçon, autrement dit, c'est l'analyse, toujours. Ce qui compte, ce n'est pas le label « psychothérapie institutionnelle », c'est de faire de la psychanalyse tout le temps, non pas des collègues, mais du travail. Ce sont des années de formation à la pratique du centre Artaud. Il y a sa construction, avec sa matrice qui est le club thérapeutique et, d'année en année, le départ d'une série de gens sur des critères d'opposition et l'arrivée d'autres : une nouvelle bande de gens qui ne connaissaient rien à l'histoire. Alors là, c'était formidable, ils se sont formés avec moi. C'est ce qu'a fait Fanon. Quand il est à Tunis, la plupart des gens ne voulaient pas bosser avec lui parce qu'il était trop politique, trop proche des patients. Pour eux, les patients, c'était un facteur de nuisance pour la tranquillité. Donc, il prend des personnes qui n'ont aucune formation et puis il les forme. J'ai moi aussi fait un énorme travail de formation continue. Je voyais les gens qui arrivaient, je les voyais tous les jours pour parler de leur pratique. Alors, venez uniquement me voir, bien sûr, les gens qui voulaient discuter. Puis, j'ai mis progressivement en place une série de réunions. Le centre Artaud n'a pas été construit à partir d'un plan. La matrice, comme je disais, c'est le club thérapeutique. C'est-à-dire l'idée de l'horizontalité avec les patients, sur un pied d'égalité, une association loi 1901 avec une codirection. Dans un premier temps, le projet, c'est tout le pouvoir aux patients – comme on dit tout le pouvoir aux soviets – et nous, soignants, nous sommes conseillers techniques. C'est une position qui va durer six mois, on se rend compte que c'est intenable. Nous en arrivons à une situation de rupture où les patients veulent s'approprier le lieu et refusent l'arrivée de nouveaux patients. Il va nous falloir en passer par un affrontement : soit vous acceptez les nouveaux patients et on continue ensemble ; soit on crée une nouvelle association. Ceux qui ont pris le pouvoir décident alors de partir et nous poursuivons avec un règlement qui prévoit le partage du pouvoir, le doublement des postes, etc. Ça, c'est la matrice du travail. En même temps, on réalise qu'on ne peut pas se contenter d'une base horizontale. Alors, on va instaurer des lieux décidés par les soignants sur la base du projet de travail où il n'y a pas cette démocratie horizontale. Cette appropriation exclusive du lieu, nous allons la rencontrer tout au long du travail, et cela, de la part des soignants également, bien sûr ! Donc : analyse institutionnelle permanente ! C'est petit à petit qu'on s'autorise à prendre des initiatives en dehors du Club et de la coorganisation. Des lieux avec des artistes, très tôt, dès l'ouverture d'Artaud. Le théâtre, la vidéo, ainsi de suite. Des choses aussi qu'aimaient faire les soignants. Alpinisme, bricolage. Tout cela s'est institué au fur et à mesure.

Fabienne Orsi : Pour faire le lien avec la question de l'intra et de l'extra-hospitalier, les personnes qui travaillent au centre Artaud sont toutes salariées de l'hôpital ?

Patrick Chemla : Oui. Même si au début je croyais naïvement que tout pouvait se faire au centre Artaud. Je pense désormais que c'est essentiel que le service public réponde à la totalité de l'offre de soins, autrement dit l'intra-hospitalier également où nous avons mené un travail institutionnel soutenu. Mais nous n'avons pas toujours été encouragés par la direction de l'hôpital, on a même été interdits d'internes plus récemment par un professeur de psychiatrie qui voulait nous détruire. C'était il y a douze ans. L'interdiction est levée, mais l'interdit moral reste. Si tu ajoutes à cela la peur de la psychanalyse, tout ce qui se raconte dans les médias maintenant sur la psychanalyse, que c'est antiscience, antiféministe, etc. Ceux qui font psychiatrie sont rarement intéressés à venir se former à Artaud et à y travailler. 

Fabienne Orsi: Du coup, il y a des problèmes de recrutement ?

 Patrick Chemla: Je n'ai jamais eu de problème de recrutement. Je recrutais à l'étranger. On a recruté des psychiatres grecs, algériens, des personnes qui venaient sur le projet. Les Grecs sont venus en cherchant sur Internet : c'étaient des jeunes anarchistes intéressés par Guattari. Ils ont cliqué schizoanalyse, et ils ont trouvé les échanges que j'avais eus avec Polack, alors que je n'avais jamais été convaincu de la pertinence de Guattari ! Les Algériens, parce que j'ai eu un lien de travail avec le groupe algérien de psychanalyse.      

Fabienne Orsi : Les psychiatres diplômés hors Union européenne ont des contrats de travail précaires dans ce cas ?

Patrick Chemla : Pas du tout. Comme j'étais bien considéré par le directeur, certes comme gauchiste, mais ayant une pratique reconnue avec les patients, les psychiatres étrangers que nous avons recrutés ont eu un salaire double des contrats pour les médecins étrangers d'entrée de jeu. C'est-à-dire que la direction a accepté de les payer au salaire d'un médecin français alors que le statut de praticiens diplômés hors UE (PADHUE) fixe les salaires à un niveau bien plus bas. Il y a eu deux autres recrutements, dont une Tunisienne et puis un collègue français qui est venu alors que je partais. Nous avons aussi des infirmiers, des éducateurs et des psychologues.  Il y a également des artistes avec lesquels on travaille. Nous n'avons pas demandé de statut d'art thérapeute pour Artaud, nous avons préféré travailler avec des artistes financés par le ministère de la Culture. Cela dit, je pense que ça va se compliquer à cause d'une réduction du budget du ministère de la Culture.  J'ignore comment ils vont être payés. On a quand même réussi au mois de juin dernier à organiser la représentation du groupe théâtre. La comédienne qui a animé le théâtre avec nous pendant dix ans fait actuellement la formation de l'École des hautes études en psychanalyse. Tous les artistes avec qui on travaille, notre comédienne qui bosse à l'hôpital, pareil, finissent par faire cette même école, car ils ont le désir de devenir thérapeutes.

Fabienne Orsi : Pour en revenir à ton parcours et au centre Artaud, tu es devenu chef de service quand ?

Patrick Chemla : Je deviens chef de service en 87, je crois. Artaud est créé en 85, c'est l'inauguration, il y a la loi sur le secteur en 86, le médecin-chef tombe gravement malade peu après, la vacance de poste dure. À un moment je dis : « Écoutez, vous pourriez peut-être me nommer, ce sera plus clair par rapport à l'équipe ». À vrai dire, je réalise que soit je prends la chefferie de service, soit tout va s'écrouler. Ils hésitent puis ils me nomment. Je suis repéré comme le vilain gauchiste, mais en même temps, ils ne me font plus chier parce qu'ils voient qu'il y a du boulot, que les familles me soutiennent, les patients affluent en adressant leurs copains au centre Artaud. Je prends tous les gens hors secteur également. Tous les psychotiques de Reims déboulent, les psychotiques « guéris » de l'hôpital de jour d'à côté. Ils les font sortir au bout d'un an ou deux, « guéris ». Mais ce n'est pas vrai que les psychotiques « guérissent » aussi simplement. Ils peuvent guérir d'une bouffée délirante ou d'un moment psychotique aigu. Après, ils vont souvent très mal. Alors, ils ont besoin d'un lieu d'accueil. La majorité de nos patients se sont adressés à nous d'eux-mêmes au début. Les vingt premières années, ce sont des patients venus d'autres secteurs qui se disent de bouche à oreille : « À Artaud, il y a de l'accueil, c'est sympa ».

Fabienne Orsi: C'est le fait de devenir chef de service qui te fait retourner travailler à l'hôpital ? 

Patrick Chemla : Non, non, je retourne travailler à l'hôpital dès que mon patient se fait interner. Celui qui me paie un million de dollars. Je réalise à ce moment-là qu'il y a une leçon à tirer, qu'il y a du travail à faire à l'hôpital. Je vais instituer avec les collègues de l'hôpital des réunions institutionnelles, un club thérapeutique, une réunion dans laquelle les patients ont la parole et la prennent. Au grand désarroi des soignants bien souvent…

Fabienne Orsi: Ton travail à l'hôpital, en quoi consiste-t-il ?

