La reconnaissance d'un possible droit de déambuler

Cet article revient sur l'affaire qui en 1885 opposa la Ville de Rome au propriétaire de la Villa Borghèse. La lecture contemporaine de cette affaire pourrait bien ouvrir des pistes pour penser un droit collectif d'accès à la nature où le droit de déambuler ne serait pas attaché à une personne ni même à une communauté d'habitants mais à un milieu de vie.

Rome, 1er mai 1885 –, dans la nouvelle capitale du récent État italien, un membre du conseil municipal interpelle Léopold Torlonia (faisant alors fonction de maire) au sujet de la ‘‘Villa Borghèse, hors les murs à la porte Pinciana’’. Depuis quelques mois, en effet, un bruit court dans la cité : le Prince Marc-Antoine Borghèse, propriétaire de la Villa éponyme, serait en pourparlers pour l’aliénation d’une partie de son domaine au profit de spéculateurs étrangers. Il se murmure que des travaux d’envergures seraient alors réalisés, et on se plaît à imaginer que Rome aura bientôt sa grande et belle promenade à l’égal de la Präterstrasse de Vienne, du boulevard Saint-Germain de Paris ou de la Regent-Street de Londres. Mais on redoute aussi que les nouveaux acquéreurs ne condamnent le passage, et ne privent les romains d’un axe majeur. Car à cette époque au moins, le domaine se trouve ouvert au public, a minima en principe, à certaines heures de certains jours de la semaine. Afin de sauvegarder la voie et garantir la pérennité de son usage public, il est envisagé que la Ville se porte acquéreuse de la Villa.

C’est de cette rumeur, de ces craintes et de cette potentielle proposition de rachat que le Duc Leopold Torlonia choisit de s’ouvrir auprès du propriétaire du domaine, dans une lettre datée du vendredi suivant : connaissant l’esprit chevaleresque et la grande affection de son altesse sérénissime pour la ville de Rome, le conseiller municipal assure ne pas douter que la vente de la Villa ne saurait être conclue avant que la municipalité ne soit consultée et interrogée sur son possible désir d’en acquérir elle-même la propriété et ceci – devait ajouter le Duc – « sans préjudice des éventuels droits auxquels la municipalité pourrait prétendre ».Que la municipalité puisse imaginer détenir des droits sur son domaine, le Prince Borghèse ne put le supporter. Aussi, trois jours plus tard, il répondait au Duc : « dans votre courrier ayant pour objet l’aliénation de ma Villa Pinciana, j’ai relevé avec stupéfaction et déplaisir que vous évoquiez cette possibilité que ma propriété soit grevée de certains droits dont j’ignore l’origine. En raison de ces termes équivoques, de leur gravité, et parce que vous me les écrivez au nom de l’administration communale que vous représentez, vous me voyez contraint de démontrer la parfaite efficacité de mes droits en ordonnant, dès demain, la fermeture de ma villa ». Et c’est ainsi qu’un beau jour, les romains, le Roi, la Reine et le petit peuple se trouvèrent, sans préavis, devant le portail clos de la Villa Pinciana.

Peu de temps après, le 9 juin 1885, la municipalité demandait au préteur du troisième mandement de Rome à ce que le Prince Borghèse soit condamné à réintégrer immédiatement la population romaine dans l’usage de la promenade publique de la Villa Borghèse. À titre subsidiaire, la commune demandait à être maintenue dans l’usage calme et paisible du passage public. En tout état de cause, elle requérait la condamnation du propriétaire foncier à réparer les préjudices causés par son trouble possessoire.

Peut-être ignorez-vous la distinction (supprimée en droit français) des actions possessoires et pétitoire ? Quand les premières tendent à protéger un fait juridique, celui de la possession, la seconde vise à contester l’existence même d’un droit et, plus précisément, d’un droit réel immobilier. En l’espèce, l’avocat de la commune avançait, que le peuple romain avait bénéficié de la promenade de la Villa Pinciana depuis sa fondation, mieux depuis l’Antiquité, et même depuis des temps immémoriaux, de sorte qu’en fermant les portes de son domaine, le Prince avait troublé la population dans la possession que celle-ci avait d’un droit d’user du passage. La fermeture de la Villa constituait donc une flagrante violation de la possession d’un droit de passer et elle l’aurait constituée, quand même l’existence de ce droit aurait été – au pétitoire – contestée. Aussi, le Prince devait-il être urgemment condamné à réintégrer la population dans sa possession et, partant, à rouvrir sa Villa comme avant.
Parce que le caractère violent de la dépossession constituait une condition de la réintégrande, la municipalité précisait que dans l’hypothèse où la fermeture de la Villa ne serait pas reconnue comme un acte de dépossession violent, il était, par défaut, demandé à ce que les habitants de Rome soient maintenus dans la possession du passage.

