“Défendre nos tiers-lieux” : entretien avec A. Burret et Y. Duriaux

À l’occasion de la sortie du livre d'Antoine Burret, "Nos tiers-lieux", et alors même que les tiers-lieux sont devenus un objet de politique publique, la revue EnCommuns propose un long entretien conduit par Benjamin Coriat et Corinne Vercher-Chaptal avec Antoine Burret et Yoann Duriaux, tous deux co-fondateurs du réseau TILIOS (Tiers-Lieux Libre et Open Source). L’occasion de revenir sur l’histoire du mouvement des tiers-lieux en France, de discuter leur sens et leur rôle dans la société et d’alerter sur les risques de captation, tant par le marché que par les politiques publiques.

De Oldenburg à Antoine Burret, l’idée de Tiers-Lieux

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Commençons par une question simple, mais nous semble-t-il, essentielle : comment êtes-vous arrivés, l’un comme l’autre, à la question des tiers-lieux, ou à celles des « communs » si c'est le cas ?

Antoine Burret : En fait, maintenant, quand je parle de mon histoire avec les tiers-lieux, j'ai tendance à dire que j'ai grandi, et même, que je suis né dans un tiers-lieu puisque mes parents étaient bistrotiers. C’est sans doute à partir de là que l'intérêt s'est révélé. Plus sérieusement, j'ai un parcours de 10 ans dans les Balkans. J'ai longtemps vécu en Roumanie et c’est à Belgrade que j’ai repris mes études. Je travaillais alors dans les anciennes industries communistes qui se transformaient en lieux de culture. J’ai eu alors l'opportunité de reprendre un Master 2, à Belgrade, sur les politiques culturelles dans les pays en transition. Cela a été mon sujet de recherche : la réinvention du patrimoine industriel en lieux de culture dans les pays d'Europe du Sud-Est. Ensuite, à l'issue de ce Master, j'ai entamé une thèse de doctorat à Lyon 2 qui portait sur les nouvelles formes de production et de travail. Dans ce cadre, j'ai participé à la création du premier espace de coworking à Genève qui s'appelait La Muse. À l'époque, cela ne s'appelait pas encore « espace de coworking » mais « espace d'émergence ». C'est d'ailleurs pour cette propriété là (l’émergence) que j’avais choisi La Muse comme terrain. Très rapidement, il s'est avéré que l’expérience était vraiment orientée sur l'entrepreneuriat : quelle forme d'entreprise apparaissait ? Qu'est-ce que ces lieux avaient à faire avec les autres organismes d'accompagnement, les incubateurs, etc. ? On était en train de chercher des différences et des recoupements. C'est là qu'on a vraiment commencé à penser le coworking, en écrivant les premiers articles sur le sujet, en langue française tout du moins. Et dans le cadre de cette première année de recherche à Genève, où je commençais à être lassé de cet environnement orienté entreprenariat et innovation, j'ai eu la chance de rencontrer Yoann (Duriaux) qui était dans un parcours autre qu'il racontera lui-même. On s'est bien entendu, il a commencé à m'expliquer ce que je savais déjà, mais pas de manière vécue. Son expérience était riche. Il a commencé à m'expliquer que tous ces nouveaux types de lieux, les Fablabs, les coworkings, que je percevais, eh bien, on pouvait les retrouver en France, mais appropriés par le mouvement de l'éducation populaire et de la médiation numérique. À partir de ce moment, j'ai suivi ces communautés qui venaient d'apparaître. Et, c'est dans ce cadre qu'on a commencé à travailler ensemble avec Yoann, et que tout le travail qui a été fait en France sur les tiers lieux a pu être amorcé.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Merci. Yoann ?

