Atterrissage d’urgence de la ferme-firme sur la terre ferme Les savoirs empiriques issus de la restructuration des exploitations agricoles (2/2)

Dans ce deuxième volet de son diptyque, Tanguy Martin montre comment il est possible de reconvertir des exploitations industrielles en fermes agroécologiques. Dans un contexte où les réglementations environnementales reculent et alors que la multiplication des alertes sanitaires rend la nocivité du modèle agricole dominant plus patente que jamais, ces initiatives revêtent une grande importance.

Les hypermarchés ont disparu démontés pour récupérer le fer et l'aluminium, le périphérique a été couvert de verdure et transpercé de radiales cyclistes et pédestres qui conduisent aux biorégions limitrophes. Certains centres commerciaux ont été transformés en serres pépinières. Le goudron a été fragmenté par la pousse de végétaux

Morceau choisi d'une Utopie instaurant des biorégions en Île de France en 2050Agnès Sinaï, Réhabiter le monde, Seuil, 2023

On peut qualifier les systèmes alimentaires des pays dits « développés » d'insoutenables, un euphémisme pour ne pas dire écocidaires. S'ils détruisent les milieux de vie, ils ne nourrissent même pas vraiment les populations de ces pays , ni d'autres d'ailleurs. En soi ce n'est pas étonnant, car ces systèmes se développent dans une hégémonie capitaliste où toutes les activités sont mises en premier lieu au service de l'accumulation du capital par la bourgeoisie, et non des besoins communs aux populations humaines et aux écosystèmes dans lesquels elles vivent. Il convient donc de transformer radicalement notre alimentation en la sortant de l'hégémonie du capitalisme. Envisager une alimentation post-capitaliste nécessite de penser une autre agriculture et une autre relation à la terre que celles du capitalisme : via l'industrie et la propriété privée moderne

C'est évidemment plus facile à dire qu'à faire. Entre autres obstacles à ce projet de transformation écologique, il faut démanteler et réorienter tout l'équipement techno-matériel des filières alimentaires : des fermes aux usines, des routes aux plateformes logistiques, des silos aux grandes surfaces. C'est ce que j'ai essayé d'analyser dans l'article précédent, en m'attardant sur l'exemple de l'évolution des fermes en France, notamment l'augmentation exponentielle de leur équipement matériel dans un devenir capitaliste de ferme-firme.

Si l'on veut repenser ces fermes, il faut garder en tête que l'agriculture française produit en moyenne peu de valeur ajoutée, notamment par unité de surface, en comparaison avec d'autres pays de l'Union européenne comme les Pays-Bas ou le Danemark. Par ailleurs, ce sont les orientations technico-économiques qui dégagent le moins de valeur ajoutée à l'hectare (grandes cultures, bovins viande) qui occupent de plus en plus de surface. Dans les filières, le profit se construit surtout en amont, dans les industries mécaniques, chimiques et semencières ; et en aval, dans l'agroalimentaire, la logistique, la distribution et la restauration. C'est pourquoi d'ailleurs, la fraction la plus riche des agriculteur·rices en France est souvent aussi investie dans ces filières amont-aval, traditionnellement via des coopératives. Par exemple, Arnaud Rousseau, actuel président de la FNSEA, l'est aussi du conseil d'administration du groupe Avril, qui possède par exemple les huiles Lesieur. Pour cela, il a touché l'équivalent de 187 000 euros en argent ou en nature en 2022 .

De plus, malgré les subventions européennes et des exonérations massives de cotisations sociales , l'agriculture française en elle-même n'est pas très compétitive à l'international. En effet, la main d'œuvre est coûteuse, dans un contexte où la vie est chère et où elle bénéficie de droits sociaux, même si ces derniers sont parfaitement insuffisants pour garantir une réelle justice sociale. Si cette agriculture française est encore capable de s'aligner sur les prix des marchés internationaux, ce n'est que grâce à un certain nombre d'infrastructures facilitant le commerce des denrées agricoles produites en France : silos de stockage, usines de transformation, routes, ports, etc.

Cette situation implique qu'il faut mobiliser, voire inventer, des savoirs autour du bâti : d'une (nouvelle) architecture paysanne  à un urbanisme/ruralisme circulaire. Il est question d'hériter du paysage technique du capitalocène et non pas de créer un urbanisme utopique ex-nihilo après une tabula rasa : trop d'espace a été artificialisé, trop de matériaux ont déjà été extraits. Toute révolution, tout changement d'hégémonie, prend appui sur des éléments « déjà-là ». Je vous propose d'explorer un de ces déjà-là utiles au démantèlement des technostructures « zombies » des exploitations agricoles modernisées : le processus de restructuration des fermes.