Les actions possessoires comptant l’action en maintenance en plus de la réintégrande, la commune avait choisi d’agir sur les deux fondements.

Le préteurayant accueilli la demande de Rome en maintenance, le Prince, suivi de la Ville, avaient interjeté appel.Puis, le tribunal civil de Rome avait inversement fait droit à la demande en réintégrande, et considéré qu’il n’y avait pas lieu de délibérer sur la demande subsidiaire en maintenance. Le propriétaire foncier, puis la municipalité, s’étaient alors pourvus en cassation. Enfin, le 9 mars 1887, la haute juridiction rendait sa décision et rejetait les pourvois.

Pour quels motifs ? Avant de les exposer, revenons brièvement sur les thèses en présence et, en particulier, sur celle du Prince Borghèse : concernant la réintégrande, sa seigneurie critiquait la décision du tribunal sur trois points. Tout d’abord, il contestait la possible existence d’un droit de passer sur le fonds d’autrui au profit d’une population dès lors que ni la législation en vigueur, ni même le droit romain n’en connaissaient, selon lui, de spécimen. À supposer, ensuite, qu’un tel droit pût exister, le Prince affirmait que la réintégrande ne pouvait le défendre, cette action ne portant jamais que sur des choses corporelles. À supposer, enfin, que la réintégrande soit à même de protéger un droit – une chose incorporelle – le demandeur considérait que la condition de la violence n’était pas, en l’espèce, remplie.

Rejetant le pourvoi, la Cour de cassation reconnaissait l’existence d’un possible droit de passer sur un fonds au bénéfice des habitants d’une cité ; elle affirmait que la réintégrande pouvait être actionnée en défense d’un droit, et énonçait que la violence pouvait consister à faire obstacle à la détention d’une chose, même incorporelle, de sorte que seul le recours à la violence pouvait permettre de le lever. Quand la défense du Prince affirmait que celui-ci n’avait souhaité spolier personne, que la fermeture de la Villa ne constituait pas une voie de fait, et que le peuple romain ne s’était nullement senti lésé dans l’exercice d’un quelconque droit, la Cour faisait observer que tout acte de violence n’était pas accompli à main armée, que s’agissant d’un groupe de gens, soit d’une population, il aurait été de toute façon délicat de la capturer dans les jardins pour l’en chasser, et que, déjà, le droit romain ne réduisait pas la violence à la seule maltraitance physique.

Quoique tous les éléments du procès soient liés, je vous propose de nous concentrer sur la reconnaissance de ce possible droit de déambuler du peuple romain dans la Villa Pinciana, sur les fondements de cet éventuel droit, dans un premier temps, sur les qualifications que l’on lui envisagea de lui donner, dans un second. Mais disons d’abord quels me paraissent être les enjeux autour de la reconnaissance d’un possible droit de déambuler et quels pourraient être les apports de l’affaire Rome contre Borghèse. À mon sens, le cas présente un double intérêt.

D’une part, il peut être regardé comme un précédent judiciaire pour la revendication d’un droit collectif d’accès à la nature de facture civiliste, soit la transposition du right to roam nordique dans notre tradition juridique ; il nous montre comment des propriétés privées ont pu demeurer ouvertes à des communauté diffuses de promeneurs et de citadins. En France, le droit d’arpenter la terre, que l’on pourrait imaginer fondé sur les libertés d’aller et venir et de jouir des paysages s’avère encore largement méconnu : récemment, le 2 février 2023, était adoptée une loi visant à « limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée », qui crée une contravention de 4ème classe pour l’entrée sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui dès lors que le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement (nouvel article 226-4-3 du code pénal). Dans la mesure où le droit de parcourir les terres d’autrui repose, dans le cas Rome contre Borghèse, sur plusieurs fondements juridiques, également connus du droit français, nous pourrions y trouver matière pour défendre la liberté de parcourir les territoires français et italien.