Yoann Duriaux : Moi, à titre personnel et pour essayer de me caractériser mentalement, je vous dirais que j'arrive à ma cinquantième année. Je suis descendant d’une famille de forains commerçants non-sédentaires depuis l’arrière-grand-père. Ensuite, la famille s’est sédentarisée. J’ai été diagnostiqué assez tôt dans mon enfance comme appartenant à la catégorie des hyperactifs et hypersensibles.  De fait sans doute, j'ai eu besoin de passer par plein de métiers différents, allant de vendeur de meubles à Marseille à assureur chez MAAF Assurance à Saint-Etienne en passant par pleins d’autres domaines et de régions...  En fait, très rapidement, au bout de quatre, cinq ans, j'ai besoin d'aller au bout des choses et puis je m'ennuie. Sur ce parcours, en particulier de l'assurance, j'en suis venu au syndicalisme. J'étais déjà militant d'associations et d'ONG, principalement dans l'écologie. Mon aisance avec le web, le numérique a aussi joué un rôle important dans mon parcours, je suis né dans un monde un peu geek. Il y a donc eu dans cette période de ma vie : ONG, syndicats, partis politiques, etc. Mais à un moment donné, je me suis dit « tout ça ne marche pas ». J’ai alors entendu parler du télétravail, du coworking, d'abord, évidemment, à la Cantine à Paris puis comme beaucoup, à la Ruche au canal Saint-Martin, mais également à Dijon avec les Docks Numériques. Et nous, à Saint-Etienne, on a décidé d'ouvrir un espace qui s'appelait le Comptoir Numérique. En fait, on ne savait pas vraiment où on allait si ce n’est que l’on voulait mélanger hackerspace, qui était notre culture, médiation numérique notre ADN, et coworking notre intuition. Le coworking, je continue à penser que c'est une vraie philosophie du tiers-lieu, ce n'est pas juste des bureaux partagés mais bel et bien une façon de faire communauté. Et donc, là, ça m'a beaucoup plu. On a avancé en marchant, je ne savais pas trop ce qu'on faisait. Et puis un jour, j'ai rencontré des gens qui m'ont proposé qu'on écrive notre histoire dans une revue scientifique, la revue Multitudes dirigée alors par Yann Moulier-Boutang, que j'aime beaucoup. Coïncidence, je me retrouve quelque temps après à Thonon-les-Bains, et là il y a un ami qui me dit « tiens, viens, ce soir on va à Genève, je t'emmène voir un gars, il s’appelle Antoine Burret, il va te plaire ». La rencontre se fait et pendant qu'on buvait une bière, il me dit « si un jour j'ai réussi ma vie, j’écrirai dans Multitudes ». J'ai recraché ma bière et j’ai dit « écoute, ça tombe bien, on m'a demandé d'écrire dedans. Je me sens un imposteur total, écrire ce que je fais ce n’est pas mon truc, mais toi, par contre, tu peux, en écrivant, donner du sens, à notre action à Saint-Etienne ».  Et de là, on a commencé à travailler ensemble. Pour moi, c'est une belle histoire. On est toujours à s'engueuler, on ne voit pas les tiers-lieux de la même manière, mais dans le fond, on ne peut pas se séparer. Voilà un rapide résumé de mon histoire avec les tiers lieux et Antoine en particulier.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Merci Yoann. Une question, Antoine, par rapport à ton ouvrage : on se demandait s'il y avait un motif particulier, quelque chose dans ton parcours qui t'a conduit à écrire ce deuxième livre sur les tiers-lieuxprécisément maintenant.

Antoine Burret : Je rajouterai de ne l’écrire ‘que’ maintenant, d'ailleurs. Pendant ma thèse, en fait, j'ai écrit pas mal de trucs qui étaient les premiers écrits en langue française sur les tiers-lieux. C'est un sujet hyper difficile à traiter. Il y a, en fait, peu de travaux sur ce sujet, même lorsqu’on soutient qu’on prend les tiers-lieux comme terrain, on parle souvent d’autre chose. Moi, je me suis mis en tête de prendre cette charge, ou cette croix. Et donc, ça a donné, pendant mon travail de thèse, la rédaction d’un Manifeste des tiers-lieux avec Yoann, d'un premier livreet de ma thèsequi m’a amené à une définition conceptuelle.À l'issue de cela, et de manière concomitante avec Yoann mais pour des raisons différentes, je me suis un peu éloigné de la France pendant quelques temps. Je travaillais sur Genève. Je tentais d’autres trucs. Et durant cet éloignement, qui était conjoint avec celui que Yoann vivait de son côté, il y a France Tiers-Lieux qui a commencé à se construire, il y a eu toutes ces prémisses de politique publique qui ont commencé à se mettre en place. Je regardais cela de loin en essayant de ne pas trop être affecté par l'évolution de cette chose-là, mais tout en l’étant quand même parce que ça allait dans un sens sur lequel on avait beaucoup de choses à dire, même si on sentait que ce n'était pas le bon moment. Pour ma part, je n'avais pas construit un discours assez solide pour pouvoir le proposer à cette machine qui était en train de naître.