Patrick Chemla: Pendant très longtemps, je m'appuie sur un collègue chinois de Cayenne qui se démène à l'hôpital. Lui n'est pas du tout en analyse, il ne veut pas en faire une, mais il a un rapport de proximité incroyable avec les patients. On croyait qu'il faisait des arts martiaux, parce qu'il était chinois, mais ce n'est pas vrai. Il se battait tout le temps avec les patients. Il était dans une conflictualité. Un amour pour les patients qui allait jusqu'à la bagarre. Ainsi, les patients les plus fous étaient suivis par lui. Quand je n'y arrivais pas avec un patient, je leur disais d'aller voir Wong. Et ils allaient voir Wong. Ils se tapaient quelquefois un peu avec lui et puis ça marchait. Je peux prendre le cas d'une patiente psychotique que je suivais à domicile. Un jour elle fait une crise grave, je la fais hospitaliser et c'est Wong qui la prend en charge. Elle était en chambre d'isolement. Il rentre, il s'enferme avec elle, il fait du corps à corps avec elle. Il est capable de faire ça. Dans son délire, elle a dit : « Je vais reconstruire ma vie, je veux retéléphoner à mon premier amour ». Il la laisse téléphoner à son premier amour. Il avait cette capacité — sans avoir fait une analyse, sans avoir rien lu, il ne pouvait élaborer que dans le partage avec moi — de faire des choses aussi aventureuses. Wong avait ce talent, mais il l'a payé cher, c'est-à-dire qu'il a morflé au niveau corporel. Nous avons toujours conçu qu'André Wong travaille aussi à Artaud, et que moi je travaille aussi à l'hôpital. On n'a jamais conçu que j'étais uniquement en ambulatoire, il y avait cette idée de circulation permanente. Donc André Wong était responsable de l'intra-hospitalier, moi j'étais responsable d'Artaud, mais il était aussi responsable des appartements thérapeutiques en ambulatoire. Ça avait des limites. N'étant pas en analyse, il a eu une difficulté à entendre l'archaïque, justement, puisqu'il en était lui-même affecté. Un jour, dans les appartements thérapeutiques, il y a eu un suicide. Une malade vient mourir à Artaud, elle avait avalé tout son traitement. Je réalise que la psychologue qui faisait la supervision n'avait rien entendu. Alors j'en parle avec elle et avec l'équipe, et j'y vais. Je constate sur place que l'équipe dans les appartements ne racontait pas du tout en réunion ce qu'elle faisait, à la différence du centre Artaud où les choses étaient entendues à un niveau inconscient. Par exemple, il y avait une malade qui était énurétique. Et bien toutes les patientes étaient devenues énurétiques. Pendant les réunions, l'équipe parlait de l'organisation des plannings, des passations de commandes à l'hôpital de couches-culottes, autrement dit ils bouchaient le trou, quoi. Je leur demande alors : « Mais vous ne discutez pas de la clinique des patients en réunion ? » Et non, mais j'ai dit : « Écoutez, désormais, vous discuterez des couches-culottes et de l'organisation en dehors des réunions, et en réunion on parle clinique ». À partir de ce moment, on va travailler la clinique du quotidien et de la vie quotidienne dans les appartements, autrement dit des projections des patients sur les objets de réalité de l'appartement, de l'intervention des soignants médiatisée par ces objets. Ça, c'est génial et d'une grande efficacité avec les grands fous qu'on accueille en appartement thérapeutique, et qui n'ont pas d'accès direct à une psychothérapie. Cette activité, je l'ai continuée jusqu'au bout. Il y a eu une période très forte qui a duré vingt ans avec Gérard Rodriguez, vingt ans aussi, à peu près, avec André Wong. Ça s'est arrêté avec Gérard il y a quelques années, sur une histoire de promotion, où il a fini par accepter la proposition que lui faisait l'hôpital depuis des années de devenir cadre sup, et donc d'être payé plus. Pour mille raisons, il accepte, alors qu'il avait refusé jusqu'alors, et il quitte Artaud, ce qui a créé un trou. Un trou qui n'a jamais été comblé, mais s'est réparti autrement après plusieurs années. André Wong va continuer jusqu'au moment où il manque de mourir à la piscine un jour où il s'entrainait. Il fait un arrêt cardiaque. C'était un mec hyper sportif. Il est réanimé de justesse par un copain médecin généraliste, qui faisait un entraînement de réanimation cardiaque avec des infirmières, juste au même moment - coup de bol, il le rattrape difficilement. Il est opéré, ses coronaires étaient sclérosées, lui qui ne fumait pas, ne buvait pas, rien que le stress. Il reprend le boulot tout gris. On lui a conseillé d'arrêter, parce qu'on avait la trouille qu'il claque, parce qu'il continuait au même rythme. Ce mec-là bossait comme un dingue, parfois jusqu'à 10 heures du soir. Il avait une consultation monstre, aussi grande que la mienne, et il travaillait à l'hôpital en plus.

L’assemblée générale du centre Artaud - La formation permanente du collectif

Fabienne Orsi: Lorsque je suis venue la première fois au centre Artaud j'ai été très impressionnée par le moment de l'assemblée générale avec les patients. Peux-tu un peu revenir là-dessus ?

Patrick Chemla: C'est toujours cette même idée d'autogouvernement que j'ai voulu commencer à expérimenter quand j'étais interne. Pour le centre Artaud, je tente de fonctionner avec une assemblée générale dès le démarrage.  Ça ne marche pas, parce que l'équipe ne suit pas, exactement comme quand j'étais dans l'HP. Il va falloir attendre très longtemps. Un jour où je suis en vacances, il y a un vol. Il s'agit du vol du cahier de dettes. Le club thérapeutique faisait une cafétéria dans le centre Artaud, il y avait donc de l'argent qui circulait. Ceux qui n'avaient pas de quoi payer leur café ou autre le jour même étaient donc mis en dette. Il y a tout le temps des petites dettes, du petit commerce, c'est extrêmement important ça dans la démarche thérapeutique. Le marchandage, les échanges entre les gens, les échanges matériels. Je découvre dès 80 que la parole pour les psychotiques doit passer par des éléments de réalité. C'est-à-dire le pique-nique, le couscous, les croissants, les randonnées, le petit commerce. Ce sont des objets partagés. Donc, les dettes de la cafétéria du club étaient inscrites sur un cahier qui est volé. Je suis en vacances, l'équipe et Yacine Amhis décident d'attendre mon retour. Je reviens, je propose d'organiser une réunion, on fait une assemblée générale. Et là, tout le monde vient. Il y a cinquante personnes dans la salle, patients et soignants. Je dis : « Le moment est grave quand même, le cahier de dettes a été volé. Qu'est-ce qu'on fait ? » Un patient psychotique très facho, collé à moi avec un transfert du tonnerre de Dieu, dit : « bah c'est pas compliqué, on va scier le bar en deux, on va mettre la transparence totale des comptes, comme ça on verra tout ce qu'il se passe ». Il y a des solutions délirantes comme celle-ci qui sont proposées, il y en a d'autres qui le sont moins, mais la discussion prend. Je dis : « On a vachement discuté, on a pris des décisions, on peut peut-être se revoir? Dans combien de temps ? ». Les gens disent que dans un mois c'est déjà pas mal. Donc, un mois plus tard on se retrouve et ainsi de suite.  C'est comme cela que l'assemblée générale a pris.

Arrive le discours sécuritaire de Sarkozy de 2008 . Les patients veulent en parler en AG. Ils me demandent : « Comment vous vous positionnez par rapport au discours de Sarkozy ? ». Je leur raconte, à mon corps défendant, parce que j'étais dans l'idée de ne pas raconter mes histoires politiques aux patients, je ne voulais pas les assujettir à mes idéaux. « Puisque vous me posez la question, je vous réponds : je suis engagé dans le Collectif des 39 contre le discours de Sarkozy ». Et certains disent : « Nous, on veut venir ». C'était pas du tout prévu ça. Alors, je leur dis que je poserai la question au Collectif des 39. C'est ce que je fais. Les gens des 39 étaient très embêtés, ils n'avaient jamais travaillé ainsi sur un pied d'égalité avec les patients. Je découvre à ce moment-là qu'aucun des collègues de l'appel des 39 n'avait réellement de club thérapeutique, aucun ne travaillait avec les familles, ils n'avaient pas cette pratique-là. Mais ils disent : « Bon d'accord. ». Arrivent ainsi aux réunions des 39 plusieurs patients, dont le patient facho que j'évoquai plus haut. Il vient aussi au Sénat, pour un colloque avec les parlementaires communistes. Les communistes viennent me voir et me disent : « Ton patient est formidable ». Et, ça a vraiment été génial, la question politique est venue dans les assemblées générales à Artaud, très naturellement, amenée dans un commun entre patients et soignants. Puis on démarre la Semaine De la Folie Ordinaire (SDLFO). Adeline Hazan est maire de Reims à ce moment-là. C'est avec elle que nous allons créer le comité local contre la souffrance psychique, rebaptisé comité local de santé mentale après le départ d'Hazan. Donc, ça démarre, elle accepte que les patients viennent aux réunions, viennent dans toutes les commissions, on obtient le droit au logement prioritaire pour les malades. On obtient des tas de trucs pour les patients, parce qu'ils expliquent eux-mêmes directement leur situation matérielle et qu'ils sont enfin entendus.