D’autre part, les trois décisions de justice (en première instance, en appel et en cassation) peuvent faire l’objet de diverses interprétations. On peut y voir un exemple de consécration de biens communs au sens de biens qui échapperaient à la dichotomie classique des biens publics et privés, c’est-à-dire de biens qui appartiendraient, ou bien, à une personne (individuelle) de droit public, ou bien à une personne (individuelle) de droit privé : nonobstant l’existence d’une propriété individuelle de droit privé – celle du Prince Borghèse –, le droit de déambuler dans la Villa Pinciana appartiendrait possiblement à la communauté (ou collectivité) des habitants de Rome.

Cependant l’affaire Rome contre Borghèse peut aussi se comprendre comme signalant la fin d’un Commun, au sens d’un ensemble de ressources appartenant à une collectivité d’habitants, au profit de la reconnaissance d’un bien public : plutôt que d’appartenir à la généralité ou universalité des romains, la promenade appartiendrait à une personne morale (individuelle) de droit public : la commune. Dans cette hypothèse, l’histoire serait celle de la victoire de la propriété publique sur la propriété privée.

Pour ma part, je voudrais attirer l’attention sur une éventuelle troisième interprétation : la consécration du droit de passer d’un lieu en un autre, ici de la Ville de Rome dans la Villa Borghèse. Dans cette perspective, le droit de déambuler ne serait pas celui d’une personne de droit public, non plus d’une communauté d’habitants, mais celui-là du milieu de vie commun aux romains : l’Urbs ou le lieu, le topos de Rome. Dans cette vision a-moderne du droit, on attribuerait des droits à des milieux sans en passer par le mécanisme moderne de la personnification, ni considérer les communs comme des ressources gérées par des humains.

Mais venons donc à notre cas, à ce possible droit de déambuler du peuple romain dans la Villa Borghèse (II), et avant à ses fondements (I).

Les fondements du possible droit de déambuler

Quoique local, le conflit autour de la Villa Pinciana s’inscrivait dans l’histoire d’une attaque menée sur un vaste territoire : cette querelle entre une famille princière et la municipalité romaine, opposant des intérêts individuels et collectifs, participait d’un combat relatif à la propriété foncière se déroulant à l’échelle au moins européenne. En effet, l’affaire de la Villa Borghèse peut être regardée tel un cas d’enclosure, soit comme une illustration de ce mouvement de privatisation foncière et de disparition des terres communes, qui partit au XVIIe de l’Angleterre pour s’étendre en France, avant de toucher la future Italie, via la colonisation française et la transplantation du code civil de 1804.

D’un côté, la famille Borghèse se représentait ou en était venue à se représenter ses prérogatives en la Villa comme des droits pleins et entiers, au moins depuis le premier quart du XIXe siècle. Elle veillait jalousement sur ses ou ces droits et craignaient qu’ils ne soient, pour partie, confisqués si l’ouverture du passage à tous n’était pas regardée comme une tolérance, mais telle une véritable libéralité au sens d’un legs du droit de passer. En d’autres termes, elle se réclamait d’une vision absolutiste de la propriété qu’aurait consacrée le code napoléon.

De l’autre, la Ville de Rome commença, dès la fin dudit siècle, à convoiter le passage afin d’offrir une grande et belle promenade aux habitants de la capitale. Autrement dit, il y avait une lutte froide entre des particuliers qui entendaient défendre leur propriété privée comprise comme un droit absolu, et la municipalité, qui pour satisfaire sa population, allait défendre une manière de propriété publique au sens, peut-être – car c’est toute la subtilité de l’affaire – d’une propriété collective, des usages civiques et de ce que nous appelons, aujourd’hui, les biens communs, se recommandant implicitement de l’ancien système des propriétés simultanées.

L’étonnant, dans cette affaire, est que le préteur du troisième mandement de Rome consentit d’emblée à reconnaître la possible existence d’un de ces droits civiques d’usage, réchappés de la colonisation française et du transplant du code napoléon, comme si, en l’espèce, le juge se devait de sacrifier la vision absolutiste et moderne de la propriété sur l’autel de la nouvelle capitale, de ses intérêts et de ceux du pays récemment unifié.

Revenant sur l’histoire du domaine Pinciana, l’avocat du Prince avait expliqué que le Cardinal Scipione Borghèse avait hérité de vignes et de jardins avant d’acquérir d’autres terrains, avec, chaque fois, la jouissance pleine et entière des biens acquis. À son tour, le cardinal avait légué la Villa à ses neveux, et celle-ci fut encore agrandie. Or chacun des titres fonciers remis à l’occasion de ces transactions conférait a priori les plus grands droits : aucune mention d’aucune espèce de servitude que ce soit ne figurerait sur les actes de propriété. Nonobstant ces documents, le préteur reconnut l’existence d’un droit des citadins de passer en la Villa.