C’est aussi un moment où j’ai commencé à regarder ailleurs dans le monde, dans plein de pays, comment ce terme, tiers-lieux, agissait, ce qu'il désignait, comment il était approprié, etc. Et en regardant tout cela, je me suis rendu compte qu'il y avait une très grande différence entre la manière dont la France voyait ça, comment la politique publique qui se mettait en place voyait ça, et comment dans le monde cette même notion de tiers-lieux était travaillée. A force d’y réfléchir, en réalisant que progressivement ce terme devenait un mot fourre-tout - qui était d’ailleurs rejeté par certains collectifs parce qu'il incarnait une certaine vision politique - à un moment donné, je me suis dit que ça pouvait être intéressant de revenir dessus. De revenir sur ce mot. Qu'est-ce qu'il veut dire ? Pourquoi il est important ? Il est vecteur de quoi ? Et en fait, essayer de se réapproprier ce terme. J'ai donc décidé de prendre un an pour me focaliser sur la question : ok, c'est quoi un tiers-lieu ? Qu'est-ce qu'on en fait ?  Avec une vision la plus large possible, en essayant aussi, et surtout - ça a été difficile - de revenir sur mes propres convictions, de relire mon - et notre - histoire, pour essayer d'apporter une pièce de plus sur la compréhension et le rôle des tiers-lieux dans le monde pour les années à venir. Oldenburg avait fait sur le sujet un travail intéressant qui se relevait être capable de résister au temps. Le travail d’Oldenburg pose des jalons qui sont pour moi essentiels. On peut dire qu’il y a une histoire qui s'est construite dans ce prolongement. Il me semblait important de revenir là-dessus, et de reconstruire un récit qui puisse redonner un peu de vitalité à ce terme pour ne pas le laisser mourir dans le cimetière des mots fourre-tout utilisés par les politiques publiques pour défendre des causes totalement opposées au sens même du mot.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Par rapport à ce que tu dis, Antoine, est-ce qu'on peut dire que l'une de tes motivations à écrire ce livre maintenant, c'est le sentiment que ce qu'on faisait en France avec les tiers-lieux, avec la politique publique promue par France Tiers-Lieux, ce n'était pas du tout ce qui se passait ailleurs ?

Antoine Burret : Ce qui se passe en France, les différentes initiatives que l'on connaît tous ici, on peut les retrouver partout. Ce qui est original et ce qui était intéressant et propre à la France, c'est que le mot "tiers-lieu" soit accolé à ces initiatives sans qu’on puisse même définir les objets sur lesquels ça porte. Ça, c'est assez original.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Pour toi, la première qualité du travail d’Oldenburg, c’est justement qu’il s’attèle à décrypter pour la première fois ce que nomme le mot "tiers-lieux". Tu cites son article séminal - « The Third place »où il fournit sa vision des tiers-lieux : un tiers-lieu est avant tout un lieu accessible que les habitants peuvent s’approprier aisément. Un lieu banal dont l’activité principale n’est pas inhabituelle, mais qui fait partie intégrante de leur vie sociale […] qui n’est bénéfique que dans la mesure où il est bien intégré dans leur vie quotidienne. Un lieu […] qui offre des opportunités d’expériences et de relations qui ne seraient pas possibles autrement » (cité par Burret, 2023, op. cit.)