Fabienne Orsi : Mais ces réunions ne viennent pas des assemblées générales d'Artaud ?

Patrick Chemla: Si. Ce sont ceux qui s'expriment en assemblée générale d'Artaud qui viennent dans les réunions à la mairie. En fait, les patients qui mènent les AG, le club, vont aux 39, sont à l'origine de l'association indépendante HumaPsy . Pendant toute la mandature d'Adeline Hazan, les patients ont eu le droit d'entrer dans les réunions. Alors ça, pour les professionnels administratifs de la mairie, c'est autre chose. Il y a les patients porte-parole, mais il y a aussi des patients très fous qui viennent, qui s'agitent dans tous les sens, qui bavent, c'est moins facile à supporter pour des normopathes. Nous, on trouve ça formidable, d'autres trouvent ça moins formidable. En même temps, ça crée une émulation au niveau des autres équipes, nos Semaines de la Folie Ordinaire ont inspiré d'autres équipes de l'hôpital qui font désormais des événements dans la ville à l'occasion de la semaine de la santé mentale. Aujourd'hui, toutes les équipes font quelque chose. À l'époque, personne ne faisait rien. On entraîne tout l'hôpital avec nous. Du coup, pendant très longtemps – encore aujourd'hui je crois, Yacine a pris le relais –, nous faisons la SDLFO, un peu comme le festival d'Avignon le In et le Off, on fait la semaine officielle, on fait l'ouverture, et on fait le off.

Fabienne Orsi: Ce qui m'a surpris, c'est que, pendant le petit déjeuner, l'ambiance était assez agitée, je me souviens de ce patient qui se tapait la tête contre un mur. Et, lorsque l'AG commence, il se passe quelque chose. D'abord, le calme s'installe, puis les patients se mettent à prendre la parole, y compris celui qui se tapait la tête contre les murs quelques minutes plus tôt. J'ai senti tout un travail qui sous-tend un tel moment, qui fait que c'est possible, que ça tient.

Patrick Chemla: Oui, cela suppose une formation permanente du collectif. C'est-à-dire, faire en sorte que tout le travail de la vie quotidienne du collectif puisse être parlé et mis en discussion et devienne matière à élaboration. C'est lorsque les gens ne parlent pas du tout de ce qui se passe en séance de travail collective que des choses graves arrivent. Par exemple, parmi les crises graves qui m'ont « vacciné », il y a le cas d'une psychologue qui déconnait à pleins tubes, c'était au tout début d'Artaud. Cette psychologue prenait en charge des pervers. Elle adorait les pervers et les grands psychotiques. Elle s'est retrouvée avec un de mes patients, celui qui a failli tuer Gérard à ma place. Ce patient lui dit : « Est-ce que vous avez des enfants ? » Elle lui dit que oui et il poursuit : « Votre fils est-il circoncis ? ». Alors elle lui dit : « Non, pourquoi ? ». Et là, il lui montre son sexe. Elle n'en dit pas un mot. Par la suite, il la plaque au mur. Le mec était un fou furieux avec un rapport incestueux avec sa mère, il était très dangereux et très créatif par ailleurs. On misait sur la créativité mais il y a des limites. Sur les murs de son appartement, il avait peint « la mer en furie ». C'était très beau, et nous nous sommes gardés d'interpréter l'assonance avec la « mère folle ». Il créait, créait, il faisait tous les jours le portrait de la femme idéale et tous les jours il changeait le nom. Un jour j'ai raconté ça dans un colloque de psychanalystes et une nana m'a dit : « Ben, c'est un mec ordinaire. ». Les gens sont cons quand même ! Pour lui ce n'était pas une métaphore, c'était réellement la femme idéale et il changeait le nom chaque jour. C'était trop beau et fascinant parce que quand des mecs draguent chaque jour une nouvelle nana, c'est du marivaudage, mais lorsque un psychotique peint un tableau sur lequel il change le nom chaque jour et que c'est réel pour lui, ça ne te fait pas du tout le même effet parce qu'il ne rigole pas, il ne se vante pas et il pense ça. Cette histoire clinique a été formatrice. Dans son délire, il se voyait comme le père d'une jeune fille qui l'empêchait d'avoir cette femme idéale.  Il trouve un film qui raconte une histoire d'une grande proximité. Une coïncidence incroyable, c'était au plus près de son délire. Avait-il vu le film avant ? On ne sait pas. La psychologue et l'assistante sociale vont visionner le film dans son appartement thérapeutique, chez lui donc, sans en parler en réunion.  La même psychologue se fait rouler une pelle. Un jour elle m'en parle et elle me dit : « Mais tu sais, il n'a pas eu ma langue. ».  Alors ça, le « il n'a pas eu ma langue », ça m'a laissé pantois. Je dis : « Attends, il te montre son sexe, tu me dis qu'il n'a pas eu ta langue, tu vas voir le film chez lui et puis quoi encore ? Tu nous mets tous en danger, tu te mets en danger ».  Elle avait peur qu'il la viole et en même temps elle continuait. J'ai dit : « Stop ! ». Du coup, le patient était en colère contre moi.  Il m'envoie une lettre antisémite, il la poste de Paris en la signant du nom d'un autre patient. L'autre patient vient me voir et me dit : « C'est pas moi, c'est pas moi, d'ailleurs je suis chrétien ». J'étais quand même embêté. On n'avait pas eu de réunion sur le sujet, mais, tout de même, ça se parle dans l'institution. Alors un jour en AG je dis : « Écoutez, j'aimerais bien qu'on en parle, ce n'est pas interdit d'envoyer une lettre antisémite, mais celui qui l'a écrite peut, peut-être, venir discuter avec moi.  Il n'est pas interdit de dire des conneries comme ça, mais pourquoi ne pas m'en parler ». Le mec, en fait, ne pouvait pas se confronter à son dire et ça je ne l'ai pas compris à l'époque.  Il ne pouvait pas se reconnaître dans cette lettre, c'est pourquoi il avait voulu l'anonymiser en mettant le nom d'un autre. J'ai voulu le confronter à ce qu'il m'avait écrit.  Ça a été une connerie, je l'ai payé très cher. Ça l'a rendu fou furieux. Je lui ai dit qu'il pouvait dire tout ce qu'il voulait d'antisémite, mais encore fallait-il assumer ce qu'il écrivait plutôt que de faire signer sa lettre par quelqu'un d'autre. En réaction, il a organisé un traquenard. À l'époque les portes de mon bureau étaient toujours ouvertes. Il est entré avec une bouteille de white-spirit. Il a fait un acte manqué sans doute car c'était un jour où il savait que j'étais à l'hôpital. Il appelle les infirmières et il sort sa bouteille de white-spirit. Elles appellent au secours, Gérard Rodriguez monte immédiatement. Le type était avec sa bouteille de white-spirit, il voulait cracher des flammes sur les infirmières. Gérard le prend dans ses bras avec tendresse et lui dit : « Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? ». Et là, le patient le repousse violemment, il ne lui fout pas le feu mais quand même Gérard était couvert de white-spirit, il aurait fallu de pas grand-chose. Le patient est hospitalisé, interné parce que, entre-temps, il a menacé les voisins avec un grand couteau. Le type est envoyé en unité pour malades difficiles (UMD) à Sarreguemines et là-bas il meurt en huit jours. Je téléphone. Je demande ce qu'on lui a donné comme traitement. On me répond : « Rien, il est mort de pneumonie. ». Ensuite on me dit que probablement il avait ingurgité du white-spirit, c'est ce qui aurait provoqué une irritation. Je reste dans l'idée quand même qu'il y avait aussi « un retour de flammes ».  À 30 ans, un grand gaillard, en pleine forme, ne meurt pas en huit jours. Alors, bien sûr je crois au white-spirit ingéré mais je crois aussi au retour de flammes. Il y en a eu un autre cas de patient comme ça que nous avons tenu à bout de bras pendant très longtemps avec Gérard. Le patient tient vingt ans en ambulatoire, il détruit tous les logements qu'on lui propose, il pisse dans les lavabos, il détruit tout. Finalement, il atterrit au pavillon des chroniques, et là il rencontre une organisation fasciste du service. Le pavillon des chroniques à l'époque était basé à Châlons, hors de contrôle, avec une infirmière-cheffe complètement facho et ne laissant aucune liberté aux patients, interdisant même la parole en entretien ! Le patient disait : « C'est un camp de concentration ici, je supporte pas c'est Hitler ». Une nuit, il tape violemment sur une aide-soignante qui lui barre le passage. Il voulait circuler et c'était bloqué. Il est envoyé en UMD et pareil, il meurt en quelques jours. Les gens meurent d'abandon psychique et de rejet et ça on n'en parle jamais, on trouve des causes somatiques de leur mort, c'est le white-spirit, en huit jours. Ce sont des expériences que j'ai pu faire.  Quand Reagan a fermé les hôpitaux psychiatriques, il y a eu beaucoup de mort . Il y a eu une hécatombe, certains sont morts, d'autres sont devenus toxicos ou serial killers. On met des gens à la rue depuis maintenant 20 ans en France aussi. Paris, Marseille, Paris surtout, il y a plein de fous dans le métro. Il y a beaucoup de morts. À Reims, on a réussi à organiser un travail dans la rue depuis 25 ans avec Yacine. Au fur et à mesure qu'on construisait Artaud, on avait des demandes qui venaient du social. Les travailleurs du social sont venus nous demander de faire un boulot avec eux. J'ai démarré le boulot, Yacine a pris le relais, il a fait d'abord du travail de rue avec une assistante sociale puis il a été viré parce que le travail de rue ne leur plaisait plus, ils ont voulu faire une épicerie sociale, des trucs plus cool. Malgré tout, on continue d'accueillir les malades dans la rue, donc il y a beaucoup moins de malades dans l'errance psychotique dans la rue.