Restructurer les fermes

La notion de restructuration des fermes regroupe un ensemble de pratiques observées, promues et accompagnées par diverses organisations partageant l'objectif d'une transformation agricole vers une agroécologie paysanne . Il s'agit d'une conceptualisation a posteriori à partir de pratiques de transformations du bâti sur des fermes en cours de transmission, accompagnées dans l'idée de favoriser un renouvellement des générations agricoles, nécessaire à la transition écologique. D'ailleurs, dans 17 cas étudiés en 2019 par le réseau InPact, qui concernaient au départ 21 fermes, après le processus de restructuration il y avait 7 fermes et 32 paysan·nes de plus qu'au démarrage .

La restructuration se déroule dans le cadre du projet de transmission, avec des méthodologies développées par ces structures d'accompagnement. Il n'y a pas de modèle préétabli pour restructurer. Le travail est réalisé sur-mesure avec pour guide les boussoles politiques des structures d'accompagnement . Faire financer ce type d'approche non directement reproductible n'est pas une mince affaire, d'autant plus que les financements publics au conseil agricole transitent en très grande partie par les Chambres d'Agriculture, organisées pour rester aux mains des syndicats agricoles qui prônent un statu-quo plutôt qu'une transformation des modèles agricoles. Les organisations accompagnant la restructuration définissent « la restructuration-diversification comme la reconception des exploitations agricoles à travers la réorientation de la conduite de l'activité, de la production principale, de l'usage des terres et des bâtiments. La réorientation du système agricole se traduit généralement par la déspécialisation, c'est-à-dire par un arrêt de la mono-production, au profit d'une diversification des productions mises en place sur la ferme, et par l'adoption de pratiques agroécologiques »

Ce processus est bien sûr éminemment technique et matériel, il doit prendre en compte la vétusté des bâtiments, et leur éventuelle inadaptation au projet de reprise. Il est aussi économique, car il implique de prendre en charge l'acquisition des bâtiments et le coût de leur transformation. Il nécessite enfin un volet humain, psycho-social, important. En effet, restructurer implique aussi de déconstruire les représentations des acteur·rices en présence : cédant·es et repreneur·ses, les un·es envers les autres et sur le métier en général. Ces dimensions ont elles-mêmes des répercussions économiques importantes, puisque la vision de la ferme joue sur la construction de sa valeur économique de transmission. Par exemple pour les cédant·es , il faut questionner entre autres : la relation entre la taille de la ferme et le revenu qu'elle peut générer, la possibilité du travail en collectif pour les repreneur·ses ou encore la capacité de ces repreneur·ses à être de « bon·nes professionnel·les ». Dans une certaine mesure, il s'agit de se déprendre d'un projet pour laisser la place.

Enfin, un point important pour le pôle InPact est que ce processus se réalise à contresens de la modernisation agricole « classique » et qu'il ne soit pas associé à une logique de surendettement, qui contribuerait à produire toujours plus sur des fermes toujours plus grandes avec moins d'agriculteur·rices . On voit ici encore les imbrications entre équipement matériel, perceptions sociales et poids du capital, évoquées dans le premier article.

Financer la transition matérielle des fermes

Les réorganisations matérielles de la ferme nécessitent du travail et des matériaux qui ont un coût économique. Mais quel est-il ? Bien sûr, aucune étude exhaustive n'existe permettant de donner des moyennes. Les cas étudiés par les organisations d'accompagnement à l'installation paysanne nous montrent que ces coûts sont variés et nous permettent de donner des ordres de grandeur. Ils peuvent être négligeables lorsque les bâtiments initiaux sont peu spécialisés. Ainsi en Ille-et-Vilaine, la reconversion d'une ferme porcine sous signe de qualité Label rouge faisant vivre une personne en une ferme de production maraîchère et céréalière en agriculture biologique faisant vivre quatre personnes n'a presque rien coûté. Les anciens caillebotis en béton  n'étaient pas utiles en tant que tels pour les nouvelles activités, mais n'empêchaient pas d'utiliser l'ancien bâtiment d'élevage comme un bâtiment de stockage. Estimant sa situation économiquement satisfaisante, le cédant n'a pas cherché à valoriser ces installations particulières, et la reprise n'a coûté que l'achat de matériel pour les nouvelles activités. Ainsi il est resté propriétaire du bâtiment qu'il loue à un prix modique à ses repreneur·ses.