Antoine Burret : Quand j'ai commencé à réaliser qu'être un tiers-lieu, c'est avoir un rôle dans l'espace public, eh bien, le décalage avec la manière dont le tiers-lieu était saisi, évoqué et projeté en France était trop important. En prenant ce terme-là, tiers-lieu, en construisant une sorte de politique publique dessus, en labellisant finalement ce terme, en faisant que ce terme devienne une forme de label, on le vide de son contenu. Et justement, la façon dont en France les tiers-lieux sont pris pour objet par la politique publique, mais pas seulement parce que le marché également peut s’en emparer, cela vide le tiers-lieu de son sens. Cela lui enlève tout son contenu politique - alors même que c’est ce contenu politique qui est au cœur de la notion même de tiers-lieu - pour en faire simplement le descriptif d’un lieu dont on ne sait plus trop ce que c'est

Il y a autre chose qui est important, c'est qu'il me semblait que nous-mêmes, Yoann et moi on peut l’expliquer, nous avons d’une certaine manière participé à cela. Moi, je sais que pour ma part, dans mes premiers écrits, j'ai également essentialisé le tiers-lieu. C'est-à-dire que je me focalisais sur un certain type de pratique, notamment les Tilios, dont on parlera plus tard. Et je ne disais pas, j'étudie les Tilios. Je n'ai pas appelé mon premier livre « Tilios et plus si affinités », j'ai intitulé mon premier livre « Tiers-lieu et plus ses affinités ». Or, ce qui se passait dans les Tilios était à la frange et consistait en une pratique particulière du tiers-lieu. Les Tilios ne sont pas, ne représentent pas tous les tiers-lieux. Et je crois que la politique publique fait exactement la même chose : elle s’empare d’une partie de l’objet tiers-lieux, en fait sa chose, pour le transformer, et dire les tiers-lieux, c’est ça et rien d’autre. Donc, en revenant dans mon deuxième ouvrage sur le terme, il me semblait que c'était un moyen de se défaire de la politique publique, de se défaire de la manière dont le gouvernement actuel et le marché tendent à s'en saisir. Et puis, il s’agissait surtout d’essayer que ce terme ne tombe pas dans l'oubli, dans le cimetière des mots abusivement appropriés par certains. C’est là que l’on entre dans une logique qui relève d’avantage du manifeste : c’est-à-dire essayer de projeter cette pratique sur les années à venir, sur les acteurs qui n'existent pas encore mais qui vont voir que cela apparaît et qui vont, je l'espère, s'en saisir.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Cela nous amène directement à une autre question. Il y a une omniprésence d'Oldenburg dans ton livre. Alors, c'est vrai que lorsqu’on est venu aux tiers-lieux beaucoup plus tard, par les communs, en s’apercevant qu’il y avait des lieux qui s'appelaient "tiers-lieux" qui concernaient très directement les communs, cette importance donnée à Oldenburg surprend.  Au regard de ce que les tiers-lieux sont devenus - et pas seulement à considérer les processus de marchandisation et/ou d’institutionnalisation dans lesquels ils sont saisis - mais à observer aussi leur dynamisme propre, on s’interroge sur la pertinence aujourd'hui de la référence à Oldenburg ?                                                                                                

Antoine Burret : Je dirai que, pour ma part, j'étais devant un dilemme : comment écrit-on sur les tiers-lieux étant donné la diversité des choses que cela adresse ? Initialement, je voulais partir d'une histoire des tiers-lieux, mais très rapidement, je me suis rendu compte que c'était un truc totalement impossible, ou en tout cas, une telle ambition ne pouvait être que l'œuvre d'une vie. En effet, quand on regarde dans le temps, c'est quelque chose qu'on retrouve partout dans l'histoire de l'humanité. À partir de là, ma réflexion a été : comment j‘aborde le tiers-lieu en tant qu’objet d’étude. Et je me suis un peu rapporté à des travaux qui essayent de raconter un concept mais qui le font à partir de l'histoire de l'idée, de l'idée qui traite de la chose. Dardot et Laval, font ça sur les communs. Et, je me suis dit: « ok, en fait, si je dois raconter les tiers-lieux pour arriver à aujourd’hui, et les problématiser maintenant, il faut que je raconte l'histoire de l'idée de tiers-lieux ». Et l'histoire de l'idée de tiers-lieux, elle part d'Oldenburg. Elle part de son intuition, elle part de comment il a essayé de créer ce concept.