Fabienne Orsi : Vous les accueillez où ? Au centre Artaud ?

Patrick Chemla : Essentiellement à Artaud. Il y a également un autre service qui s'y est collé, mais qui ne s'y colle plus beaucoup depuis que le médecin-chef a changé. Mais c'était beaucoup Artaud et puis l'hôpital parce que des grands fous dans la rue vont en hôpital, ils ont besoin de longues hospitalisations pour se requinquer après plusieurs années dans la rue. Il y a aussi la question des immigrés. Il y a eu la première immigration algérienne qu'on accueillait très naturellement. Bon moi ça allait, ils venaient tous vers moi. Ensuite, il y a eu des gens venant de la guerre des Balkans, des guerres africaines. J'ai demandé un agrément pour un centre d'accueil pour les migrants, mais je ne l'ai pas obtenu. On avait donc les migrants mais sans moyens complémentaires : psy, traducteurs, etc. On avait 80 patients venant essentiellement des Balkans, après il y a eu l'Afrique, le Soudan, plein de nationalités, y compris qui s'affrontaient. Il y avait des Serbes du Kosovo, des Kosovars rejetés par les autres parce qu'ils étaient Goranis. C'est là que j'ai commencé à entendre des réflexions racistes du genre : « Il vaut mieux être immigré, et on a une place chez Chemla, que d'être dans la campagne marnaise où il n'y a pas de psychiatre ». Ça fait un drôle d'effet quand t'entends ça en Commission Médicale d'Établissement. Le quartier Croix-Rouge dans lequel on travaillait est devenu de plus en plus difficile. À cause de la dangerosité, on a déménagé les appartements thérapeutiques et le club, les appartements sont revenus au centre-ville. L'arrivée de la drogue il y a 20 ans a bouleversé le travail, on a dû faire avec ça, c'est dur, la drogue n'arrête pas de rentrer à l'hôpital, les dealers sont tous aux portes de l'hôpital, les malades dealent, prostituent leurs femmes, prostituent d'autres patientes, les femmes malades prostituent d'autres patientes. On a dû faire avec le réseau de proxénétisme à Artaud. On a dû virer les patients qui faisaient du proxénétisme. C'est notre limite. Et bien certains de ces patients, ça les a « guéris » parce que ça leur a donné une socialisation. C'est assez terrifiant, une socialisation réussie de leur point de vue, pas seulement financièrement, mais ils trouvent une place. La délinquance, l'intégrisme religieux, leur offrent une possibilité de socialisation autre que la nôtre.   Là, je te parle de patients graves et donc de la circulation entre l'hôpital et Artaud. Ces patients graves, on les tient pendant un temps à Artaud et puis, à un moment donné, ils sont tellement fous qu'ils te supplient d'aller à l'hôpital ou ils te cassent la gueule si tu les envoies pas à l'hôpital ou ils tuent quelqu'un dans la rue. Fanon croyait que l'hôpital de jour suffisait, mais lui n'a travaillé que trois ans, puisqu'il est mort très tôt, emporté par une leucémie. Au bout d'un moment, tu te rends compte que la folie est telle qu'il y a besoin de lieux non seulement de répit, mais de soins intensifs. Il ne s'agit pas d'enfermer les gens, mais de pratiquer de la psychothérapie intensive, se mettre à 3-4 autour d'un patient, le contenir psychiquement, discuter avec lui jour et nuit. C'est ça qu'il faudrait, par contre il faut trouver des gens qui veulent le faire. Je peux prendre ce cas d'un jeune patient qui est arrivé en s'automutilant, en se tapant contre les murs très violemment. L'infirmière qui l'a pris en charge plusieurs années a raconté sa prise en charge dans un groupe de travail. Ce qu'elle a fait est incroyable. Elle s'est enfermée avec lui dans la chambre d'isolement pour l'empêcher de se taper contre le mur. Elle a interposé son corps entre le mur et le patient, elle s'est retrouvée, à un moment donné, couchée sur lui. Elle avait dépassé l'heure de fin de journée de travail, les collègues viennent la chercher en lui disant qu'elle ne pouvait pas rester, que c'était l'heure de rentrer chez elle. Elle ne pouvait pas le laisser se mutiler, donc elle finit par partir en lui disant qu'elle reviendrait le lendemain.  Il a arrêté, il a attendu le lendemain que la prise en charge redémarre avec elle. Elle a tenu cinq ans, au bout de cinq ans c'est elle qui a jeté l'éponge. Ce patient a « usé » deux infirmières et une psychologue, avant de poursuivre autrement sa prise en charge. Le transfert, lorsqu'il est érotisé, c'est super dangereux, car il est encore plus difficile pour un psychotique de supporter l'épreuve du sexuel. Ce n'était justement pas le cas avec ces infirmières et cette psychologue qui arrivaient à tenir « une juste proximité ». Les deux infirmières sont parties, l'une d'entre elles lui a offert un cahier en partant et c'est là-dessus qu'il a écrit ses premiers écrits. Formidable. Il m'écrivait sa désintégration au fur et à mesure : « J'ai envie de me tuer, il est deux heures du matin et si je me coupais un bras », il dessinait le bras coupé. Cela a été très formateur pour moi.

Voilà comment s'est formé le centre Artaud. C'est d'abord une formation psychique et former des institutions autant que de besoin. L'assemblée générale, c'est un principe de base que j'ai dès le départ, mais je ne peux le mettre en œuvre que le jour où le collectif est mûr. Je ne peux pas le décider. Ça vient à l'occasion du vol de cahier de dettes. Ça tient jusqu'au covid. Arrive le covid, on est obligés d'arrêter donc à ce moment-là on met en place un système par OVH qui nous met à disposition une chambre téléphonique où on peut se parler. On fait l'AG par téléphone toutes les semaines, avec des effets formidables pour les patients. Pourtant, je constate que la moitié de l'équipe n'est pas sur le téléphone quand on redescend de l'assemblée générale, ils sont en train de manger. Cette moitié-là de l'équipe a quitté Artaud. J'en ai parlé à Françoise Davoine, je lui ai dit que le covid : « Ça a détruit le désir ou quoi ? ». « Patrick, ça n'a pas détruit le désir, ça a révélé que le désir n'était plus là ». Effectivement, je ne me l'étais pas formulé ainsi. Le covid a tenu le rôle de révélateur. Effectivement, des gens n'avaient plus le désir d'être là et l'onde de choc a continué après le covid. En tout il y a dû y avoir 10 ou 12 départs. Puis, il y a eu des arrivées après mon départ à la retraite. Nous avons toujours eu de nouvelles personnes mais nous avons toujours eu à peu près deux postes vacants d'infirmiers même avant le covid, en raison de l'exigence du travail.

Le service public, ça s’invente

Fabienne Orsi : Je trouve qu'il y a beaucoup de créativité au centre Artaud, de ce que tu en dis. Il est donc possible d'inventer, selon toi, en psychiatrie dans le service public.