Selon lui, ce droit de passage était fondé sur un usage très ancien, ainsi que sur la destination de passage public que ses premiers propriétaires lui avaient donnée.

Cette destination n’avait d’ailleurs pas été conférée par pure intention libérale, soit par simple volonté de s’appauvrir sans contrepartie, notait le juge, mais en compensation de biens jadis concédés par la Ville et ses habitants aux fondateurs de la Villa.

Au tout début du XVIIè siècle, le Cardinal Borghèse avait, en effet, obtenu une arrivée de l’eau dite Heureuse depuis un aqueduc romain, de sorte que l’on pouvait y voir comme un sacrifice consenti par la Ville à la Villa. De plus, celle-ci intégrait la voie du Mur tordu qui dérivait d’une piste, elle aussi antique. Enfin, le peuple romain avait contribué à l’embellissement du domaine dès lors que le cardinal et ses successeurs avaient acquis pour peu ou à titre gratuit, des monuments d’art et chefs d’œuvres de l’antiquité romaine à la Ville. Aussi l’ouverture de la Villa à la Ville procédait-elle d’une nécessaire et minimale reconnaissance de dette de la première envers la seconde.

Loin d’être libre de droits, le domaine se trouvait, tout à l’inverse, grevé d’une très lourde charge envers Rome et ses habitants. À telle enseigne que la Villa pouvait être regardée comme une manière d’œuvre et de propriétés collectives de la famille princière et du peuple romain ou de sa Ville. À l’examen, la destination de promenade publique du domaine échappait à la volonté de ses fondateurs : cette destination ressortait de la nature intrinsèque, du corps même de la Villa ; elle était commandée par les eaux, les voies et minéraux qui la constituaient ce pourquoi le préteur pouvait la dire simultanément originelle et perpétuelle.

 Si la destination de promenade publique de la Villa Pinciana était dite originaire, ce n’était pas seulement à raison de l’usage qui en était fait par les citadins romains depuis des siècles ou, du moins, depuis la création du domaine, mais parce qu’avait été installée dans ses jardins une stèle de marbre sur laquelle était gravée une longue et élégante inscription latine invitant les visiteurs à jouir librement des lieux. Reprenant la traduction italienne d’un ouvrage de 1650 décrivant la Villa, les avocats de la municipalité se prévalaient, en effet, de cette épigraphe, laquelle énonçait : c’est « moi, l’hôte de la Villa Borghèse Pinciana » qui m’adresse à toi ; « qui que tu sois, pourvu que tu sois un homme libre, ne crains pas d’enfreindre les règlements ; va où tu le souhaites, prends ce qui te plaît, repars à ta guise ». Car « ces délices sont davantage destinés au visiteur qu’au maître des lieux » ; comme « au siècle d’or », le propriétaire ne souhaite nullement imposer ici « les lois de l’âge de fer », et c’est pour toi, l’ami, qu’il tient cette demeure. Cependant, si tu venais à manquer délibérément aux communes « lois de la civilité », alors serait brisée « la carte de l’amitié ».

Bien sûr, on disputa le sens de l’énoncé : tandis que les partisans de Rome mettaient l’accent sur cette présentation que le propriétaire faisait de lui-même comme d’un hôte en sa demeure, plutôt que comme d’un souverain-despote sur sa terre, les fidèles du Prince insistaient sur la liberté que celui-ci se réservait de revenir sur sa décision de laisser tout un chacun goûter les plaisirs de la Villa.

La controverse porta notamment sur la teneur et la valeur d’une telle invitation à jouir des lieux, imprimée dans la pierre d’un mur des jardins : dans le camp du Prince, on affirmait qu’il s’agissait d’un ornement littéraire. La déclaration, emphatique, humoristique, et qui n’était pas faite sur une feuille de papier, ni revêtue d’aucune signature, ne pouvait assurément pas s’analyser en un acte recognitif d’une servitude de passage, puis contraindre son auteur et ses ayants-droits ou successeurs. Au contraire, du côté de la Ville de Rome, on demandait comment le cardinal Borghèse aurait pu s’engager, lui-même et ses héritiers, avec plus de force et davantage de publicité qu’en installant une bannière visible aux yeux de tous, invitant quiconque en aurait le désir à se rendre dans les jardins, en cueillir les fruits, puis s’en aller librement.

