Aux origines de la Science Ouverte Retour sur les institutions qui on fait de la science un commun

Dans un texte écrit en 2013, Olivier Weinstein revenait sur les origines et les principes de ce qu'on désigne comme la "science ouverte", qui a permis de faire de la connaissance scientifique un commun. À l'heure où, aux États-Unis comme en France (bien que sous des formes différentes), une attaque de grande ampleur se déploie contre l'ethos et le financement de la recherche scientifique, il nous a paru utile de publier ce texte, qui en annonce d'autres sur ce sujet majeur. EnCommuns entend ainsi apporter sa contribution au mouvement "stand  up for science", afin de défendre et réinventer la science ouverte et ses institutions. 

À l'heure où, venue des USA, de Donald Trump et du mouvement MAGA (Make American Great Again), une attaque de grande ampleur se déploie par le monde contre l'éthos et les institutions de la recherche scientifique, il nous a paru utile de revenir sur les origines de ce qu'on désigne comme la science ouverte (open science), les principes sur lesquels elle s'est construite et qui ont permis pendant une longue période d'établir de puissantes institutions dédiées tant à la production qu'à la diffusion de la recherche scientifique. Après le durcissement des droits de propriété intellectuelle à l'échelle mondiale consacré par la signature des ADPIC (Accords sur la Propriété Intellectuelle liés au Commerce) dans le cadre de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce) en 1994, au moment où est promu l'univers fantasmagorique de « vérités alternatives » portée par le trumpisme, mais aussi avec les promesses et les menaces que fait peser sur la recherche scientifique l'essor de l'Intelligence Artificielle, il est clair que de nombreux éléments convergent pour faire enter la recherche scientifique dans une configuration nouvelle. Plus que jamais – c'est notre conviction-, la construction et la défense d'institutions capables de préserver et de développer la science comme commun s'impose à l'agenda. Avec cet article (écrit par note regretté collègue Olivier Weinstein, dans le cadre de l'ANR Propice, (lien externe) mais jamais publié jusqu'ici), qui porte sur les origines de la science ouverte, les motifs pour lesquels elle s'est constituée, comme les institutions sur lesquelles elle s'est historiquement appuyée, nous entendons aider à mieux comprendre le moment que nous traversons aujourd'hui. Précisons encore qu'il va de soi que, depuis l'écriture de cet article (2013), bien des événements sont intervenus. Certains, comme nous le rappelons plus haut, pour accroitre encore les enclosures posées sur la production et la divulgation de la connaissance scientifique. D'autres au contraire, émanant le plus souvent de la communauté scientifique elle-même, parfois relayées par des initiatives de politique publique, visent à rétablir ou à protéger les conditions de la science ouverte.
Dans de futures publications, la revue reviendra sur ce sujet en proposant des contributions permettant de décrypter les enjeux de cette bataille essentielle qui se joue autour de la préservation de la science comme communs. Avec ce premier article sur ce sujet, elle entend apporter sa contribution au mouvement  « stand up for science » pour défendre et réinventer la science ouverte et ses institutions dans ce moment difficile que traverse la communauté scientifique internationale.  

                                                                                                                                                                                                          La Revue EnCommuns
 

 

Un bref rappel sur le notion de science ouverte et ses origines

La conceptualisation de la notion de « science ouverte » s'est construite après la Seconde Guerre mondiale, à partir essentiellement des travaux de Merton (1973) , puis de Dasgupta et David (1994) . Elle a pour ambition de rendre compte des traits spécifiques des institutions scientifiques telles qu'elles se présentent – sous une forme qui semble achevée – après la Seconde Guerre mondiale. Ces institutions ont été le produit d'un long processus historique, comme le montre notamment David (2007) , mais c'est véritablement à partir du XIXe siècle que vont se constituer les institutions de la science moderne telle que nous les connaissons parallèlement à la montée du capitalisme industriel. Et, cela dans la mesure où c'est seulement à partir de ce moment que, d'une part se constitue une représentation de la science comme activité spécifique, que s'opère la distinction entre science et technologie, et que d'autre part, se construisent les institutions propres de la science, en d'autres termes que l'on assiste à une véritable institutionnalisation et professionnalisation de l'activité scientifique.

Rappelons sommairement ce que sont les traits majeurs des institutions scientifiques (de la « République de la Science », selon l'expression de Michael Polanyi ), en opposition aux caractères du « royaume de la technologie » :

- Des normes de divulgation des connaissances, avec une combinaison de pratiques de compétition et coopération. La connaissance scientifique prend ainsi le caractère de bien libre, dans la terminologie des économistes, d'un bien non-exclusif qui, une fois produit, est mis à la libre disposition de tous, et d'un bien public pur (dans la mesure où la connaissance a le caractère d'un bien non rival). Là se trouve l'opposition à la connaissance technologique, qui par sa finalité (l'innovation, et donc la recherche du profit) est objet d'appropriation soit par le secret, soit par la propriété intellectuelle, ce qui donne à son titulaire le droit d'exclure les autres de son usage. 

- Le fait que le « scientifique » ne puisse pas s'approprier le produit de son travail (au sens habituel du terme : il ne détient pas de droit de propriété exclusif) implique, tout au moins dans la logique habituelle des économistes, qu'il faut trouver un autre système d'incitation à la production de connaissances. Tel sera l'objet de règles constitutives du champ scientifique : assurer la réputation et la reconnaissance par le groupe de la valeur du travail du chercheur, ainsi qu'un système de récompenses (carrière, rémunération, prix...). Au centre de ce système se trouvent donc des procédures, historiquement variables, d'évaluation, essentiellement d'évaluation par les pairs (alternatif à l'évaluation par le marché), ayant pour enjeu principal la reconnaissance de la priorité, dont on pourrait considérer qu'elle assure au scientifique un mode spécifique d'appropriation de son travail.

 - Troisième trait majeur du système institutionnel de la science : la spécificité de son mode de financement. La recherche scientifique serait financée principalement par des organismes publics, ou par diverses formes de mécénat, assurée principalement par des organismes à but non lucratif, et par là – le point est d'importance – selon des finalités qui, comme nous le verrons, peuvent être envisagées de différentes manières, mais qui restent fondamentalement des finalités non pécuniaires. À l'opposé de la recherche et du développement technologique dont le financement – et la réalisation – devrait être assuré par les entreprises, en conformité avec leurs objectifs économiques et financiers.