Patrick Chemla : La question d'inventer ou de créer, c'est la question même du soin psychiatrique, du soin tout court. Soit le soin est créé, et alors il existe, soit on applique des protocoles et ce n'est pas du soin, il n'y a pas de soin.  Si on veut accueillir quelqu'un d'une manière, je dirais minimale, avant même d'envisager une psychothérapie possible ou même un collectif psychothérapeutique, le minimum du minimum, c'est quand même de créer des conditions qui permettent cet accueil, ce soin. Au départ, j'étais dans l'idée que j'étais un militant du service public. J'ai voulu faire du service public dans l'esprit de mes positions politiques en France et dans le monde, c'est-à-dire un service ouvert à tous. Au départ tout paraissait bloqué. Mais, on a inventé des solutions qui ne demandaient aucun financement dans un premier temps. Les appartements associatifs, le club thérapeutique ne demandaient aucun financement. On a quand même obtenu, grâce au médecin-chef de l'époque, l'autorisation d'y aller sur notre temps de travail, c'était donc un financement de fait par l'établissement, puisque des temps de travail – pas beaucoup certes – étaient tolérés. Puis, quand il y a eu la loi créant le secteur en 1986, cela a permis non pas qu'il y ait plus de financements – puisqu'il y en a eu très peu –, mais qu'on puisse rapatrier du financement à partir de pavillons qui étaient fermés à l'hôpital.  On a récupéré un tiers à peu près par redéploiement des financements. C'était quasiment la seule source de financement que nous ayons eue pour notre travail. Ce n'est pas la seule source de création par contre. C'est-à-dire que la source de création vient dans la rencontre avec le patient et dans ce qu'il est nécessaire d'inventer à partir de cette rencontre. Quelquefois, il faut des années avant d'arriver à ce que ça surgisse avec un patient. Toutefois, si on ne crée pas un dispositif qui permette cet accueil, rien ne se passera. Idéalement, il faut que ce dispositif puisse être toléré par l'établissement de référence, à savoir qu'il y ait un partenariat avec une convention dûment établie et que cette convention soit respectée de part et d'autre.

Fabienne Orsi : C'est-à-dire l'établissement de référence, l'hôpital ?

Patrick Chemla : L'hôpital en l'occurrence, mais ça pourrait être un établissement social ou médico-social. Il peut y avoir de la psychothérapie institutionnelle dans le médico-social comme il peut y en avoir ailleurs ou dans le social pur. La question est tout le temps d'arriver à créer une institution, à savoir un lieu de socialisation ou d'objets médiateurs avec les patients, et qu'il y ait une liberté de travail pour cette création institutionnelle qui soit garantie par un établissement de référence. Cet établissement de référence, il est en rapport avec l'État, c'est-à-dire que l'État tolère, accepte, finance l'expérience en question. Ces expériences, la plupart du temps, partent du local. Une équipe ou un promoteur arrive à convaincre un établissement de passer convention pour un projet et que cette convention soit renouvelée également. Par exemple, le club thérapeutique a une convention de partenariat avec mise à disposition des voitures de service, du personnel, avec en contrepartie la nécessité de montrer sa comptabilité, que les comptes soient tenus, qu'il ne soit pas fait n'importe quoi avec l'argent public. Cette convention de partenariat est indispensable si on veut permettre d'abord qu'il y ait des garanties pour la circulation de l'argent public, mais également que l'établissement se porte caution justement de cette liberté de travailler.

Fabienne Orsi : Là tu parles du club thérapeutique. Mais peux-tu revenir plus précisément sur la façon dont s'organise le travail au centre Artaud en fonction des différentes activités qui s'y mènent ?

Patrick Chemla : Pour résumer, Artaud regroupe un CMP, un CATTP et des appartements thérapeutiques qui sont reconnus depuis la fameuse loi de 1985. Nous avons deux types d'appartements : des appartements thérapeutiques nouvelle formule issus de la loi de 85 et des appartements ancienne formule que j'évoquais plus haut, qui sont devenus appartements associatifs gérés par le club thérapeutique. Il y en avait beaucoup, je pense qu'il y en a moins maintenant faute de moyens. Nous avons douze places. C'est considéré comme de l'hospitalisation en temps plein par la loi de 85. Les appartements sont financés par l'hôpital, soit achetés, soit loués. L'hôpital paye également le téléphone, tous les frais afférents, et le patient est accueilli comme si c'était une hospitalisation temps plein. Tout ça suppose énormément de négociations. Parce qu'il y a la loi, mais quand on a ouvert les appartements, on était les premiers. Il y avait déjà eu une expérience dans les Ardennes qui s'était mal finie.  L'équipe s'est lancée dans l'idée d'être à temps plein avec les patients. Ils ont foutu le feu aux appartements thérapeutiques. C'était les soignants qui avaient foutu le feu.

Fabienne Orsi : Ils vivaient avec les patients ?

Ils se relayaient à temps plein. Si tu veux, à un moment donné, il y a de la surchauffe. Ce n'est pas bon les toutes petites institutions qui créent des isolats.  C'est pourquoi, nous, lorsqu'on a créé les appartements, on a tout de suite imaginé que chaque soignant aurait plusieurs valences, c'est-à-dire travaillerait dans plusieurs lieux. Certains travailleraient plutôt à la campagne. Certains travailleraient plutôt dans les appartements thérapeutiques. D'autres encore travailleraient plutôt dans les ateliers d'expression. Le lieu commun, la maison, contient le CMP et le CATTP. Mais c'est là aussi que se passent les réunions pour les appartements, même si les appartements sont répartis dans la ville. C'est là aussi que se déroulent les réunions pour discuter de la précarité même si le travail a lieu avec des institutions sociales de la ville de Reims. C'est là que se passe également des supervisions pour les ateliers d'expression, même si ces ateliers ont lieu dans des théâtres. C'est autant le lieu de la salle d'accueil pour les patients que pour les soignants, c'est aussi un lieu de ralliement ou de lieu refuge. C'est très utile, parce que c'est à la fois un lieu refuge et un lieu où ça se réélabore. C'est-à-dire un lieu où les gens arrivent – les patients avec leur folie, les soignants avec la folie induite par les patients dans la rencontre avec eux, et tout ce qui se trouve effracté dans leur appareil psychique. S'il n'y a pas un lieu de réélaboration de cette effraction dans leur appareil psychique, c'est-à-dire ce que produit l'entrée du patient dans le corps psychique des soignants, alors ça devient très difficile. Il est important que le soignant ne fasse pas que ça, qu'il ait effectivement plusieurs lieux où il puisse travailler, qu'il y ait cette circulation, et qu'on puisse aussi tous se rassembler. Nous nous réunissons tous les jeudis après-midi. On va discuter, non pas de tout, parce qu'on ne peut pas discuter de tous les cas. C'est aussi le lieu où se tiennent les conférences et séminaires en soirée et les samedis. Quand je suis parti à la retraite, 240 patients psychotiques étaient pris en charge à Artaud, et 1200 pris en charge en consultation. Évidemment, on ne peut pas parler de toutes les consultations. On peut parler quelquefois de 15 à 20 patients, ce qui est déjà beaucoup. En réalité, il ne s'agit pas de parler du patient, mais du point où en est le soignant dans son embarras avec le patient.

Fabienne Orsi : Les patients participent parfois à ces réunions ?

Patrick Chemla : Non. Alors ça, c'est un point de discussion qui est revenu l'année dernière, certains soignants disant que les patients sont à leur place dans les rencontres cliniques de la Criée au moment des ateliers. Moi je dis que c'est obscène.  Si quelqu'un vient écouter son propre cas clinique, ou le cas clinique du copain qu'il peut reconnaître, ça ne va pas du tout. Je leur dis : "Accepteriez-vous qu'on fasse ça pour vous ?" Quand j'ai démarré, je suis allé à des rassemblements de structures alternatives où le psychiatre venait avec sa patiente guérie et ils parlaient tous les deux. C'est obscène. C'est le « patient témoin » instrumentalisé. Il faut éviter ça. Par contre, l'idée d'un temps de reprise et d'élaboration revient tout le temps. La question cruciale est : est-ce que l'établissement va tolérer, voire valoriser les temps de supervision, les temps de reprise ?

Fabienne Orsi : Et du mode de financement aussi.  

Patrick Chemla : Quand je dis qu'il le tolère, ça veut dire qu'il le finance. Même quand le paiement est forfaitaire, comme c'est encore le cas en psychiatrie – quoiqu'on ait maintenant la T2C depuis un an, même lorsque c'est ainsi, de toute façon, nous sommes inspectés sur nos chiffres.  Nous ne sommes pas directement payés dessus. Mais, on est quand même évalués sur les actes. Quand j'étais médecin-chef, je devais rendre compte à partir des tableaux de bord qui devaient comprendre le nombre de médicaments prescrits, le nombre de repas, etc. Il s'avère que nous étions le service avec le plus d'actes. On avait fait un pare-feu avec ça. On voyait deux fois plus de patients que les CMP d'à côté et on travaillait beaucoup plus. Cela constitue un pare-feu préalable pour faire en sorte que la direction nous laisse pratiquer de la psychothérapie institutionnelle, sachant que ce n'est plus du tout dans les tuyaux. À l'ARS, la direction va uniquement montrer nos graphiques avec les chiffres d'activité. Il y a que ça qui les intéresse.  On ne cherche pas à convaincre l'ARS de l'intérêt de la psychothérapie institutionnelle, on s'en tape. On ne va pas leur en parler. La plupart du temps la direction s'en fiche. Quelquefois, non. J'ai eu un directeur chrétien avec qui je pouvais réellement discuter de la clinique de patients jetés à la rue ou de femmes enceintes venant du Kosovo que nous avons gardées pendant leur temps de grossesse, jusqu'au moment de l'accouchement. Mais c'est rare. On a eu à un autre moment un directeur facho qui voulait nous fermer. Dans ce cas-là, ce n'est pas une question de pognon, quand un directeur d'établissement veut détruire une expérience, il peut le faire, même sans prétexte financier. 