À la ferme des Arbolets dans le Gers, c'est une toute autre histoire . La restructuration concerne une ferme porcine, faisant initialement travailler 4,5 équivalents temps plein. La ferme a été diversifiée en ajoutant des ateliers maraîchage, céréales, élevages ovins et caprins en plus du porc, et de la transformation de boissons végétales, le tout converti en agriculture biologique et faisant travailler 12 actif·ves. Il a fallu : vider les bâtiments, notamment déposer les caillebotis (7 000 €) ; aménager un espace pour la transformation des boissons (85 000 €) ; et construire 3 nouveaux bâtiments (570 000 €), notamment sur l'emplacement d'un précédent bâtiment inadapté qu'il a fallu détruire (10 000 €). Par ailleurs, cinq autres bâtiments, qui ne conviennent pas aux nouvelles activités, sont à ce jour inutilisés. L'addition totale pour réorganiser le bâti est donc de 672 000 €, sans compter le temps de travail donné par les paysan·nes.

La réorganisation matérielle de la ferme vers une agroécologie paysanne n'induit pas forcément à court terme une capacité à produire plus de revenu par unité de travail humain associé à la ferme. Ainsi, si une partie de ces travaux peuvent être considérés comme des investissements productifs, ils viennent grever l'économie de la nouvelle ferme après reprise, avant qu'elle ait même commencé à produire quoi que ce soit. Ces investissements n'auraient pas été nécessaires pour une reprise continuant l'orientation modernisée initiale. Ces coûts représentent 56 000 € par travaileur·ses, soit l'équivalent du revenu de plus de deux ans et demi par personne (approximé au Smic brut en 2024). Pour ces travaux et l'achat de matériel, les porteur·ses de projet ont eu recours à l'emprunt bancaire, mais ont aussi bénéficié de dons issus d'un financement participatifs et de subventions publiques de l'Union européenne. Enfin, cela a été rendu possible, car iels ont été dégagé·es d'avoir à investir pour 110 hectares et deux bâtiments. Cet investissement a été porté par un propriétaire collectif, la Foncière Terre deLiens (lien externe), qui leur louent les bâtiments dans le cadre obligatoire du statut du fermage, qui est économiquement abordable pour les locataires agricoles (appelés fermier·es).

Dans ce cas, la transition d'une technostructure modernisée à une technostructure néo-paysanne, a été doublée d'un changement du rapport au capital et à la propriété. D'une propriété familiale de l'outil de production obtenue via l'emprunt bancaire, la réorganisation de l'outil et du travail conduit à répartir la propriété du foncier entre les paysan·nes et un propriétaire collectif à but non lucratif : la Foncière Terre de Liens. Cette dernière demande un loyer modique, déterminé par un arrêté préfectoral comme tout loyer agricole . Cependant, ce loyer ne vient pas rémunérer le capital des personnes qui ont investi dans la société, mais lui permet uniquement de couvrir ses frais de fonctionnement. De plus, cette foncière s'engage à ne pas revendre ce foncier, le sort donc du marché et évite que la génération suivante n'ait à s'endetter pour reprendre la ferme, ce qui facilitera la transmission de la ferme et prévient la réalisation d'une plus-value sur sa revente. Cette partie de la ferme ne sera plus jamais une marchandise, et ne générera plus de profit capitaliste, que ce soit par la plus-value ou l'intérêt.

Enfin, une partie de ce projet d'installation agricole recourant à la restructuration a été financé via des subventions publiques et des dons privés. Ces derniers entraînent des contre-dons : respects de règles fixées par la puissance publique et du projet présenté aux donnateur·rices. Cependant, ces contre-dons ne sont pas financiers. Cependant, les subventions et dons n'étant pas totalement à la hauteur des besoins, une partie de l'installation a malgré tout été financée via des emprunts contractés par les nouveaux·lles installé·es auprès de banques. Ces dernières leur facturent des intérêts et réalisent donc bien un profit capitaliste dans cette opération. Ainsi, l'économie de la transformation matérielle de la ferme se fait, elle aussi, d'une manière qui résiste aux logiques du capitalisme, même si elle ne les annule pas totalement.