Dans l'optique fonctionnaliste qui est celle des économistes, le système institutionnel de la science se justifie essentiellement par sa capacité à assurer la croissance la plus rapide des connaissances scientifiques. Le caractère cumulatif de la production de connaissances ferait de leur libre circulation une condition essentielle de l'efficacité du système, ce qui justifierait les traits propres des institutions scientifiques

Conformément à la vision générale du nouvel institutionnalisme aujourd'hui dominant, les institutions de la science se seraient imposées du fait de leur efficacité (de la même manière que la propriété privée et le marché dans d'autres domaines). Comme on le voit, toute cette conception sur ce que sont, et ce que doivent être, les normes et les institutions de la science - l'organisation du champ scientifique – repose sur une distinction de principe entre science et technologie. Une distinction qui clairement ne va pas de soi : elle s'est construite au XIXe siècle, précisément en même temps que se formait une nouvelle représentation de la science et des institutions spécifiquement scientifiques. Et, cela alors même que la science « moderne » est marquée – depuis la « révolution scientifique » (située entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle) - « par le souci d'opérationnalité et par la volonté d'agir sur les choses », comme le dit Pestre , et que vont se développer à partir du XIXe siècle des liens multiformes entre science et industrie.

Nous proposons dans ce qui suit de donner un certain nombre d'éléments sur les caractères des institutions scientifiques « modernes », et la manière dont elles se sont constituées, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la période d'après-guerre. En relation avec ce qui vient d'être dit, quelques remarques préalables sont utiles, touchant notamment à la notion même de science et d'activité scientifique, et aux rapports entre science et technologie.

- La notion même de « science » est incertaine. Si le terme est très ancien (cf. Rabelais), son sens a profondément évolué. La notion de science telle qu'elle est entendue aujourd'hui peut être datée du milieu du XIXe siècle . C'est à partir de cette période que le terme change radicalement de sens et que la science devient une référence majeure dans la société. Elle renvoie simultanément à un certain état d'esprit, à une manière de concevoir la connaissance (et la connaissance « vraie ») qui occupe une place clé dans les idéologies nouvelles du progrès, à une certaine manière de concevoir et d'organiser ce qui sera considéré comme un travail véritablement scientifique, et à des institutions spécifiques de plus en plus formalisées. Il y a, comme on l'a dit, institutionnalisation et professionnalisation de l'activité scientifique, ce qui conduit à la constitution des systèmes de recherche (et d'innovation, la terminologie est importante) tels qu'on les connait aujourd'hui.

La construction sociale de la science moderne s'insère dans une transformation radicale du mode de production des savoirs. Les caractères (et la représentation) de la « science ouverte » telle qu'on les conçoit aujourd'hui doivent ainsi être replacés dans le cadre de la formation de ce que Dominique Pestre appelle un régime de savoir. C'est-à-dire une certaine articulation entre des pratiques, des « produits » spécifiques (écrits, méthodes de recherche, méthodes d'analyse et d'observation, instruments...), des valeurs et des normes – celles que l'on a vues précédemment, mais également des normes morales et épistémologiques - et différents types d'organisations et d'institutions formelles et informelles assurant la coordination et la régulation des activités de production et de circulation des savoirs scientifiques et technologiques.

- La formation de la science moderne est inséparable des rapports entre science et technologie, c'est-à-dire, à partir du XIXe siècle, entre science et industrie. La constitution des nouvelles institutions scientifiques à partir du XIXe siècle est liée étroitement à l'émergence puis au développement des formes institutionnelles et organisationnelles du capitalisme industriel, autour de la « grande entreprise moderne » et de la révolution managériale, telles que les analyses notamment Chandler. La construction de la notion moderne de science - et la définition de la science comme activité spécifique - passe, comme on vient de voir, par l'élaboration d'une distinction qui se veut stricte entre science et technologie  (qui s'exprime, comme on le sait, dans le domaine de la propriété intellectuelle, et, parfois, dans une distinction découverte/invention), mais, simultanément, la science moderne développe des liens de plus en plus étroits avec la technologie et l'industrie, qui elles-mêmes se transforment radicalement, avec notamment l'apparition de laboratoires de recherche industriels. C'est autour de cette ambivalence des relations entre science et technologie - à la fois séparation et intégration - que l'on peut sans doute comprendre au mieux les caractères des institutions de la science moderne, et leurs évolutions. L'entrée dans le capitalisme moderne, à la fin du XIXe siècle, marque deux ruptures parallèles : d'un coté, institutionnalisation de la science, et professionnalisation de la recherche, avec, au centre la formation de l'université moderne, et de l'autre la formation du capitalisme managérial, accompagné de la montée de la recherche industrielle. Ainsi s'est construit un système de division du travail entre recherche « ouverte », essentiellement publique, et recherche « propriétaire » essentiellement privée. C'est dans le cadre de ce système – et de son évolution - que l'on peut saisir les transformations du monde de la science ouverte. Ce système n'a pas pu se construire sans la montée du rôle de l'État comme acteur central de la science, toujours à partir du XIXe siècle. Telle est en particulier la thèse que défend Pestre (2003) : le régime de savoir des années 1870-1970, celui qui nous intéresse ici, est marqué par l'émergence d'un État nouveau, un « État scientifique préoccupé de techniques et d'innovation pour le bien supérieur du pays ». La science devient, au XIXe siècle, une affaire d'État.

- Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, de voir que la périodisation des « régimes de savoir » qu'analyse Pestre corresponde presque parfaitement avec la périodisation qui peut être proposée de l'évolution du capitalisme moderne. Au régime de savoir des années 1870-1970 correspond précisément la formation et le développement du capitalisme managérial, de même que les transformations de ce régime, marquées par la mise en question des normes de la science ouverte et l'émergence de ce que certains qualifient de « nouveau mode de production des connaissances » correspond et s'accorde avec la mutation que connait le capitalisme à partir des années 1980, marquée par la financiarisation et de nouvelles formes d'organisation et de financement de l'innovation industrielle. 

En même temps, le capitalisme a connu à partir de la crise de 1929 des transformations structurelles majeures – marquées notamment par une montée multiforme du rôle de l'État et de l'action publique – qui vont se cristalliser après la Seconde Guerre mondiale dans un système fordiste achevé. Il ne faut donc pas s'étonner que le « régime de savoir » se soit transformé parallèlement.