Cette invitation à la promenade, inscrite dans la roche depuis deux siècles, attestait clairement de la volonté du fondateur de la Villa puis de ses successeurs de la destiner de manière permanente à la jouissance et au service du peuple. Une telle déclaration était assurément dotée d’une force probante et d’une efficacité juridique au moins égale, sinon supérieure à celle d’un acte authentique, rédigé devant notaire. En vérité, que pouvait-on espérer et imaginer de plus sérieux et incontestable qu’une inscription littéralement gravée dans le marbre ?

 À cette question, la défense du Prince répondait que la partie adverse manquait singulièrement de culture, qu’il n’y avait, à l’inverse, rien de plus anodin et inconséquent qu’une telle gravure, tant il était fréquent au XVIe et XVIIe siècles de porter des épigraphes sur les murs des Villas, invitant cordialement les gens à entrer. Puisant dans les livres d’histoire, les avocats énuméraient alors les somptueuses villas de ces siècles, dont les jardins se trouvaient pareillement ouverts au public. Ainsi, les Villas de Lucello, de Pompeo, d’Agrippa, derrière le Panthéon, et de Malvasia étaient destinées à l’usage et à l’accès libre du peuple : si, donc, on voulait prendre l’épigraphe de la Villa Borghèse au sérieux, alors toutes les villas suburbaines de Rome ou presque devaient être réputées grevées d’un même droit des citadins de s’y promener librement.

Le tribunal était averti du risque pris s’il décidait de confirmer la décision du préteur et reconnaissait un droit civique de déambuler dans la Villa Pinciana : sa décision serait d’une portée telle qu’elle conduirait à ouvrir maints autres domaines, potentiellement contre la volonté de leur propriétaire. Il n’était pas difficile d’imaginer le scandale et le désordre qui en résulteraient.

C’est assurément la raison pour laquelle la défense de la municipalité choisît de ne pas abonder dans le sens de cette fabuleuse histoire des Villas périurbaines, paradoxalement livrée par la partie adverse. Car si le récit était de nature à justifier l’ouverture d’une multitude d’entre celles-ci, et à doter Rome de quantité de beaux jardins ouverts au public, elle était, pour cette même raison, de nature à porter atteinte à la sécurité juridique et, partant, à disposer mal les juges.

Toujours est-il que vous voyez pourquoi l’affaire de la Villa Borghèse peut compter au nombre des précédents utiles dans l’actuel dossier des biens communs ou beni comuni : on y trouve une illustration de ce que la propriété a pu ou peut être pensée autrement qu’à partir de la division entre propriétés privée et publique, et différemment d’un droit d’exclure et repousser autrui..

À lire les conclusions des avocats du Prince, pourtant favorables à cette dernière conception – exclusiviste – de la propriété, de vastes domaines privés seraient demeurés accessibles à tous durant plusieurs centaines d’années, et leurs propriétaires, loin de lutter contre cet état de fait, auraient délibérément ouverts leurs jardins.

Aussi, les propriétaires fonciers se seraient longtemps présentés comme les intendants de leurs demeures, accueillant, en leur sein, tout un chacun. Être maître des lieux aurait signifié en être l’hôte plutôt qu’un despote, et le droit du propriétaire foncier se serait défini au regard de cette fonction d’accueil des autres que lui. Aussi, les fonds privés seraient-ils pour partie demeurés choses communes ou res communes, soit des choses à l’usage de tous, avant qu’une conception moderne et absolutiste de la propriété ne se soit imposée.

Mais, précisément, cette conception moderne et absolutiste de la propriété n’avait-elle pas renversé l’ancien ordre des choses ? À supposer, en effet, que le droit des romains de se promener dans la Villa eut été fondé sur un usage séculaire, reposant sur une destination donnée par les propriétaires en compensation d’avantages consentis par la Ville et gravée dans le marbre, l’entrée en vigueur de la loi abolissant les biens fidéicommis, n’avait-elle pas libéré le domaine de ce possible droit de passer ?

De fait, le domaine avait toujours été légué à titre de fidéicommis, c’est-à-dire à charge pour le bénéficiaire de le transmettre sous certaines conditions à un tiers. En l’espèce, la Villa devait être transmise de génération en génération au sein de la famille Borghèse, avec les droits et obligations qui y étaient attachés et, partant, avec l’éventuel ius deambulandi qui la grevait. Seulement, une loi du 28 juin 1871 avait étendu aux provinces romaines les dispositions transitoires du code civil relative à l’abrogation des biens fidéicommis. Il était donc permis de penser que la Villa Borghèse se trouvait libérée de la charge qui pesait sur elle.