Réhabiter la ferme

À la suite de Peter Berg, les biorégionalistes nous invitent à réhabiter le monde et ses territoires, c'est-à-dire à y vivre in situ en conscience des relations écologiques dont la modernité nous éloigne . Réhabiter le logement de la ferme après restructuration n'est pas qu'une question de coût économique de réorganisation. Il s'agit aussi de repenser la manière d'être au lieu, de l'habiter. Par exemple, sur la ferme de la Gorronnière en Mayenne, il n'y avait qu'une maison où habitait le couple des cédant·es éleveur·ses de vaches laitières. La nouvelle ferme accueille cinq associé·s et deux salarié·es qui produisent, en plus du lait, des légumes et des céréales, et fabriquent des fromages et du pain.

Malgré un désir de travailler en commun, les repreneur·ses n'envisagent pas une collocation dans l'ancienne maison, qui de toute façon aurait été un peu exigüe. Ils découvrent le métier agricole et ont envie de tester d'autres manières de se loger. La maison va donc être aménagée en un bâtiment commun avec une cuisine salle à manger, des sanitaires, des bureaux et un dortoir pour les gens de passage. Les travailleur·ses vont « archipéliser » leur logement sur la ferme – avec des habitats légers (yourte et tiny house) -- et sur le territoire : avec des locations ou acquisitions de maisons dans les alentours. Cela laisse une grande latitude d'adaptation au collectif qui peut ainsi accueillir et laisser partir de nouvelles personnes , sans capitaliser plus en immobilisant du bâti sur le site. Cela évite aussi d'artificialiser encore plus de manière irréversible, en utilisant l'existant sur le territoire ou en recourant à du bâti réversible.

Par ailleurs, les terres, le bâti historique, maison et bâtiments techniques, ont aussi été acquis par la Foncière Terre de Liens. Cela fait que la valeur de reprise de la ferme en tant qu'entreprise, ici sous forme juridique de groupement d'agriculture en commun, est assez faible et facilite encore une fois les entrées et sorties . À ce jour, 3 départs et deux entrées ont eu lieu en presque 15 ans. Si cela peut être difficile pour la dynamique humaine dans le collectif, cela permet aussi de briser l'image d'un métier-sacerdoce pour la vie, et de renouveler les imaginaires désirables autour de l'activité agricole.

Difficile de savoir ce qu'auraient fait les fermier·es, s'ils avaient pu imaginer la ferme de leur rêve sans avoir à hériter de l'existant. Par contre, ce qui est sûr, c'est que cet héritage et son contexte ont stimulé leur créativité et donné lieu à une manière originale d'envisager le logement paysan.

Étendre la surface de la contre-hégémonie

L'agriculture paysanne, contre-hégémonique, a été portée dans l'imaginaire collectif par l'installation de néo-paysans sur de « petites fermes », souvent maraîchères en circuit court de commercialisation, avec parfois une vision du small is beautifull. Cela est en partie lié au fait qu'il semble plus facile d'accéder à quelques hectares avec un faible besoin en bâtiment. Cette vision a même été exacerbée par une mise en avant de « microfermes » , dans une course à qui serait capable de se tirer un revenu correct avec le moins de surface de production possible, en s'appuyant sur des pratiques très productives liées à la permaculture. Si certains des projets qui se sont engagés dans cette voie sont de vraies réussites, beaucoup ont échoué et ce modèle a de nombreuses limites. Il est notamment lié à une forte valorisation des produits, par exemple auprès de restaurants gastronomiques, ce qui le rend peu reproductible et pas toujours utile à la subsistance quotidienne.

Mais cela pose aussi une question sur l'idée de « reprendre les terres ». L'idée contre-hégémonique n'est pas de construire des fermes témoignages, qui viennent fournir un complément de gamme à l'agriculture industrielle , mais de reprendre les terres à l'agriculture industrielle qui les détruit . Les exemples précédents, et ceux mobilisés par le pôle InPact dans ses enquêtes, montrent que nous savons reprendre et restructurer des fermes familiales modernisées pleinement entrées dans le capitalisme agricole, qui s'étendent sur quelques dizaines ou une centaine d'hectares. Cependant, j'ai aussi montré dans le premier article de cette série que nous avons été impuissant·es dans le projet de reprendre une mégaferme de 2000 hectares dans la Vienne, alors que les conditions institutionnelles de sa reprise semblaient plus favorables que d'habitude grâce à l'inhabituelle publicisation de la vente par la Safer. Nous avons donc encore à apprendre et à inventer pour atteindre l'objectif de reprendre des fermes contrôlant des milliers d'hectares. C'est pourquoi, je propose de finir ce petit tour d'horizon de cas pratiques avec la reprise d'une ferme conséquente de 135 hectares en Alsace, équipée de 1 500 m² de bâtiments techniques.