Et en le relisant avec beaucoup d'assiduité, j'ai réalisé que ce qu'il disait était encore d'actualité, et qu‘il arrivait même, grâce à l'angle qu’il avait choisi, à mettre en avant des choses ou des argumentaires sur l'importance politique des tiers-lieux que nous-mêmes nous n'arrivions pas à faire. En tout cas, moi, je sais que dans mes écrits, je n'arrivais pas à aller jusque-là. Je n'arrivais pas à introduire une histoire de l'importance politique des tiers-lieux. Je n'arrivais pas, autrement que par incantation, à introduire l'idée que les tiers-lieux ont une importance dans les situations de crise et de catastrophe. Grâce à Oldenburg, on voit que des tiers lieux, principalement des commerces, ont été réorientés à des fins politiques ou communautaires en réaction à des situations de crise. Cela montre que nous devons plutôt envisager les tiers lieux en termes de potentialité. Quand des individus, des communautés prennent possession d’un tiers-lieu, même momentanément, pour répondre à une situation de crise, c’est ça que j’appelle se saisir des tiers-lieux. Oldenburg permettait de remettre dans le récit que l'on peut faire sur les lieux actuels, une racine commune qui est cette racine politique. Oldenburg ici est un point de passage nécessaire. Surtout, ce long cheminement m'a permis, dans la construction de l’ouvrage, d'envisager l'entièreté des possibilités de tiers-lieux pour essayer de comprendre en quoi ce qui se nomme tiers-lieu maintenant peut être conçu comme une forme d'héritage. Les tiers-lieux que nous connaissons et que l'on apprécie pour la majorité d'entre eux sont dans la continuité de cela. Et, il y a aussi le fait qu'en France, Oldenburg n'est pas lu, tout simplement. Il est cité en référence, mais il n'est pas lu. Or, s'il avait été lu, je ne crois pas que les acteurs publics ou même les acteurs du marché se dissimuleraient sous des formules « le tiers-lieu c'est Oldenburg ! » parce qu’Oldenburg, ceux qui détournent le tiers-lieu de son sens, il ne les aime pas, il les critique, souvent très durement.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Yoann, tu as peut-être quelque chose à dire là-dessus ?

Yoann Duriaux : Oldenburg, c'est clair que ce n’est pas du tout ma came, ça ne l'était pas et ça ne le sera pas, et je continuerai à penser qu’il n'est pas le papa des tiers-lieux, c’est le papa des third places aux Etats-Unis, avec une culture community, commoner. Pour moi, Oldenburg n'est pas et ne sera jamais ma référence. Par contre, je suis assez d'accord avec ce qu'a dit Antoine : personne ne l'a lu, et tout le monde s'en revendique. Donc en ça, je dis mille fois merci Antoine. Alors, pourquoi aussi je ne peux pas être Oldenburgien : c'est qu'en fait, Oldenburg dans les années où il écrivait, nous sommes en 1989, internet n’existe pas mais surtout il n'avait pas le sentiment d’urgence qu'on a, nous, aujourd’hui. Les trois, quatre premières années, « co-working », « tiers-lieux », etc, je suis comme tout le monde en France, je ne suis pas plus intelligent, je ne sais pas ce qu'on fait avec ces tiers-lieux, je ne sais même pas les définir. Mais depuis le début, depuis que je revendique vraiment les tiers-lieux, je les pense et je les ressens comme les derniers remparts à l’extrême droite et donc à la guerre en Europe. Oldenburg n'est pas dans cette urgence où je me sens aujourd'hui.

Antoine Burret : Si, Oldenburg a conscience de l'urgence, seulement lui, il l’entend différemment. Pour lui la destruction des tiers-lieux, et la destruction des tiers-lieux par les urbanistes, les organismes publics, ou la force publique, c'est une preuve d'une forme de régime totalitaire.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Tu précises à ce propos dans ton ouvrage qu’Oldenburg est le premier à avoir politiser la notion de tiers-lieu en abordant leur rapport aux sociétés autoritaires, aux processus politique des démocraties et aux formes de contrôle social.