Néanmoins, une exception était prévue à l’article 3 de cette même loi. Celui-ci disposait que les droits qui, par fondation ou par quelque autre titre, appartiendraient au public seraient maintenus. Or ces droits, observait la Cour, étaient précisément les droits d’usage acquis par les citoyens pour l’accès aux bibliothèques, aux galeries, musées et …villas. Selon toute logique, donc, la Villa Borghèse, qui comprenait, en plus, un musée d’art antique et moderne, devait échapper à l’application de la loi sur l’abolition des biens fidéicommis.

Dans leurs conclusions, les avocats de Rome avaient repris les travaux parlementaires relatifs à la loi de 1871, et démontré que le législateur s’inquiétait de longue date des droits d’usage publics susceptibles de disparaître avec les fidéicommis. Déjà en 1848, un parlementaire avait eu ce souci : « nous avons à Rome de splendides galeries, de grandes propriétés, et je crois aussi quelques villas sur lesquelles le public a des droits. Dans ces cas, avait-il affirmé, il est de notre devoir de les protéger ». Et l’exemple était donné de la « célèbre villa Borghèse » qui, comme chacun le savait, se trouvait être ouverte à tous.

Concernant cet éventuel droit de se promener du peuple romain dans la Villa Borghèse, il se posait la question de ses sources ou fondements, mais encore celle de la nature et de la qualification du droit potentiellement établi : de quelle charge, donc, la Villa Borghèse était-elle susceptible d’être grevée ?

Les qualifications envisagées du possible droit de déambuler

Une première possibilité était la servitude personnelle, soit un droit de l’espèce des droits réels, tels les droits d’usufruit, d’usage ou d’habitation, expressément reconnus par le code napoléon. Le cas échéant, la servitude grevant le domaine Pinciana aurait été constituée au profit des habitants de la Ville de Rome. Cependant, cette hypothèse ne pouvait être retenue puisque les droits réels, temporaires ou viagers, ne pouvaient perdurer au-delà de la vie de leurs bénéficiaires.

Une deuxième possibilité était alors envisagée : celle d’une servitude non personnelle, mais réelle, c’est-à-dire d’un droit reliant non une chose à une personne, en l’occurrence la Villa Borghèse au peuple de Rome, mais une chose à une autre chose : ladite Villa à une autre chose sise en un lieu.

En effet, les codes civils français comme italien prévoyaient (et prévoient encore) qu’une servitude réelle est une charge pesant sur un fonds de terre au profit d’un autre fonds appartenant à un autre propriétaire. L’établissement d’une servitude réelle, encore appelée servitude prédiale ou service foncier, supposait donc a priori l’existence de deux fonds : un fonds dominant, créancier de la servitude, d’un côté, et un fonds servant, débiteur de la servitude, de l’autre. Or, si le terrain de la Villa Borghèse était de toute évidence susceptible de constituer le fonds servant – débiteur d’un service de laisser passer les citadins en son sein – le fonds dominant demeurait, lui, délicat à trouver.

Aussi, la défense de Rome expliqua-t-elle que l’on se trouvait en présence d’une autre espèce de droit, d’un droit d’usage civique, ou bien encore, d’une servitude d’utilité publique, qui ne se laissait pas enfermer dans les bornes étroites du code civil, et échappait aux conditions de celui-ci.

 

Il y avait pourtant un moyen de concevoir l’existence d’une servitude réelle, et de trouver deux fonds de terre engagés l’un envers l’autre. Lequel ? Considérer que la Cité romaine elle-même ou, plus exactement, son terrain ou territoire constituait le fonds dominant, créancier du domaine Pinciana. Que la Ville puisse détenir une servitude de passage en la Villa, c’était là une solution qui apparaissait en filigrane des conclusions des avocats, mais pour être sitôt rejetée, mise de côté. Dans leurs conclusions devant le préteur, les avocats du Prince avaient, en effet, relevé que la commune ne prétendait pas détenir une servitude réelle sur la Villa. Car il aurait fallu considérer « cette urbem quam discount Roma » comme un immense fonds de terre dominant la Villa Pinciana, et celle-ci comme son fonds servant. Or, une telle hypothèse était, selon eux, parfaitement « ridicule ».