Ces terres étaient exploitées en grandes cultures en délégation de travaux à une entreprise tierce : l'Institut médico-éducatif Saint-André qui les louait à son propriétaire, la congrégation des Sœurs de la Croix. Certainement incitée par le nouveau discours écologique de l'Église dans le sillage de l'encyclique papale Laudate Si, en 2019, la Congrégation lance un appel à manifestation d'intérêt qui appelle à proposer une mutation des terres agricoles de l'Institut Saint-André, pour passer d'une agriculture conventionnelle à une restauration du paysage hébergeant des activités agricoles diversifiées, nourricières, biologiques, incluant les publics de l'Institut.

En deux ans et avec l'accompagnement de Terre de Liens Alsace, le site va accueillir huit nouveaux·lles fermier·es pour de l'élevage, des productions de céréales et de légumes de plein champ, ainsi que du maraîchage et des plantes aromatiques. Chaque activité est menée par des entreprises indépendantes, mais solidaires dans la gestion collective du lieu. En plus, un emploi de coordinateur·rice salarié·e du projet est créé. Enfin, les terres sont rééquipées de chemins permettant les accès de chacun·e, mais aussi de haies favorisant l'hospitalité d'êtres vivants sauvages, qui coopéreront peut-être avec les productions de la subsistance humaine. Il n'est pas impossible d'imaginer étendre les savoirs nécessaires à la conduite d'un tel projet à 2000 hectares. Reste à créer le rapport de force politique et économique permettant de les reprendre.

Amorcer le démantèlement du complexe agro-industriel

Comme le propose Felwin Sarr, il faut avant tout éviter de décoller, plutôt qu'avoir à se poser la question latourienne de l'atterrissage . Toutes les luttes et les actions de soin portées aux territoires, aux paysages et aux fermes pour les maintenir dans une sphère paysanne et écologique sont à investir que ce soit par l'action directe, l'expérimentation ou l'évolution de la loi, par exemple avec les Soulèvements de la terre, la Confédération paysanne ou Terre de Liens et ses partenaires du pôle InPact.

Néanmoins, nous sommes déjà dans le capitalocène et les mégafermes zombies, comme celle de la Vienne évoquée au début du premier article, se développent. En 2017, on estimait que les fermes aux allures de firme représentaient déjà 10 % des exploitations, 28 % de l'emploi agricole et 30 % de l'indicateur économique de référence dit de production brute standard . Il faut hériter de la technostructure agricole à instituer en un commun négatif et la fermer. Sans développer cette face obscure du gouvernement des communs, il n'y aura pas de place pour les communs positifs que nous chérissons et promouvons à travers des utopies réelles, mais qui n'arrivent plus forcément à s'étendre, comme les AMAP, l'agriculture biologique, etc.

La restructuration des fermes présente, non sans limites elle-même, une série de savoirs qui envisagent de remétaboliser la terre dans une optique paysanne soutenable. Les solutions techniques qu'elle apporte sont diverses. Pour l'équipement mobilier, par exemple des tracteurs surpuissants, on peut envisager sa revente. Mais cela n'est possible que dans le cadre d'une coexistence des modèles capitaliste industriel et agroécologique paysan. Dans une optique de sortie complète du capitalisme, il faudra penser au ré-usage ou recyclage de ces outils. Des savoirs sont à inventer à ce sujet, pourquoi pas avec l'Atelier Paysan (lien externe)? D'un autre côté, la restructuration des fermes enclenche la réutilisation de l'espace artificialisé dans un contexte de raréfaction des sols non-artificialisés, ou du moins essaye, puisqu'on a vu qu'elle pouvait nécessiter des constructions neuves, comme aux Arbolets. Il reste à imaginer comment cette technostructure zombie pourrait devenir une source secondaire de matériaux dans une perspective d'architecture et d'urbanisme circulaire .