Fabienne Orsi : Trouves-tu qu'il y a moins de temps disponible pour les patients ?

Patrick Chemla : Ma dernière année de travail, j'ai dû faire des consultations de 15 minutes. Non pas parce que j'étais payé à l'acte, mais parce que je voulais voir tous mes patients avant de partir à la retraite. Je peux te dire que c'est terrible. Les patients étaient ravis de me voir quand même avant mon départ. Mais, effectivement, travailler toutes les 15 minutes, c'est dingue. Alors qu'avant, je prenais une demi-heure, trois quarts d'heure pour chaque patient. Quand on a démarré, on avait 30 patients, c'était une chose. Quand j'ai terminé, on en avait 240… Dans ce cas-là, tu ne peux pas consacrer le même temps. Tu ne peux pas prendre tout le monde. D'ailleurs tout le monde n'a pas besoin, ni envie d'une thérapie ni de temps long. Mais, encore faut-il trouver du monde qui puisse prendre ces patients en thérapie et ne pas faire comme si c'était une thérapie dans le privé, mais travailler en collectif.

Fabienne Orsi : Peut-on revenir sur ce travail en collectif ? Comment cela se passe concrètement ?

Patrick Chemla :  Quand les gens s'y prêtent, on peut travailler à trois, quatre en constellation autour d'un patient psychotique, il peut même y avoir plusieurs thérapies en même temps. C'est de cette façon que nous travaillons à Artaud avec quelquefois même, cinq, six personnes. Il y a des infirmiers, un ou deux thérapeutes, et un médecin. Ce groupe se rencontre de temps en temps pour parler de leur travail avec le patient. Pas forcément pour raconter toute l'histoire, mais raconter des éléments qui paraissent importants. C'est ce que Tosquelles appelle « constellation thérapeutique ». On peut appeler ça comme on veut. En tout cas, c'est un travail en commun, en tout petit groupe. Ce sont des petits groupes ad hoc et éphémères. Ça dure le temps qu'il faut. On le reprend s'il y a besoin. Il n'y a pas forcément une régularité. Ce qui est régulier et qui cadre le travail, ce sont les réunions que nous faisons tous ensemble. Pour les appartements thérapeutiques, il y a une réunion. Pour le club thérapeutique, il y a une réunion. Pour le centre Artaud, il y a une réunion avec tout le monde. Pour le travail à la campagne, il y a une réunion au centre d'accueil de Fismes. Ce sont des réunions cadrées une fois par semaine. Mais entre ces réunions cadrées, il y a des temps informels. Pour qu'il y ait de l'informel, il faut qu'il y ait des interstices. Si tout est rempli par un paiement à l'acte, il n'y a plus d'interstices. Ou alors, il faut prendre du temps personnel après le travail. Ce que j'ai largement fait. C'est-à-dire accueillir des groupes de travail, y compris à la maison le week-end. C'est une pratique qui se rétrécit en ce moment. Il y a une sorte de privatisation de la vie personnelle qui est quelque chose de très fort. La plupart des gens tiennent beaucoup à leur temps personnel, beaucoup plus qu'auparavant où la question du collectif pouvait s'étendre bien au-delà des horaires impartis. Aujourd'hui, par exemple, faire un groupe de travail après 17 heures, je sais qu'il n'y aura pratiquement pas d'infirmiers. Même s'ils peuvent récupérer des heures pour ça. La question de la privatisation de la vie quotidienne ne concerne pas seulement le service public.

Fabienne Orsi : Le temps de la vie privée, tu veux dire.  

Patrick Chemla : Castoriadis appelle ça la privatisation. J'aime bien. Je pense quand même que par rapport à la socialisation qui a pu exister, l'espoir collectif à la libération, l'espoir du communisme ou même d'une enclave autogérée, tout cela a participé du projet du service public. Cela à partir de noyaux militants communistes, trotskystes, chrétiens de gauche, militants anticoloniaux, etc. Aujourd'hui, il n'y a que des petits noyaux militants qui continuent à travailler gratos. On va redémarrer un séminaire à la rentrée. Je ne sais même pas si viendront des gens à ce séminaire le soir à 20 h 30. Ça a tenu quand même de 87-88 jusqu'au covid. Il y avait un séminaire tous les 15 jours le soir. Il y avait un public. L'essentiel était un public extérieur à Artaud. Il y avait aussi des psychologues d'Artaud, quelques médecins d'Artaud également, pas toujours les mêmes. Puis, avec le covid, le public extérieur a quasiment disparu. Les soignants d'Artaud, eux, ont dit : « Le soir, on ne veut plus sortir ». Alors, on a mis ça le samedi après-midi. Pour autant, il en vient très peu, un, deux, trois. Les psychologues viennent, pas toujours tous, une partie. Les médecins, pas tous. On filme ça sur YouTube, du coup. Il y a 15 à 30 personnes dans la salle. En revanche, c'est regardé mille fois, quelquefois beaucoup plus, sur la chaine YouTube de la Criée. C'est un vrai problème. Ce n'est pas le problème du service public. C'est une question de disponibilité pour sortir de chez soi et aller vers la chose publique, ce n'est pas une question de fric. C'est gratuit. Pour autant, le week-end, c'est devenu sacré, par exemple. C'est quelque chose qui m'est complètement étranger.

Ca va pas de soi

Fabienne Orsi : C'est sans doute lié au fait qu'il y a une reconfiguration de la place du travail dans la vie.  

Patrick Chemla : Oui, on est donc obligés de faire avec, mais ça veut dire qu'on a beaucoup moins de temps disponible pour les temps d'élaboration. Il y a une reconfiguration des rapports sociaux actuellement, du rapport au travail. La vie de famille a pris une toute autre place. S'occuper de ses enfants aujourd'hui, c'est absolument majeur. Ma génération, ce n'était pas le cas. Christine et moi faisions garder les enfants. Je ne dis pas que c'était bien, mais aujourd'hui, ce n'est plus ainsi. Autant les hommes que les femmes mettent en avant que ce qui est prioritaire, c'est la vie familiale.  Maintenant c'est : « Est-ce que je peux avoir une vie privée ? ».  Lorsque nous avons rencontré des internes de psychiatrie il y a trois ans avec l'USP, ça a été une grosse claque pour moi, parce que leur but, c'était : 1/ ils ne voulaient pas travailler dans le public, 2/ ils voulaient avoir le maximum de temps pour la vie privée, le sport, les vacances. Ils ne cherchaient pas forcément à se faire beaucoup de fric, et de toutes façons, ils savaient qu'ils pourraient facilement travailler comme médecins. Ils n'avaient pas d'autre horizon. Et ils n'avaient pas de projet politique pour la psychiatrie. Le problème, c'est que si tu ne piges pas que la psychiatrie est un enjeu politique, comme d'ailleurs la santé, tu es très, très vite déçu. C'est un enjeu politique au sens large, de la polis, de la société, de la citoyenneté, de la cité. Si le promoteur du projet au moins n'a pas cette conscience, ne porte pas de projet politique, si ce n'est pas partagé par un petit noyau…Oury appelle ça les Ça va pas de soi. Ça va pas de soi un collectif. Oury distingue les Ça va de soi et les Ça va pas de soi. Il dit que dans toute l'institution, il y a deux types de personnes. Et ça varie d'un jour à l'autre. Ça peut même varier à l'intérieur de toi. C'est-à-dire qu'il y a des gens qui ont leurs horaires, leurs routines…, ça va de soi. Puis il y a des gens qui remettent en cause les choses, c'est des chieurs, quoi. Ils posent des questions, ils vont jusqu'au bout de la question. Ils sont toujours à poser la question : « Et pourquoi, et pourquoi, et pourquoi ? ». S'il n'y a pas de gens qui mettent des grains de sable dans la machine, c'est la mort. Il faut donc qu'il y ait une quantité suffisante de ça va pas de soi.

Un jour deux amies psychologues sont allées voir Oury. Elles étaient dans un établissement qui allait très mal. Elles lui ont exposé le problème. L'une d'entre elles m'a raconté. Oury les écoute pendant une heure. Elles expliquent que les gens avec lesquels elles travaillent ne foutent rien, qu'ils ne veulent pas les écouter, ils veulent pas faire de réunion. Alors Oury leur demande : « Vous êtes combien à vouloir que ça bouge ? ». Elles répondent : « Deux ».

« Bon, il y a combien de soignants ? »

« Cent. »

Alors Oury leur dit : « Revenez me voir quand vous serez plus nombreuses. Votre boulot, c'est maintenant d'arriver à rameuter d'autres personnes ».  