De fait, dans son discours devant le tribunal civil de Rome, l’avocat de la Ville Mancini n’ignora pas cette solution : il déclara que l’entière Urbs, soit l’ensemble des sites et des édifices de la commune, où habitaient et se rassemblaient les gens susceptibles de traverser la Villa, pouvait être qualifiée de fonds dominant. Mais plutôt que d’approfondir ce point, il envisageait aussitôt après la solution des droits d’usage publics. Ainsi, de même que les avocats de Rome ne suivirent pas la voie ouverte par leurs confrères sur la pluralité des Villas invitant la population à entrer, ils n’insistèrent pas sur cette possibilité, également évoquée par la défense du Prince, que la Villa et la Ville puissent constituer les fonds respectivement dominé et dominant.

Seulement, cette solution du service foncier rendu par la Villa à la Ville réapparaissait subrepticement en plusieurs endroits de leurs conclusions : tantôt il était question des droits de la Cité ou, plus précisément, du droit de passage irrévocable de la Cité, tantôt il était affirmé que la Cité, la commune, le bourg tout entier bénéficiait d’une servitude perpétuelle en une chose destinée à sa commodité. Dans son compte-rendu des précédents judiciaires à même de conforter la position de Rome, Mancini présentait la galerie Zambeccari de Bologne ou bien encore celle de Brignole comme des choses grevées d’une servitude au profit de chacune des deux villes. Les galeries étaient dites destinées à leurs cités respectives.

Souvent, on glissait de cette proposition selon laquelle le droit de se promener appartenait à l’ensemble des habitants d’un territoire à cette idée selon laquelle ledit droit appartenait au lieu lui-même. En d’autres termes, on passait insensiblement de l’universalité des habitants de la ville à la ville-même. L’ellipse permettait de ramener la généralité des personnes physiques des habitants de Rome au fonds de terre de la Cité et d’avancer que l’on était en présence non d’une servitude personnelle, nécessairement temporaire, mais d’une servitude réelle, soit d’un droit éternel. Il s’agissait, pouvait-on lire, d’une servitude perpétuelle parce que constituée en faveur d’une Cité : la servitude n’était pas personnelle, mais réelle parce que destinée à durer autant que la chose de la Ville.

 Il n’est d’ailleurs pas certain que les juges et, en particulier, la Cour de cassation de Rome aient entièrement écarté la qualification de servitude réelle : discutant du voisinage ou de la contiguïté des fonds de terre, la haute juridiction notait que l’on ne pouvait affirmer que cette condition n’était pas remplie dans l’hypothèse d’une servitude d’usage public sur un fonds privé. Car, en cette hypothèse, il était clair que le droit d’user du fonds n’était pas accordé intuitu personae, propre à la personne de l’habitant, mais dépendait uniquement du fait d’habiter la commune, de sorte qu’il portait sur la commune même.

C’était dire, me semble-t-il, que le ius deambulandi pouvait s’analyser en un droit de la Ville de Rome dans la Villa Borghèse, c’est-à-dire en un droit d’un lieu (ou d’une chose située) au sein d’un autre lieu (ou d’une autre chose située), et adopter une perspective que Paolo Grossi aurait qualifiée de « réicentriste », et que nous pourrions appeler animiste, dès lors que serait reconnue l’obligation et la capacité d’un fonds de terre de rendre service et de s’animer pour satisfaire un autre fonds de terre.

En ce sens, ajoutons que, dans sa décision, la Cour de cassation observait que la promenade du peuple romain dans la villa était venue comme ajouter un droit à celui du Prince-propriétaire. Parce que ce droit d’usage était public, il devait être perpétuel, tel le peuple romain qui se renouvelle et ne s’éteint pas avec la perte de ceux qui le composent. Dès lors, la faculté de déambuler sur le fonds d’autrui ou facultas deambulandi in alieno fundo pouvait faire l’objet d’un ius in re, et le droit de déambuler constituer un droit réel.

 Reste que ce n’est pas là ce qui est généralement retenu de l’arrêt Borghèse : dans son ouvrage sur le droit d’accès à la nature, Filippo Valguarnera présente la décision du 15 mars 1887 comme excluant la nature civile du droit d’usage pour affirmer son caractère public, soit comme permettant de déroger aux dispositions du code civil relatives aux servitudes prédiales. En d’autres termes, son sens serait de soustraire les droits d’usage publics aux conditions mises à l’établissement des servitudes réelles, en particulier celles relatives à l’existence d’un fonds dominant contigu au fonds servant et à l’impossibilité d’acquérir des servitudes discontinues non apparentes, tel un droit de passage, par une longue possession dans le temps.