Nous allons, dans ce qui suit, présenter ce qui nous paraît être des éléments majeurs de ces transformations : tout d'abord la création de l'université moderne en Allemagne au XIXe siècle, et ensuite les transformations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et qui marquent à notre sens une nouvelle rupture de l'organisation de la science dans les grands pays industrialisés. Dans le domaine des institutions scientifiques, il existe, comme pour le reste des structures institutionnelles du capitalisme, à la fois des « variétés de capitalisme » et des formes dominantes qui tendent à influencer les diverses formes nationales. Pour ce qui nous intéresse ici, c'est tout d'abord le modèle allemand qui a marqué une première phase, avant que le modèle américain ne devienne, après la Seconde Guerre mondiale, la référence dominante.   

Le 19ème siècle : la formation de l'université moderne, et la construction d'un idéal de la science "pure"

Une université nouvelle comme institution centrale de la science

Fin XVIIIe, les institutions majeures dans le domaine de la science et la technologie sont, en Allemagne, les académies des sciences (comme dans la plupart des pays d'Europe), et de nouvelles institutions tournées vers l'enseignement, à vocation pratique et professionnelle (les « hochshulen »). Les réformes menées à partir du début du XIXe siècle incorporent la construction d'un nouveau type d'institution d'enseignement et de recherche. C'est à Wilhelm Von Humboldt que l'on attribue habituellement la paternité des réformes qui auraient conduit à la construction d'une université moderne, dont certains traits majeurs restent présents aujourd'hui.

Dans le cadre de la réorganisation de la Prusse, Wilhelm Von Humboldt crée en 1810 l'université de Berlin. Son prestige rapide et l'hégémonie prussienne assure la diffusion en Allemagne de ce nouveau type d'institution, marquée par l'intégration de l'enseignement et la recherche, et la prééminence de ce que l'on appellera ultérieurement une recherche fondamentale. Von Humboldt propose en fait de faire de l'université, à la place des académies des sciences, l'institution centrale ou la science devrait se développer. L'idée de lier enseignement et recherche n'allait en particulier absolument pas de soi. Elle signifie bien une transformation radicale de la notion même d'université , et la création d'un nouveau type d'institution et d'un nouveau corps social. La thèse de doctorat, et ce que l'on appellerait aujourd'hui le séminaire de recherche deviennent le cœur de l'activité universitaire. Un nouveau type de professeur, enseignant et chercheur est ainsi créé, destiné à former un nouveau corps professionnel, et l'acteur central d'un nouveau champ social.

C'est ce modèle qui va se diffuser progressivement. On observera ainsi aux USA une évolution inspirée par le modèle des nouvelles universités allemandes. Cette évolution est marquée par le développement d'universités proches du modèle Von Humboldt, après la guerre civile. L'évolution de l'enseignement supérieur conduit de la prééminence du Collège à celle de l'Université. Il n'y avait pas auparavant de véritable université aux États-Unis, à l'exception sans doute de Harvard, proche plutôt du modèle anglais : une institution dédiée à la formation d'une petite élite du monde politique et des affaires. Une des premières de ces nouvelles universités, incluant une graduate school de haut niveau, fut l'université John Hopkins, fondée en 1876. On verra de même la création de Ph.D degree et graduate schools à Yale, Harvard et Colombia. Ainsi entre 1850 et 1880 on aurait assisté à une « universitarisation » de l'enseignement supérieur (à l'opposé de la collégisation » dominante auparavant), et cela sur le modèle, plus ou moins amendé, de l'Université de Berlin .

Les traits majeurs du modèle « Von Humboldt »

On a vu ce qui est sans doute le plus fondamental : l'intégration de l'enseignement et de la recherche dans un nouveau type d'institution qui devient le lieu privilégié de production de la science, avec la création d'un corps professionnel d'enseignants chercheurs. Au-delà de cet aspect, il y a une vision fondamentale de ce qu'est la science et de ce que sont les missions des scientifiques qui va participer à la montée de la place donnée à la science dans la société. Il faut sur ce point faire la part entre l'idéal de Von Humboldt - qui sera volontiers repris par le monde académique – et la réalité, plus contradictoire qui va se construire progressivement et avec des variantes nationales et autres. Mais il reste sans doute une certaine représentation de la science qui a marqué ces évolutions, et tout particulièrement le statut de la science « ouverte » avec laquelle elle parait être particulièrement en phase. Les traits majeurs en sont les suivants :

 - l'université doit reposer sur l'unité de l'enseignement et de la recherche, et « La particularité des établissements scientifiques supérieurs doit être de traiter la science comme un problème non encore entièrement résolu qui doit donc toujours faire l'objet de recherches » .

- La promotion d'une science « pure » (notamment les mathématiques et la physique). Et d'une « Wissenschaft um sich selber willen » (La science pour elle-même), donc séparée du travail pratique (Lenoir 1998 ) qui était la préoccupation dominante de l'enseignement traditionnel. On peut sans doute parler ici de l'affirmation de la nécessité d'une séparation entre science et technologie. Alors même que le souci de lier étroitement recherche et technologie, science et applications industrielles restera défendu par d'autres (notamment par le chimiste Liebig), et prendra dans les faits une importance croissante à partir de la fin du XIXe siècle. Mais il s'agit bien pour Von Humboldt de construire une institution scientifique (et d'éducation) distincte des instituts techniques. Von Humboldt s'était opposé auparavant à une orientation professionnelle trop précoce de l'enseignement secondaire. 

 - Un idéal de la connaissance pour elle-même (désintéressée, pure), la recherche de la vérité, l'apprentissage comme valeurs en elles-mêmes. Et l'importance de la liberté et l'autonomie du chercheur. « C'est pourquoi le professeur d'université n'est plus un maître, l'étudiant n'est plus un apprenant, mais quelqu'un qui recherche le savoir par lui-même, guidé et soutenu par le professeur » .

Cette promotion de la connaissance et la recherche implique la liberté du savoir et l'autonomie du corps enseignant. Ce qui doit conduire à la construction d'une éthique propre à la communauté scientifique qui se constitue. Et, qui se construit précisément autour de l'affirmation d'une certaine image de la « science pure » comme activité désintéressée, ayant sa finalité en elle-même :

"Much of this admiration arose from the widespread assumption that Germany's universities exemplified the ideal of pure learning, the disinterested pursuit of truth, knowledge for its own sake. German contemporaries saw the university in these terms, contemporary observers elsewhere agreed, and modern historians have accepted this statement of purpose " .

La notion de « science pure » a occupé une place importante à partir du XIXe siècle. Elle joue un rôle clé dans la promotion et la légitimation de la science comme activité fondamentale pour la société. Mais, elle ne signifie pas nécessairement une opposition entre science fondamentale et science appliquée. Il y aura souvent une certaine ambivalence dans la représentation des finalités de la science, entre d'un coté l'affirmation de la valeur de la connaissance pour elle-même, et de l'autre la mise en avant de l'utilité sociale de la science, dérivant de ses applications. Et, cela en relation avec les nécessités d'obtenir les financements impliqués par une science reposant sur des techniques d'observation et d'analyse de plus en plus complexes, et les liens croissants entre la recherche et les nouvelles industries de la seconde révolution industrielle « fondées sur la science » (Les industries chimiques et électriques principalement).