Antoine Burret : Oui, selon lui, les régimes totalitaires, ou à tendance totalitaire, ont toujours détruit les tiers-lieux. Donc s'il n'y a plus de tiers-lieux, c'est l’effet et le résultat d’une pratique de régimes totalitaires.  Il a conscience de l'importance des tiers-lieux et de l'urgence d'avoir des tiers-lieux, seulement, il le prend différemment, il dit juste que si on n'en a pas, si on les a détruits, c'est parce qu'on essaie d'empêcher les relations entre les personnes, c'est parce que c'est subversif, et que ça peut permettre aux gens de s'entraider.

« Fork The World », des Tiers-Lieux Libres et Open Source

Benjamin Coriat – Corinne Vercher-Chaptal :  Maintenant, abordons la deuxième partie de l’entretien qui porte sur le mouvement Tilios.  Antoine, tu indiques dans ton livre que le mouvement Tilios est parti du tiers-lieu le Comptoir Numérique, ouvert par Yoann et son association dans l’ancienne cité minière de Saint-Etienne. Peut-on repartir de là ?

Antoine Burret : Oui, il s’agissait à l’époque d’un EPN (Espace public numérique)et petit à petit, le Comptoir Numérique a proposé des animations dans ses locaux, des machines en libre accès, il a accueilli des services de proximité, il s’est ouvert aux personnes qui cherchaient un espace pour travailler, etc. Il réunissait des habitants du quartier, des professionnels de différents secteurs, des amis qui venaient régulièrement y passer du temps. Un médiateur numérique a dit un jour à Yoann que le Comptoir Numérique n’était plus un EPN mais un tiers-lieu. En même temps, Yoann avait lancé Movilab, une plateforme de partage de connaissances de type wiki.  Elle documentait et partageait toutes les clés de compréhension de son tiers-lieu : ses étapes de création, la description de la communauté qui l’accompagne, les différentes ressources, ses facteurs de succès ou d’échec, les différents projets entrepris y compris des prototypes de services ou de produits. Avec Movilab, Yoann partageait ses connaissances, son expérience sous forme de fiches pratiques et de recettes. Tout ce qui était écrit, documenté dans Movilab était partagé sous des licences Creative Commons. Movilab permettait à son tiers-lieu d’être transmissible, c’était un moyen de le rendre libre et open source à l’image des logiciels, d’où le nom « Tilios » pour Tiers-Lieux Libres et Open Source. A partir de ce jour-là, on a commencé à travailler ensemble, on était complémentaire : je cherchais un sujet pour ma thèse en socio et Yoann avait du mal à faire bien comprendre ses intentions. Ensemble, on a créé les Tilios et on a parcouru la France en fourgon Trafic pour aller à la rencontre de toutes celles et ceux qui menaient des expériences similaires ; nous avons passé nos nuits sur des canapés et nos jours à documenter les pratiques observées ou à convaincre des élus.

Benjamin Coriat – Corinne Vercher-Chaptal : C’est à ce moment-là que vous décidez de faire un manifeste ?

Yoann Duriaux : Oui. À ce moment-là, en fait, Tilios, on ne sait pas le définir. On fait un manifeste qui va dire : on ne sait pas ce que c'est, mais ça ressemble à un ensemble de choses, et ça sera à vous d'inventer, finalement, de créer des définitions. Antoine pourra revenir là-dessus, il pense que c'est une grosse erreur qu'on a faite, et je suis assez d'accord avec lui. Par contre, à cette époque, moi, j'étais le premier à dire : « qui nous sommes, pauvres terriens quoi, qui nous sommes pour définir quelque chose qui semble visiblement avoir plein d'espoir ? ». Je vous l'ai dit tout à l’heure, syndicalistes, ONG, on était déjà un peu à l'agonie, ce n'était pas encore trop catastrophique, mais on voyait que ça arrivait. Et on se disait : « tiens, ce qu’on fait, dès qu'on en parle, les gens pigent que dalle, par contre, ça suscite beaucoup de débats, et ça, c'est cool ». Donc, on s'est dit : « mais qui on est pour mettre une définition là-dessus ? ». Et je considère, désolé pour le ‘je’, mais oui, je considère que JE suis le papa des tiers-lieux en France, en fait. Mais contre moi, ce n'est pas le truc que j'ai voulu. Tout le monde parlait de coworking, de FabLab…on sentait des prémices. Et moi, je disais: « oui, c'est bien tout ça, j’en suis un peu de tout ça. Par contre, je pense que le mot "tiers-lieu", que j'ai vaguement vu un jour sur un tweet sans fondement, il n'y avait pas de lien, il n’y avait pas de définition, je pense que ce n'est pas con, et je pense qu'on est en train de faire un truc qui s'appellera plutôt "tiers-lieu" que "lieu" ». Donc, au début, c'est tiers-tieux.