Exposant la jurisprudence italienne sur les biens communs et destinés à l’usage public, Andrea di Porto livre la même analyse de l’arrêt Borghèse: avec la mise à l’écart du droit des servitudes réelles, la question ne se posait plus de savoir si les droits d’usage appartenaient à un fonds de terre. Il ne restait plus qu’à se demander si ces droits pouvaient être activés ou défendus en justice par la population, et par chacun des individus qui la constituait, ou par la seule commune qui la représentait.

Dans le prolongement de l’arrêt Rome contre Borghèse, la haute juridiction – devenue la Cour de cassation du Royaume – rendait, le 5 juin 1934, une décision qui reprenait cette question à l’époque posée l’un des avocats de Rome, Lorenzo Meucci, mais dans un traité de droit administratif : « qui est le véritable sujet de la propriété publique ? Est-ce l’État ? S’agit-il du peuple ou de la collectivité ? Ou sont-ce les individus ? ».

Reconnaissant l’existence de droits d’usage collectifs, non plus sur des biens privés, comme dans l’affaire Rome contre Borghèse, mais sur des biens publics, domaniaux, la Cour reconnaissait que des droits pouvaient être possédés, exercés et défendus par des usagers formant un collectif ou une communauté, et non seulement par une personne morale de droit public. Simplement, l’interrogation ne portait plus sur l’appartenance possible des droits à une chose située, soit à un lieu, un territoire, une cité, ville ou urbs.

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 Mais si le cas Rome contre Borghèse se présente ainsi, à nous, aujourd’hui : tel le chant du cygne du droit des choses-cités, c’est aussi parce que l’État italien acquît la Villa Borghèse peu après : en 1901, l’État devint propriétaire du parc, du palais édifié au Vasanzio – l’actuelle galerie Borghèse – ainsi que des objets et monuments d’art qu’il comprenait. Puis, en 1903, l’ensemble fut cédé à la commune de Rome pour être ouvert au public. Dans la mesure où la Villa devint un bien de la municipalité romaine, la décision rendue par la Cour de cassation de Rome paraît annoncer la mainmise d’une personne morale de droit public – la collectivité territoriale de la commune de Rome – sur un droit qui appartenait jusqu’alors, ou bien, aux romains (c’est-à-dire aux habitants de la cité), ou bien, à Rome (en tant que territoire, lieu ou urbs).

Que la dernière des solutions – celle que les historiens nomment la théorie de Moïse de Ravenne – soit oubliée, peut être regretté. Car cette image que fournit l’affaire Rome contre Borghèse d’une multitude de villas ouvertes à tous, et qui traduirait possiblement les droits de la Cité romaine à être accueillie au sein de fonds privés, pourrait aider à la dévolution de droits aux choses de la nature. De fait, si une demeure, une Villa peut être regardée comme un lieu dans lequel son hôte ou dénommé propriétaire se doit d’accueillir un autre lieu : une Ville, une Cité – qui dépend d’elle et dont elle participe – alors nous pouvons envisager les fonds de terre comme des entités animées, réciproquement bénéficiaires et débitrices de prestations de service ; alors nous pouvons concevoir que des jardins, des forêts, des montagnes, des marais, des littoraux ou des lacs revendiquent le respect de leurs droits. Et de droits que l’on pourrait qualifier de naturels, non pas au sens où ils découleraient d’un ordre des choses ou de la nature qu’il s’agirait de décrypter pour le retranscrire dans le langage du droit, mais au sens des milieux naturels dont ils dériveraient et qu’un ‘‘nouvel ordre écologique’’– établi par le dénommé droit de l’environnement – imposerait désormais de préserver.

En toute hypothèse, 

l’affaire Ville de Rome contre Villa Borghèse atteste que la propriété foncière n’a pas toujours été comprise comme le droit pour un maître et seigneur de se retrancher seul dans sa forteresse. Longtemps, à Rome, des propriétaires fonciers ont pu exercer leur droit en invitant les passants à jouir des délices de leurs jardins. Et si le législateur français rappelait aux grands propriétaires d’aujourd’hui avec quel orgueil ces princes italiens ouvraient jadis leurs domaines à tout venant ? Ne serait-ce un moyen de leur faire accepter la transposition du droit scandinave d’accès à la nature?

Pour citer cet article : Vanuxem, S. 2024. La reconnaissance d’un possible droit de déambuler. EnCommuns. Article mis en ligne le 22 mai. https://www.encommuns.net/articles/2024-05-22-la-reconnaissance-dun-possible-droit-de-deambuler/

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