- Cela étant, l'idéal de la connaissance et de la science « pure » va se traduire, avec les nouvelles conditions de formation du corps professoral comme centre de la communauté scientifique, en un impératif de recherche et de publication. L'enseignement universitaire devient un travail à temps plein. Une activité qui se différencie des autres, et construit sa propre identité, ses propres règles et normes. Il y a constitution d'une communauté scientifique sur des bases nouvelles , avec une « professionnalisation » de la recherche et de la science. 

- Cela s'accompagne de la constitution de disciplines organisées. Un certain nombre de disciplines vont affirmer et revendiquer un fondement sur des principes abstraits, des méthodes propres, accessibles uniquement à ceux qui ont d'abord suivi plusieurs années d'enseignement. C'est ainsi que se construit un système de contrôle à l'accès à la profession. Cela, en particulier, définit de manière stricte qui sont les "pairs" auxquels sont reconnus la compétence, et par là le droit à juger les travaux dans un certain champ (une discipline). L'université construit par elle-même un système organisé de certification des connaissances et de contrôle de la profession (et de la discipline). Les professeurs vont notamment faire du doctorat le mode de sélection quasi obligé des enseignants, et donc d'accès au corps :

« More noteworthy was that first philology, then history and the natural sciences, began to claim a foundation of abstract principles, with methods and results accessible only to those who had given them years of study; it followed that only one fully prepared in a discipline could be recognized as competent to judge the work of others in that field. Accordingly, practitioners formed their own organizations and journals, building a community of inquiry; men who saw each other as peers wrote with each other in mind, and judged each other in terms of intellectual merit rather than social background or personal factors " .

Encore faut-il ne pas ignorer que, en Allemagne, la tutelle des États a été forte dans ce domaine. Une compétition entre les ministères de l'éducation et de la culture des différents États allemands pour attirer les meilleurs professeurs aurait joué un grand rôle, dans la 2ᵉ moitié du XIXe siècle , elle donne une place importante à l'évaluation de la recherche, sur la base de peer review process. D'où la grande importance du développement des revues scientifiques et l'institution du « peer review ». Un des traits majeurs du développement scientifique moderne a été ainsi l'explosion des publications .

Si, donc, il y a bien avec Von Humboldt et l'université moderne une affirmation de l'autonomie de la science, il ne faut perdre de vue que cela va s'accompagner très vite de liens très étroits entre cette science nouvelle et la technologie, telle qu'elle se développe dans le monde industriel. On assiste en effet, à la fin du XIXe siècle à l'émergence et développement d'une recherche industrielle – réalisée dans des laboratoires d'entreprise – et au développement des relations entre la recherche académique et la recherche industrielle. Sur ce point aussi, l'Allemagne semble avoir joué un rôle pionnier.

Dès le XIXe siècle, en Allemagne, la question de la manière de voir les liens entre science et recherche universitaire d'un côté et industrie de l'autre est très présente. L'émergence de l'université moderne a été de pair avec la volonté politique de promouvoir le développement industriel. Dès le début du XIXe, des réformes multiples ont été mises en œuvre en ce sens . La fin du XIXe siècle est marquée, comme on vient de la dire, par la naissance de la recherche industrielle, en relation directe avec la recherche universitaire (Notamment, en chimie et pharmacie). La tension qui aurait marqué les rapports entre monde académique et industrie se serait dissoute à partir des années 1870.

On peut voir les choses ainsi : après une phase d'affirmation de la science 'pure', et de construction de ses bases institutionnelles (l'université moderne), va se développer, de la fin du XIXe, jusqu'aux années 1970 (ou plutôt d'abord de la fin du XIXe à la Deuxième Guerre mondiale) un certain mode de division du travail, et de coopération, entre science et industrie, recherche académique et recherche industrielle, dans lequel les institutions de la science ouverte s'affirment pleinement.

Les implications quant au statut de la science (ouverte)

La construction des institutions de la science moderne signifie une transformation profonde des conditions de production et de circulation des connaissances. C'est dans ce contexte que, comme on vient de la voir, la science s'affirme comme activité propre, distincte de la technologie. C'est donc à partir de là qu'il faut tenter de saisir ce que représente la dimension de science « ouverte ». Disons simplement ici que, sans que soient remises en question les explications que nous avons vues auparavant, différents éléments paraissent de nature à renforcer les caractères spécifiques de la science, et à légitimer la connaissance scientifique comme bien public pur, dans le cadre de ce que l'on a qualifié de « république de la science »

 - La formation d'une idéologie de la « science pure » joue sans doute ici un rôle important. L'affirmation de la science et de la recherche « pure"  comme activité spécifique justifie qu'elle relève de normes qui lui soient propres, donnant notamment une place privilégiée à des considérations épistémologiques (le respect des règles d'un travail véritablement scientifique) mais aussi à des considérations éthiques (La science incorporant des normes éthiques propres, qui pourraient d'ailleurs pour certains être données en modèle à la société) et des considérations d'utilité sociale (Définies de manière très générale, dans une perspective non strictement utilitaire, ce qui va changer profondément par la suite). Notons ici que cette affirmation des caractères propres de la science (pure) s'applique aussi bien à la science la plus fondamentale concernant, par exemple, la structure de la matière (La physique théorique) qu'à une science orientée directement vers des applications (Les recherches de Pasteur). De là peut découler l'affirmation d'une distinction essentielle et nécessaire entre science et technologie. La dimension de désintéressement, essentielle dans la représentation de la science qui se construit au XIXe siècle, est bien évidemment en phase avec un principe de libre diffusion des connaissances. 

 - Le renforcement et l'institutionnalisation des dispositifs de reconnaissance et d'évaluation par les pairs dans le cadre de l'institutionnalisation de la science dans les institutions universitaires (mais également sans doute souvent, sous la supervision d'organes publics) permet, de son côté, la construction et la formalisation d'un système d'incitation propre au travail scientifique, qui est compatible avec l'absence de propriété exclusive sur les résultats (Tout en donnant, comme on l'a dit, une forme d'appropriation individuelle des résultats par le scientifique, par le système de reconnaissance de la priorité et les conditions de publication). Ce système d'incitation a de plus pour effet de favoriser la diffusion rapide des avancées scientifiques (même si, dans les processus de recherche, la pratique du secret n'est pas absente).