Un des problèmes à régler pour cela est la pollution consubstantielle aux bâtiments de l'agriculture industrielle. Par exemple, nombre de fermes en France ont des bâtiments couverts de fibrociment amianté, même s'il est interdit depuis 1997 pour des raisons sanitaires. Sa dépose dans des conditions correctes pour la santé des travailleur·ses coûte environ 40€/m², là où le prix d'un bâtiment agricole oscille aujourd'hui entre 10 et 150 €/m². Sans prise en charge collective de ce problème , il y a fort à parier que les plaques d'amiantes resteront en place le plus longtemps possible, même dégradées ; c'est-à-dire au moment où elles sont dangereuses pour qui respire dessous. Dans la plupart des cas, elles seront finalement déposées sans protection des travailleur·ses et enterrées au bout d'un champ. Une belle bombe sanitaire et écologique à retardement.

Mais en face des solutions techniques et organisationnelles apportées par les expériences de restucturation, il va falloir trouver leur pendant économique. En effet, nous avons vu que la capitalisation dans la ferme-firme était un verrou puissant relié à son équipement matériel. On entrevoit deux solutions au problème de la valeur d'échange des fermes-marchandises suréquipées/surcapitalisées. À paradigme économique hégémonique constant, on voit une prise en charge par la société civile et le public. Cela s'exprime dans la ferme des Arbolets avec l'intervention de la Foncière Terre de Liens pour dégager les travailleur·ses d'une partie de l'investissement dans le foncier, bâti ou non, et le recours à des subventions publiques. Toutes ces expériences doivent évidemment être soutenues, et le bloc-bourgeois mis à contribution économiquement pour cela à court terme par la contrainte de la loi.

Malheureusement ces expériences enthousiasmantes à l'échelle locale peinent à donner un espoir de transformation globale. Comme le rappelle fort à propos l'Atelier Paysan, Terre de Liens en 15 ans a acheté autant de fermes qu'il en disparaît en deux semaines . L'horizon est donc de créer les conditions d'avènement d'une économie des communs et la mise en place d'institution en capacité de gérer comme des communs négatifs la technostructure des fermes modernisées et surcapitalisées, afin de se donner les moyens techniques comme économiques de leur démantèlement.

Bien sûr, la question des fermes est un exemple parmi d'autres infrastructures équipant les terres le long des filières alimentaires, qu'il faut prendre en charge concomitamment. Quoi qu'il en soit, l'avènement d'une démocratie alimentaire non contrainte par la dépendance au sentier matériel impulsé par le capitalisme est lié à notre capacité à gérer le commun négatif de l'équipement technostructurel des terres.

C'est une réflexion qui débute, par exemple au sein du collectif pour une Sécurité sociale de l'alimentation. Comme évoqué dans le précédent article, ce collectif défend l'élargissement de la sécurité sociale à une branche alimentation, avec notamment la création de caisses de sécurité sociales de l'alimentation. Celles-ci conventionneraient des produits alimentaires et des producteur·rices réunis en collectifs de travailleurs·ses des filières alimentaires, de l'agriculture à la distribution en passant par la transformation (lien externe). Dans cette perspective, au-delà de financer l'alimentation conventionnée des populations liées à ces caisses de sécurité sociale de l'alimentation, les futures cotisations de la branche alimentation de la sécu pourraient être mises à contribution pour financer, par des prêts sans intérêt ou des subventions, les travaux de restructuration des fermes. En contrepartie, celles-ci s'engageraient à s'orienter vers une production conventionnée avec les caisses et à s'organiser en entités de production ne réalisant pas de profit.

Note de l'auteur

Ce diptyque d'articles a été rédigé suite à une intervention au colloque « Catalyser des mondes : vers un approfondissement des territoires par l'agriculture » du réseau ERPS Espace Rural Projet Spatial qui s'est tenu à l'école d'Architecture de Paris-Est en mai 2024. Que leurs organisateur·rices, au premier lieu Frédérique Mocquet et Sébastien Marot, soient remercié·es de leur invitation stimulante. Un grand merci aux collègues des structures du Pôle-Inpact (notamment de Terre de Liens), de la FNH et de la FNAB qui ont fourni une part substantielle du matériau premier pour élaborer cet article.

Pour citer cet article : Martin, T. 2025. Atterrissage d’urgence de la ferme-firme sur la terre ferme : les savoirs empiriques issus de la restructuration des exploitations agricoles. EnCommuns. Article mis en ligne le 23 juin 2025.

Licence libre - Attribution à l’entité créatrice - Pas d’utilisation commerciale - Pas de modification