Delion a donné un autre nom à ça : « la bande à Basile ». J'ai cru que c'était un concept. Basile, en fait, c'était le nom d'un surveillant avec qui il bossait, qui était très sympa et qui a réuni des gens autour de lui. « La bande à Basile ». À partir de ce petit groupe, cette bande à Basile, ils ont pu faire une institution. C'est-à-dire qu'il ne faut pas un seul Basile. Si j'avais été tout seul, je n'aurais jamais pu bosser. Bien sûr. Il fallait être au moins quatre-cinq. Quatre-cinq, pas forcément d'accord sur tout, mais de connivence, sans avoir besoin forcément de se parler pendant trois plombes, se comprendre d'un clin d'œil.

Fabienne Orsi : On peut créer des irréversibilités, non ?  

Patrick Chemla : On ne peut pas. Tout ce que nous créons, c'est humain. Tout ce qui est humain est périssable. Et c'est même souhaitable. Autrement dit, si on crée des machines, ça n'existe pas des machines désirantes. On crée des dispositifs humains, donc totalement dépendants des humains qui les construisent. Et, des humains, également, avec lesquels on collabore. Si on n'arrive pas à convaincre un directeur d'hôpital du travail qu'on fait — et il faut recommencer à chaque fois qu'un nouveau directeur arrive, c'est périssable. Quel que soit le financement d'ailleurs, même au forfait. Il y a eu un directeur qu'on n'est pas arrivé à convaincre. Heureusement, il a fait des grosses conneries avec les syndicats et les syndicats ont eu sa peau, sinon il avait la nôtre. De même, ce professeur de psychiatrie qui a décidé d'avoir notre peau. Heureusement, j'ai réussi à avoir un vote en CME contre lui pendant plusieurs années pour le contrer. Donc, j'avais un pouvoir de nuisance, et j'ai parlé de lui dans tous les congrès de la terre pour que ça lui revienne. J'ai fait écrire par tous les professeurs que je connaissais pour limiter son pouvoir de nuisance. Alors, je n'ai pas eu d'internes, mais il a arrêté sa velléité de détruire notre travail.

Fabienne Orsi : Des expériences comme le centre Artaud il y en a d'autres en France ?

Patrick Chemla : Il y en avait beaucoup d'autres et il y en a de moins en moins. Il y a l'exemple de Landerneau dans le Finistère. C'est « la finistérisation de la psychiatrie », disait Oury en rigolant. C'est au bout du Finistère. Ça a été créé par une femme catho de gauche, Marie-Françoise Leroux, mais pas du tout sur un modèle antipsychiatrique comme moi, directement en référence avec l'enseignement de Oury. C'est un modèle basé sur l'hôpital. Au départ, ils ont construit un nouvel hôpital psychiatrique pendant que nous, nous fermions les lits. Ils ont construit un truc génial.  Ils ont inventé une rotation permanente entre le travail ambulatoire et le travail dans l'hôpital. Ça fait qu'il n'y a pas de clivage entre l'intra et l'extra-hospitalier.

Fabienne Orsi : Mais toi non plus, puisque tu dis que tu travaillais autant en intra qu'en extra-hospitalier.

Patrick Chemla : Moi oui, mais pas les infirmiers. Ils ne voulaient pas, parce que quand j'ai essayé de faire revenir à l'hôpital des infirmiers d'Artaud qui travaillaient avec moi, ils ne venaient pas car ils étaient perçus comme les chouchous du médecin, des taupes, qui se la pètent. En Bretagne, bien que le médecin-chef fondateur soit parti, son successeur également, l'actuel médecin-chef de pôle, semble faire fonctionner le dispositif. La machine fonctionne. L'institution, je ne sais pas. Il faudrait aller voir de près s'il y a une réflexion politique et analytique. Je ne suis pas certain, car spontanément, les gens ne sont pas tout le temps en train d'élaborer sur leur travail. Spontanément, ils font leur boulot, les infirmiers donnent des médicaments, quelquefois, ils sont gentils, ils font du club thérapeutique, ils accompagnent les patients dans des démarches, ça peut se faire. Comme le cas de cette psychologue qui chante et qui danse avec les patients. S'il n'y a pas de réflexion autour de ça, sur l'érotisation du transfert, par exemple, dans ce cas-là, il peut se passer des catastrophes. C'est toute la question en psychiatrie. Qu'est-ce que je fais quand je fais ça ? C'est ce que faisaient aussi les groupes Balint en médecine. Des médecins se réunissaient avec un psychanalyste pour réfléchir ensemble sur les implications transférentielles de leur travail vis-à-vis des patients. Le mouvement Balint a tenu longtemps, y compris en France. Ça venait de l'expérience de Balint en Angleterre qui était essentiellement pour des médecins généralistes. Lui-même était psychanalyste. Comme Ginette Rimbault, qui était psychiatre et psychanalyste et qui a introduit la pratique des groupes Balint à l'hôpital Necker Enfants malades. Si on continue à faire le tour des expériences, il y a l'hôpital Valvert à Marseille qui a été fondé sur les principes de la psychothérapie institutionnelle. Aucune clôture n'existe, il n'y a pas de contention et il n'y avait pas de chambre d'isolement pendant longtemps. Maintenant il y en a, je crois. J'y suis allé il n'y a pas très longtemps, j'étais épaté par la qualité d'accueil. Ils ont pourtant des problèmes de recrutement : autant de médecins que d'infirmiers. Ils ont fait une formation avec Christophe Dejours qui a beaucoup compté, je pense. À la suite de ça, ils ont monté un groupe transversal, dans l'établissement, de réflexion sur la pratique dans lequel il y a des psychos, des médecins, des soignants de toutes sortes. Il y a également le service dans la Somme, à côté d'Amiens, à Abbeville, dirigé par Christophe Chaperot. Lui a créé un service de psychiatrie dans un hôpital général. Le premier étage, c'est l'hospitalisation. Le rez-de-chaussée, c'est le club thérapeutique, le jardin de l'hôpital, c'est le jardin du club. Ils font les visites et le travail ambulatoire à partir de l'hôpital. C'est la même équipe qui tourne, avec des rotations partielles obligatoires pour éviter justement le clivage intra-extra. Christophe Chaperot est en décalage du mouvement de psychothérapie institutionnelle. Il a choisi d'une certaine manière une valorisation universitaire, avec des publications. Son service fait le plein au niveau médical et infirmier.

Il y a des lieux que je ne connais pas. Il y a par exemple toutes ces équipes qui vont aux rencontres de Saint-Alban qui demandent à intervenir, ce sont des lieux qui travaillent .

Il y avait beaucoup plus de lieux qu'aujourd'hui. Se pose la question d'une nouvelle génération de promoteurs à venir. Encore faut-il que les gens arrivent à faire le pas les uns vers les autres. Pour le moment, on est dans une période de grande fragmentation où chacun est dans son expérience, son repli, dans sa difficulté à exister. Quelquefois, de petites marges de manœuvre ont pu se constituer. Mais, il y a beaucoup de difficultés à créer des liens avec d'autres. Il faut qu'il y ait des gens comme toi qui fassent le va-et-vient. Il y a des chercheurs qui ont fait ça pendant des années en sciences sociales et autres, qui ont circulé entre ces lieux, ils ont créé, fait des expos, écrit des bouquins, des revues de recherche aussi. La revue Chimères par exemple est née ainsi. Ce serait très utile qu'il y ait du lien. Je suis perplexe pour l'avenir quand même. Parce qu'effectivement, pas mal d'expériences sont attaquées en ce moment, le centre d'accueil et de crise d'Amado est en péril, les gens des Psy-Causent ont de grosses difficultés. À Lavaur, au moment où Patrick Estrade, qui a mené le groupe, part en retraite, c'est le moment précis où ils cassent l'équipe. Ils ferment sept lits, ils mettent les malades dehors, à la rue. Patrick Estrade continue à mener le combat militant. Il y a une grève, il y a une mobilisation . Un collectif de patients qui s'est constitué. Ils sont allés dormir devant l'hôpital puisqu'ils étaient mis à la rue. Ils font une manif en septembre, ils ont rencontré des députés avec le collectif des patients.

La psychiatrie, c'est le microcosme de la société, le concentrateur, plus exactement. La dépolitisation et le passage à droite de la société française se sont fait sentir en psychiatrie. C'est-à-dire que beaucoup de militants, soit ont viré à droite, soit ont carrément quitté la psychiatrie. La plupart des psychiatres engagés se sont désengagés, sont partis en cabinet privé, ou ont carrément fait autre chose, des gîtes ruraux, etc. Beaucoup, beaucoup de gens ont arrêté en cours de route, parce que c'était très dur de se coltiner les résistances institutionnelles, également les compromis à passer avec les directeurs. Je n'ai pas arrêté de passer des compromis. Mais passer des compromis qui paraissent à rebours de l'idéologie révolutionnaire de départ, ça suppose quand même d'en rabattre sur tes idées d'origine ou de réélaborer une autre théorie politique. C'est pour ça que j'ai quitté la Ligue communiste parce que je voyais bien que c'était caduc. J'ai cherché autre chose que je n'ai pas trouvée.  Je l'ai trouvé uniquement au niveau professionnel et dans le fait de pouvoir créer un collectif de psychothérapie institutionnelle, qui était la preuve que c'était possible de créer une démocratie délibérative avec les patients, les soignants, avec certes un principe d'autorité. C'est-à-dire se tourner vers le projet de travail.