- Le mode d'affirmation de l'identité académique et scientifique - dans le cadre de la professionnalisation et de la formation de nouveaux collectifs disciplinaires organisés et institutionnalisés - les conditions de construction des positions et des carrières (Publication, priorité, réputation, formation d'un « capital scientifique », reconnaissance par les pairs...), de même que la formation d'un système propre de relations et coopérations entre scientifiques, fondé sur des règles tant formelles qu'informelles, touchant les échanges d'information, les modes de réunion et de travail qui encadrent les conditions de travail et les modes de vie professionnels, tout cela structure une communauté et un système scientifique qui constitue à la fois un «champ scientifique » assurant sa propre reproduction (à travers notamment la constitution des habitus propres à l'homo academicus) et un système collectif de production et d'accumulation de connaissances qui repose, de manière essentielle, sur les normes de la science ouverte. En bref, la formation d'une communauté scientifique organisée et institutionnalisée, ou en d'autres termes d'un « champ académique », tend à assurer l'auto-renforcement des normes de la science ouverte. Cela du moins, tant que ce champ académique conserve un certain degré d'autonomie, et que l'évolution du champ scientifique plus large (Qui incorpore les acteurs non scientifiques participant au système de production - et de financement - de la science et de la technologie) ne bouleverse pas les conditions de fonctionnement et les normes du monde scientifique.

Ajoutons encore deux remarques d'ordre plus général.

 - Pour comprendre les règles et normes de la science ouverte, les conditions internes de la communauté scientifiques (par opposition aux relations entre les scientifiques et leurs 'patrons') deviennent fondamentales, avec l'institutionnalisation et la professionnalisation de la recherche. On pourrait se demander si, dans le cadre du système scientifique tel qu'il a dominé durant la première partie du XXe siècle (jusqu'aux ruptures des années 1980) l'explication des caractères de la 'république de la science', et des normes de la science ouverte ne doivent être recherchées autant sinon plus dans les conditions de structuration et de reproduction de la communauté scientifique (ou du champ académique), que dans les problèmes de relation entre les scientifiques et leurs nouveaux 'patrons' (États et entreprises) qui pousseront plutôt - au moins à partir d'une certaine date) vers une science « fermée ». Ce que nous verrons dans la section suivante peut éclairer cette question, pour ce qui concerne les rapports entre science et État.

- L'image de science ouverte mériterait d'être appréhendée de manière plus fine : un point clé est l'accroissement considérable de la dépendance - à la fois institutionnelle et matérielle – de chaque chercheur individuel à l'égard des institutions (conditions de recrutement et promotion, accès aux moyens de travail nécessaires...). Le « scientifique » isolé n'a pratiquement aucune capacité véritable, sinon d'accéder aux connaissances, du moins, ce qui est l'essentiel, de les exploiter et de participer au processus collectif de production (malgré il est vrai des exceptions : Einstein au début de sa carrière ?). On est dans un système ou la liberté de recherche est de fait fortement encadrée. Il faudrait ici réfléchir plus avant à ce que peut précisément signifier la liberté d'accès à des ressources (et le fait de centrer l'analyse de la propriété sur l'accès), alors que l'essentiel est sans doute dans la capacité effective d'exploiter ces ressources, et dans la nature du travail pour lequel ces ressources peuvent être effectivement utilisées. Il faudrait également intégrer les analyses proposées par certains d'une « industrialisation » de la science (Voir plus loin), et l'idée que le travail scientifique aurait subi, au XXe siècle une forme de soumission aux contraintes de l'organisation (sinon, pour certains marxistes, une soumission au capital) similaire à celle du travail ouvrier avec le développement de l'industrie moderne. 

Une rupture à partie de la seconde guerre mondiale ? Recherche publique et science comme activités stratégiques

Le régime de savoir du capitalisme industriel va connaitre de nouvelles transformations autour de la Deuxième Guerre mondiale, c'est du moins l'hypothèse que l'on peut, à notre sens, soutenir. Ces mutations présentent plusieurs dimensions, touchant à l'organisation de la recherche, la vision de la science et sa place dans la société, les rapports entre science et technologie, le rôle de l'Etat...Nous attacherons ici à deux moments majeurs de ces transformations : d'une part le projet Manhattan qui a eu clairement un impact considérable sur la vision que se sont faits aussi bien le monde scientifique, que le monde économique et le monde politique sur la place de la science dans la société, et sur les formes d'organisation qu'elle appelle ; et d'autre part « le rapport Bush », rapport commandé par Roosevelt en 1944 à Vannevar Bush, rapport qui définit les orientations d'une nouvelle politique de la science

Les leçons du projet Manhattan 

On sait que le projet Manhattan est le projet de recherche, d'une ampleur sans précédent pour l'époque, qui devait déboucher sur la mise au point de la bombe atomique . Le projet Manhattan est le premier des projets de recherche à grande échelle représentatif de ce qu'Alvin Weinberg, le directeur du laboratoire national d'Oak Ridge, appellera la Big Science (Weinberg, 1961) . Du projet Manhattan, et de son « succès », le monde scientifique, et surtout les politiques vont tirer un certain nombre d'enseignements :

- La science la plus fondamentale est susceptible de nourrir des applications et des ruptures technologiques majeures, et en apparaît comme la condition même. On peut, certes, faire remonter à la fin du XIXe siècle l'émergence d'industries « fondées sur la science » (Chimie, pharmacie, industries électriques et électroniques), mais c'est là avec le nucléaire que s'affirme vraiment le rôle de la science la plus fondamentale, comme vecteur du développement technologique et d'innovations radicales. De là viendra la représentation longtemps dominante de l'innovation, le modèle linéaire, qui fait de la recherche fondamentale et de la science le point de départ des processus d'innovation.

- La mise en place d'une organisation de grande taille combinant des compétences scientifiques et technologiques diversifiées (chercheurs, ingénieurs, techniciens...), et des ressources financières, matérielles et humaines considérables est la condition de l'exploitation de ces potentialités de la science. Par là, la technologie n'apparait pas simplement comme un sous-produit (souvent fortuit) des avancées de la science, la science est mobilisée et développée de manière consciente et organisée en vue de résultats technologiques (au sens larges) déterminés. Et, surtout, cela va tendre à devenir une finalité essentielle de l'activité scientifique (et ensuite sa finalité première, sinon unique). Les grands projets, qui vont se développer après la Seconde Guerre mondiale, deviennent une forme privilégiée d'organisation de la science, de la technologie et de leurs liens.

De là dérive la prééminence de la « big science ». L'idée de passage à une big science recouvre deux aspects . D'une part la croissance exponentielle de l'activité scientifique dans la société (mesurée par le nombre des scientifiques, des universités, des publications...). La science devient une activité majeure et reconnue comme telle. Ce processus se développe tout au long du XXe siècle, pour prendre une ampleur considérable dans sa seconde moitié. D'autre part, l'importance de plus en plus grande des grandes structures de recherche : il y aurait, pour certains, industrialisation de la science : le grand laboratoire en devient la forme dominante d'organisation, marquée par le développement de la division du travail et de structures fonctionnelle et hiérarchiques . Ces structures de recherche vont être amenées à promouvoir une vision économique de l'activité scientifique et le recours aux méthodes managériales qui se formalisent dans l'après-guerre, ce qu'exprime bien Harvey Brooks  : « le problème principal est d'organiser le personnel et de diriger les recherches de manière à obtenir le taux de progrès scientifique le plus élevé, pour un investissement donné des ressources humaines et matérielles» . Encore faudrait-il voir dans quelle mesure les normes du monde scientifique imposent (ou non) des modes organisationnelles et normes de travail spécifiques. On peut penser, en tout cas, (comme le soutiennent Ciccoti et al, 1979, p.25) que « le temps devient élément déterminant ». Ce qui pousse à une accélération du rythme de recherche, à l'intensification de la concurrence entre labos et entre chercheurs (Qui va s'affirmer surtout à partir des années 1980, avec le passage à un nouveau régime de recherche), et peut sans doute transformer le sens de l'objectif de priorité. Se dessine ainsi une transformation du mode de production de la science (et plus largement des savoirs) qui appellerait une recherche propre.

- Cela change les rapports entre science et technologie, et affirme et renforce la dépendance de la science à l'égard de la technologie (à la fois en tant que finalité et qu'instrument de la recherche). La recherche dans les grands laboratoires prend une dimension technologique majeure. Le rôle des instruments dans la recherche n'est bien évidemment pas nouveau, mais il va prendre une ampleur sans précédent, et conditionner de plus en plus l'organisation de la recherche et de l'activité scientifique. C'est ce qui peut permettre de parler d'une industrialisation de la science.

- C'est à l'État, notamment par la mise en place de grands projets et grandes structures de recherche que revient la mission de construire les institutions permettant de nouvelles conditions de développement de la recherche, et d'en définir les orientations.

- Il semble ainsi se dessiner une nouvelle configuration des rapports science/État/ société, marquée par une intervention massive et multiforme de l'État, et une nouvelle représentation utilitariste du statut de la science. Cette évolution, rappelons-le, est cohérente avec les transformations plus générales du capitalisme d'après-guerre, dans le sens de ce que certains ont appelé « capitalisme organisé ». Ajoutons ici que le militaire – qui a joué depuis longtemps un rôle décisif dans l'évolution technologique – prend à partir de la Deuxième Guerre mondiale et dans la période qui suit une place absolument décisive dans l'organisation et les orientations d'ensemble des systèmes scientifiques et technologiques.

La guerre froide va, en effet, contribuer fortement à prolonger et installer définitivement les préoccupations et les méthodes qui avaient abouties au projet Manhattan.

Le rapport Bush et la construction d'un système US de recherche piloté par l'Etat  

Le rapport rédigé par Vannevar Bush, directeur du Office of Scientific Research and Development (Et remis en juillet 1945), définit les orientations d'une nouvelle politique de la science . Ce rapport est important, car il présente des orientations majeures touchant à l'organisation et aux finalités de la science qui vont effectivement, à ce qui nous semble, jouer un rôle privilégié dans l'évolution du système de recherche américain, dans ces différents aspects, qu'il s'agisse des formes de politique de la recherche ou des modes d'organisation du système universitaire. Le système scientifique et technologique américain devient après la Deuxième Guerre mondiale largement dominant, il va donc jouer un rôle privilégié dans l'évolution de la science. Ce rapport est également important par le fait qu'il fait des choix très précis en ce qui concerne la place à donner à l'activité scientifique, et à la manière de lier science et technologie, et cela, en réaffirmant très clairement l'importance de l'autonomie de la science. En ce sens, on peut estimer qu'il va dans le sens d'une réaffirmation de l'importance des institutions de la science ouverte.

Les éléments fondamentaux du rapport Bush se ramènent à quelques principes simples, qui ne sont pas nécessairement nouveaux, mais qui réunit dans le rapport, prennent une dimension de programme d'action : Le progrès scientifique est essentiel au développement de la société :  

"Science can be effective in the national welfare only as a member of a team, whether the conditions be peace or war. But without scientific progress no amount of achievement in other directions can insure our health, prosperity, and security as a nation in the modern world."

Trois finalités, donc: la santé, la sécurité, le « public welfare ». On remarquera que les finalités ainsi mise en avant relèvent de ce que l'on peut considérer comme l'intérêt général de la société, plutôt que d'objectifs strictement économiques.

- La science est l'affaire du gouvernement, et appelle des financements publics :  

"For reasons presented in this report we are entering a period when science needs and deserves increased support from public funds."

- La recherche fondamentale (basic research) dans laquelle "Freedom of Inquiry Must Be Preserved" est le lieu de production des connaissances utiles à l'ensemble des activités sociales. C'est sans doute un des points clés du rapport : "

The publicly and privately supported colleges, universities, and research institutes are the centers of basic research. They are the wellsprings of knowledge and understanding. As long as they are vigorous and healthy and their scientists are free to pursue the truth wherever it may lead, there will be a flow of new scientific knowledge to those who can apply it to practical problems in Government, in industry, or elsewhere."

Insistance donc sur l'importance de la recherche fondamentale, et des institutions qui réalisent cette recherche. Insistance également sur la nécessité de préserver l'autonomie des chercheurs et de la science. On trouve encore l'idée que le scientifique doit rechercher « la vérité ». Ce qui peut être vue comme ce qui reste de la conception de la science de l'ère Von Humboldt, et comme un gage donné au monde académique. Le rapport met également l'accent sur le fait que l'État doit soutenir la recherche fondamentale, plutôt que (directement) la recherche industrielle : 

The simplest and most effective way in which the Government can strengthen industrial research is to support basic research and to develop scientific talent."

Ce qui débouche sur la proposition de créer un organisme public nouveau consacré spécifiquement à la science:

- La création d'une nouvelle agence autonome, dédiée strictement à la recherche fondamentale et à l'enseignement supérieur scientifique. (Qui sera la NSF).