Transmission

Fabienne Orsi : Souhaites-tu ajouter quelque chose ? Par exemple, pourquoi tu relis Fanon en ce moment ?

Patrick Chemla : Fanon, c'est présent pour moi depuis les années militantes. D'abord à la Ligue communiste, mais je l'ai perçu comme militant anticolonial, comme je te disais. C'est revenu quand même beaucoup. Ça a toujours été présent. Ensuite, lorsque je l'ai redécouvert avec Alice Cherki qui avait été l'interne de Fanon. Elle est venue présenter sa biographie de Fanon  quand c'est paru il y a 25 ans, je crois. Très bon livre, d'ailleurs. Donc, elle le présente. Je découvre à ce moment-là son travail avec Fanon et le travail psychiatrique de Fanon. Je lis, je le fais lire, on discute. Je m'approprie l'expérience, la question du travail différent avec les patients musulmans, l'enjeu de la culture et non de l'ethnopsychiatrie. Puis il y a le film Fanon de Jean-Claude Barny qui sort l'année dernière. J'ai un choc en le voyant parce que ce qui me frappe, qui est transmis par le film, c'est l'énergie incroyable de Fanon et comment il arrive à faire un travail psychiatrique qui abat les cloisons, qui ouvre les fenêtres et en même temps, il rentre dans la lutte armée. C'est très démonstratif et édifiant dans le film. Ce qui est amené dans le film d'une certaine manière, c'est comment il peut simultanément rentrer dans la lutte armée et faire la psychothérapie de tortionnaires et de torturés. Cet ensemble-là me touche. C'est-à-dire que Fanon représente aujourd'hui l'exemple même, non pas d'une réussite, mais de tenir le fil de la psychothérapie institutionnelle – Fanon n'a jamais fait d'analyse –, il tient ce fil de la social-thérapie de Tosquelles. Il tient ce fil également du refus d'essentialisation de la négritude, du refus d'essentialisation du Juif, du refus d'une quelconque essentialisation. Il a la visée d'un nouvel universel à reconstruire à partir de la destruction des positions de domination coloniale. Ça, ça me touche beaucoup parce que je pense qu'on a vite fait de se plaque-murer, d'une manière communautariste, y compris dans des institutions qui restent dans l'entre-soi. Par exemple, faire circuler des gens d'Artaud, les faire aller à Marseille aux journées de l'AMPI , les faire aller à Saint-Alban, c'était difficile. C'est toujours difficile ce déplacement et c'est pourtant indispensable. Aller en Algérie, inviter des Algériens ici, c'est pas toujours facile, pas seulement dans le sens des visas, mais dans le sens où il faut que les gens s'habituent à des échanges de travail, forcément des échanges amicaux. Le déplacement est physique, mais il est aussi métaphorique.  C'est donc la question du déplacement, du truchement, c'est le travail de traduction, d'interprétariat, de passer d'une langue à une autre. Alors effectivement, j'ai été étonné quand tu m'as dit qu'on faisait du langage de l'entre-soi, parce que moi, je n'ai jamais eu l'impression de parler cette langue-là, au contraire j'ai toujours pensé qu'il fallait traduire auprès d'autres personnes dans leur langue. J'ai traduit en lacanien pour parler au lacanien, j'ai traduit en marxiste pour parler au marxiste.

Fabienne Orsi : Oui, mais comment traduire pour un public plus large ? 

Ah, il est plus compliqué de transmettre au grand public des notions complexes. Raconter ce que je t'ai raconté sur le travail clinique, c'est difficile d'en rendre compte aux personnes qui n'ont pas été dans la proximité de l'inconscient. Pas forcément avoir fait une analyse, mais être sensible aux effets de l'inconscient : rêves, lapsus, actes manqués… Or, la plupart des gens veulent se tenir à la plus grande distance possible de ces choses-là pour pouvoir continuer à vivre tranquilles. La névrose t'empêche de vivre, d'être heureux et, en même temps, elle te protège par rapport au réel trop brûlant, de ce que tu ne veux pas savoir. Il y a donc un compromis. Des personnes arrêtent l'analyse dès que ça va mieux, au bout d'un an ou deux. Ça m'a toujours interrogé ces arrêts. Oury dit que le plus dur, c'est de ne jamais arrêter. Une analyse continue tout le temps. L'association libre : pourquoi je fais ça ? Si jamais j'arrête… Si, c'est possible… Le nombre de collègues pour qui j'ai vu que ça s'arrêtait, c'est terrifiant. Il y a des gens qui vivent en état de survie psychique, il y en a plein. Parce que c'est peut-être trop douloureux pour eux une activité de remise en question de leur position psychique au long court. Ils préfèrent s'abstenir, faire une pause, s'arrêter. Autour de moi, la plupart des internes en psychiatrie de la génération 68 qui ont pris des positions de pouvoir dans l'institution psychiatrique ont arrêté en cours de route. C'est impressionnant. Pourtant, ce n'était pas une question de pognon. Ils avaient une situation. À une époque, les médecins-chefs étaient totalement indépendants du directeur. Néanmoins, ils crevaient de trouille. Il y a donc une question de refus de mener une bataille politique, qui est pourtant absolument nécessaire. Les gens qui ont créé ce mouvement dans l'après-guerre étaient des militants politiques. Pas forcément d'un parti, ils concevaient leur engagement comme une lutte politique. Fanon le conçoit comme une lutte politique, Jean Ayme également. Oury le conçoit bien sûr dans la politique, même si Oury ne va pas distribuer les tracts sur les marchés. Je me suis demandé combien de temps je pourrais tenir. Quand j'ai démarré, que j'entendais Oury raconter qu'il continuait comme au premier jour, je me demandais comment il fait ? Est-ce que je ne risque pas de me chroniciser à terme ? Ce ne m'est pas arrivé. Mais, si ça m'était arrivé… Il faut que les autres te le disent. Bon, là, les autres avaient plutôt envie de me calmer, que je leur foute la paix. Certains sont bien contents depuis que je suis parti.

Fabienne Orsi : Ah oui ? Peut-être qu'il te fallait passer à autre chose. C'était la suite logique. Tu ne pouvais pas rester indéfiniment, de toute façon.

Patrick Chemla : Non, bien sûr. Mais, ils m'ont réellement dit ça. Pas tous, mais certains m'ont dit que maintenant ils travaillaient de manière bien plus horizontale et que c'était cool. Effectivement, cela peut paraitre plus cool dans un premier temps, mais quand on se heurte aux difficultés de la pratique, aux effets de destructivité et que l'on manque de repères, la suite va nécessiter la relance du Collectif et la construction d'un objet qui soutienne le désir. Toute mon expérience que je tente de transmettre, c'est la difficulté de maintenir une horizontalité dans le travail, sans pour autant se laisser gagner par la facilité. Travailler avec les zones archaïques du Collectif et de la psyché suppose aussi une verticalité soutenue par un idéal de travail partagé par un noyau dur dans l'équipe. Cette tension permanente entre horizontalité et verticalité est nécessaire, et se relance dans les moments cruciaux. Comme je te disais, il vaut mieux qu'il y ait au moins une personne, ou mieux, un petit collectif, qui « tire le trait ». Pas de culte du chef, mais la nécessité d'une autorité qui autorise les initiatives et les processus de singularité. Cette tension, nous la nommons « transversalité ». Cette transversalité reste un enjeu toujours difficile et ne peut surgir que si les forces de vie et de création contredisent effectivement la noise et le silence. En conclusion, je voudrais insister sur la dimension du Collectif, qui peut paraitre atténuée par les effets de la prise de parole en mon nom. Ce qu'il s'agit de transmettre, c'est cette importance des collectifs de travail qui se donnent les moyens d'élaborer leur travail et de se relier à d'autres, y compris en dehors du monde psychiatrique. Aux nouvelles générations de trouver les modalités possibles d'une « utopie concrète »…

Pour citer cet article : Orsi, F. 2025. Voyage à Reims. À la recherche de l'accueil inconditionnel. Rencontre avec Patrick Chemla. EnCommuns. Article mis en ligne le 17 novembre 2025.

Fabienne Orsi

Economiste, chercheuse à l'Institut de Recherche pour le Developpement, LPED, Aix-Marseille Université

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