"A new agency should be established, therefore, by the Congress for the purpose. Such an agency, moreover, should be an independent agency devoted to the support of scientific research and advanced scientific education alone. Industry learned many years ago that basic research cannot often be fruitfully conducted as an adjunct to or a subdivision of an operating agency or department. Operating agencies have immediate operating goals and are under constant pressure to produce in a tangible way, for that is the test of their value. None of these conditions is favorable to basic research."

Le fonctionnement de cette agence devrait reposer sur cinq fondamentaux :  

- Des programmes à long terme.  

- Une agence composée de citoyens qui soient "persons of broad interest in and understanding of the peculiarities of scientific research and education".

- Le soutien de la recherche par des contrats et des subventions.

- Un contrôle de la politique et de l'organisation de la recherche laissé aux institutions scientifiques: "Support of basic research in the public and private colleges, universities, and research institutes must leave the internal control of policy, personnel, and the method and scope of the research to the institutions themselves. This is of the utmost importance."

- Et enfin, afin d'assurer l'autorité et le pouvoir de cette agence, et par là l'autonomie de la politique scientifique, la placer directement sous l'autorité du niveau politique le plus élevé :

"While assuring complete independence and freedom for the nature, scope, and methodology of research carried on in the institutions receiving public funds, and while retaining discretion in the allocation of funds among such institutions, the Foundation proposed herein must be responsible to the President and the Congress." 

Ce qui parait le plus frappant est ainsi l'affirmation répétée de la nécessité de préserver l'autonomie de la science et du monde scientifique, et de la politique scientifique, tout en assurant un financement public (qui se révèlera massif dans les années qui suivent). Il y a une combinaison entre financement public et autonomie des institutions de recherche dédiées à la recherche fondamentale. Et, le maintien de la spécificité et l'autonomie des institutions de la science (la recherche fondamentale) condition affirmée de leur efficacité. La séparation science/recherche industrielle (les applications) apparait comme centrale dans la vision du rapport. Ce qui n'est pas sans rappeler les préoccupations de Von Humboldt.

Comme le dit Calvert (2006)  : « The achievements of science during the war (along with arguments put forward by science advisers such as Vannevar Bush [1945] 1960), led to a situation in which the government funding of science was regarded as legitimate because society was seen to depend on the products of scientific research. The autonomy of scientists was simultaneously maintained because of the pervasive idea that scientific research would be most productive if left to scientists alone (see Polanyi 1962)".

Les nouvelles configurations de l'après-guerre : le rôle dominant de l'État.  

Mais, cette autonomie affirmée des institutions scientifiques, qui peut se voir également comme la reconnaissance du monde scientifique comme pouvoir propre, va se trouver insérée dans un environnement politique et institutionnel nouveau de nature à en transformer progressivement les caractères effectifs.

Commençons par rappeler sommairement les grandes transformations qui marquent les systèmes scientifiques et technologiques durant l'après-guerre :

- Le premier phénomène visible est la croissance considérable du financement public de la recherche. Les préoccupations touchant au financement public de la science ne sont bien évidemment pas nouvelles (elles ont été par exemple, importantes en France, notamment durant les années 30), mais on passe à des niveaux de financement qui changent la nature de l'action publique.

- La notion de « R&D » (Recherche et Développement : recherche fondamentale/recherche appliquée/ développement) va se construire et devenir un instrument central pour l'évaluation globale et l'analyse des activités scientifiques et technologiques. Et cela en relation avec la construction de systèmes nationaux de recherche (Qualifiés ensuite de systèmes nationaux d'innovation) fortement structurés - à des degrés diverses selon les pays - par les politiques et les institutions publiques. 

 - Une vision linéaire de l'innovation. C'est dans cette vision précisément que la recherche fondamentale et la science sont présentées comme l'origine des processus d'innovation (Ce qui a été de pair avec la prédominance initial d'une conception de l'innovation dite science-push, qui sera cependant rapidement mise en question).

- Et enfin, malgré les liens de plus en plus forts qui se nouent entre science et technologie – dans la lignée du « système Manhattan », le maintien d'un clivage institutionnel entre science et technologie. Et, par- là, le maintien des normes (formelles) de la science ouverte. Ce n'est bien évidemment pas un hasard si c'est dans les années 60 que se construit l'idée de « république de la science », que se développent les analyses sociologiques et économiques de la science, et la théorisation de la science comme bien public.

Mais, dans le même temps, on assiste à ce que l'on peut analyser comme une transformation du "champ scientifique" de nature à pousser dans une direction sensiblement différente :

-L'émergence et le poids croissant de nouveaux acteurs : les grands organismes publics de pilotage de la recherche fonctionnant comme « agences de moyen », puis les entreprises elles-mêmes, conduisant à infléchir les finalités et les modes de fonctionnement des institutions scientifiques.

- Les contraintes fortes de la « big science » et de l'industrialisation de la science, c'est-à-dire les contraintes de gestion des grandes structures, alors que monte au même moment l'idéologie de l'organisation, liée à la domination des grandes entreprises. (Cf. notamment, les analyses de Galbraith).

- Cela entraîne des recompositions des structures et hiérarchies, des modes de 'gouvernance' de la science, et le rôle croissant des appareils et systèmes de gestion. De là peut découler de nouvelles normes (implicites/explicites) d'évaluation, conditionnant la position des chercheurs dans le champ, et de nouvelles stratégies individuelles et collectives. Le poids croissant des contraintes financières, et de la concurrence dans le champ scientifique, combinant étroitement compétition proprement « scientifique » et compétition autour de l'accès au financement, tend à construire un nouvel environnement institutionnel.      

Retour sur la question de la science ouverte

Comme on l'a vu, les orientations qui semblent prédominer après la Seconde Guerre mondiale, que le rapport Bush semble bien dessiner, paraissent de nature à maintenir, voir à renforcer l'autonomie des institutions scientifiques, le maintien d'une séparation entre science et technologie (plus précisément entre recherche scientifique et recherche industrielle), et par là, la préservation des normes de la science ouverte. Mais, le mode de justification de l'activité scientifique, et de ses conditions propres d'organisation se transforme.

Cela se manifeste de différentes manières. Tout d'abord, avec un certain déclin de la représentation fondée sur l'idéal de la science pure. L'affirmation de l'utilité - économique, sociale, politique – de la science prend une place prépondérante sinon exclusive. C'est ce que peut exprimer d'une certaine manière le passage d'un discours sur les vertus de la science pure à un discours centré sur l'utilité de la recherche fondamentale.

Cela va déboucher sur un nouveau mode de justification du statut spécifique de la science, exprimée dans le langage économique (et managérial) de l'utilité et de l'efficacité. La recherche de l'efficacité devient le cœur de la politique de la science, ce qu'exprime bien Harvey Brooks, comme on l'a vu précédemment. D'un côté, l'efficacité de la recherche a pu être présentée comme nécessitant l'autonomie de la (république de la) science. C'est ce que semble soutenir le rapport Bush. De l'autre, les contraintes de la 'big science' conduisent à mettre fortement en avant la question du financement. Le financement public de la recherche, et surtout de la recherche fondamentale, devient central (Question posée en fait dès avant la Seconde Guerre mondiale. En France, notamment par Jean Perrin).

Se crée ainsi un lien entre mode de financement et caractère des connaissances, entre financement public et caractère de bien public des connaissances scientifiques. La question est alors : pourquoi faut-il un financement public de la recherche fondamentale ? ou pourquoi la recherche fondamentale ne peut-elle reposer que sur le financement public ? Et plus généralement, comment combiner et partager financement public/financement privé, et organiser globalement le financement de la recherche ? C'est ici qu'intervient la nouvelle analyse économique de la recherche et de l'activité inventive proposée par Arrow(1962)  (à la suite d'un article de Nelson, 1959 ).

On aboutit ainsi à la justification de l'organisation scientifique sur deux bases : d'une part l'utilité majeure de la science pour la collectivité à plusieurs titres, comme on l'a vu, et d'autre part, la nécessité d'un financement et d'une intervention publique résultant des insuffisances du financement privé et d'une régulation marchande de la production des connaissances scientifiques. Il y a dans ce cas, échec de marché : si on laisse la recherche au secteur privé et au marché, il y aura sous investissement (relativement à ce qui serait socialement optimal), du moins pour ce qui concerne la recherche fondamentale.

Les raisons sont données dans l'article d'Arrow : la recherche fondamentale se caractérise par son caractère fortement amont. De là découlent ses spécificités relativement à la recherche appliquée et au développement, aux activités inventives et innovatives

 - La très grande incertitude des résultats.  

- L'importance des externalités (particulièrement fortes en l'absence d'appropriation des résultats, mais que même le brevet ne peut pas totalement éliminer).

- La connaissance scientifique (très amont) sert en tout premier lieu à produire de nouvelles connaissances. La recherche fondamentale présente un caractère fortement cumulatif qui fait que les limitations à la libre diffusion des connaissances ont dans ce cas des effets particulièrement négatifs sur la dynamique de la production.

Ces différents facteurs se traduisent par une forte inefficience de la régulation marchande. Notons ici que, dans cette argumentation, les problèmes d'organisation et de financement de la science ne viennent pas tant du fait qu'il n'y a pas de marché (on pourrait sans doute en créer un en mettant en place des dispositifs d'appropriation des connaissances, et en tout premier lieu l'utilisation du brevet), mais du fait que, compte tenu des spécificités de l'activité scientifique, une organisation marchande serait inefficace en elle-même. C'est ce qui justifie fondamentalement de laisser à la science un caractère de bien public tout en assurant un financement public de la recherche. Cette nouvelle argumentation n'est pas sans modifier la conception et la justification du travail scientifique .

Cela conduit à justifier un système dual avec une recherche fondamentale, relevant de la république de la science, assurée essentiellement par des institutions scientifiques et supporté par un financement public et une recherche appliquée, industrielle, relevant du « royaume de la technologie », assurée essentiellement par les entreprises et censé être supportée principalement par un financement marchand privé appuyé sur l'appropriation des résultats par le secret et la propriété intellectuelle (on sait pourtant que, après la guerre, le financement public de la recherche industrielle va rester considérable).

Il reste que, par l'imbrication de plus en plus forte entre recherche scientifique et recherche technologique, et de l'accent croissant sur l'importance des applications directes de la science, ce système va se brouiller progressivement : il contient en lui-même les germes d'une mise en question de la spécificité de la recherche fondamentale. Cela apparaît notamment dans le fait que va se développer parallèlement le financement public de la recherche industrielle et le financement privé de la recherche académique. En liant de plus en plus explicitement la raison d'être de la recherche fondamentale aux finalités industrielles, et à l'innovation technologique, on est aisément conduit à remettre en question son statut spécifique et sa nature de bien public. Les transformations du champ scientifique dont on a parlé précédemment poussent dans cette direction, d'un côté par le pouvoir des nouveaux acteurs, agence de moyens et entreprises, qui poussent vers des logiques de plus en plus économiques, c'est bien ce qui finira par déboucher sur l'extension de l'utilisation de la propriété intellectuelle, dans des activités de recherche situées de plus en plus en amont et par les institutions scientifiques elle-même ; d'un autre côté par le développement des relations contractuelles dans le fonctionnement des institutions scientifiques.

Science et Communs

L'histoire des institutions de la science montre bien comment se construisent des représentations et des formes d'organisation d'activités sociales. C'est dans ce cadre que l'on peut comprendre comment et pourquoi certains objets prendront, dans un certain contexte, le statut de « bien public » ou de bien privés, comment s'organisent les conditions d'accès et les conditions d'usage à telles ou telles ressources, et comment se construisent et s'organisent des « communautés » autour de la production, la circulation et l'usage de biens et de ressources. Les connaissances constituent sans doute un type particulier de ressources (qui ne se réduit pas au caractère de bien « non-rival »), mais l'étude des conditions dans lesquelles se sont construites les institutions de la connaissance, et plus particulièrement les institutions de la science (et de la technologie), et plus encore les transformations continues de ces institutions permettent de comprendre de manière plus générale les conditions de formation de « biens communs » et de leurs modes de gouvernance, la complexité des notions de « bien public » ou d'accès libre, celle des régimes de propriété, et la diversité et l'ambivalence des contenus que peuvent recouvrir la référence générale à l'idée de commun. Le cas de la science montre aussi, notamment à travers la question des relations entre science, État et industrie la nécessité de replacer tout système de communs – toute forme d'action collective - à l'intérieur du système de relations qu'il entretient avec son environnement social, économique et politique, pour en saisir le sens et les propriétés essentielles. 

Pour citer cet article : Weinstein, O. 2025. Aux origines de la Science Ouverte.  EnCommuns. Article mis en ligne le 23 juin 2025.

Olivier Weinstein

Professeur Émérite à l'Université Sorbonne Paris Nord **In memoriam

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