Benjamin Coriat – Corinne Vercher-Chaptal : Donc ce n’est pas de suite les Tilios ?

Yoann Duriaux : Tilios, c'est juste qu'on s'est dit : « les copains, "tiers-tieux", ça ne nous appartient pas, c'est un mot commun, et des gens le définiront demain pour nous. Donc ça, on n'a pas le droit de l'enfermer ». Patrick Levy-Waitz et Rémy Seillier, ils ont eu moins d’état d'âme, ils ont pris le mot, boum, les tiers-lieux, c'est ça et pas autre chose. Moi, malgré le fait que j'étais le papa des tiers-lieux en France, j'estimais que j'étais un imposteur puisque je n'étais pas sociologue, je n'étais pas historien, j'étais juste un usager de ce truc-là. Donc, on a créé le mouvement des tiers-lieux en France, et on s'est dit, en fait, comme ça ne nous appartient pas, il faut qu'on lui donne une spécificité. Comme je viens du logiciel libre, je me suis dit  : « pourquoi on irait réinventer des modes d'organisation, des modes de partage de comment je fais un jardin partagé, comment je fais un atelier solidaire, comment je réinvente le service public de ma commune…la liberté d’utiliser les connaissances, l’expérience de ce qui a déjà été fait, de ce qui a marché… Pourquoi on ne le documenterait pas comme les gens l'ont fait dans le logiciel libre ? ».

Donc, Tilios - ça, c'est hyper important - il ne s'agit pas de dire: « faites des lieux physiques, faites du coworking, et utilisez Firefox plutôt que Google Chrome ». Pas du tout ! Ce n'est surtout pas ça. Il s'agissait de dire, très humblement :« pourquoi réinventer un mode d'organisation qui a fait ses preuves? ». Certes, on ne pourra pas le transmettre copié-collé, mais je pense que si on prend les bases de "c'est quoi"…et là malheureusement, on ne parle pas de communs, je l'ai appris qu'après que ce que je faisais, c'était du commun, parce que ce n'était pas dans ma culture, dans mon éducation. Mais en fait, c'était du pur commun. Du commun, sans le savoir.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : La référence à l'« open source », elle n'est pas seulement liée à l'informatique ; elle est liée au principe de pouvoir dupliquer, forker...C'est très important, parce que la notion d’open source est tellement connotée du côté de l'informatique qu'on ne pense pas à revenir au principe de base. C'est très important.

Antoine Burret : Moi, je ne suis pas un geek du tout, j'ai vécu 10 ans dans les Balkans, je n'avais pas d'ordinateur, je travaillais dans la culture, et je n'ai pas vu l'évolution de la France. Et quand Yoann vient vers moi, il me dit : « on va faire Internet en bas de chez soi ». Internet en bas de chez soi, je ne comprends pas ce que ça veut dire initialement. Maintenant, je le comprends. Et si je le relis avec Oldenburg - c'est là que c’est intéressant - c'est qu’il y a eu pendant les années 1990-2000, une grosse bataille pour savoir si les jeux vidéo, ou certains réseaux sociaux, étaient des tiers-lieux, s'il pouvait y avoir des tiers-lieux numériques. Et en regardant l'histoire de Yoann, on se rend compte que c'est quelque chose qui a impulsé son approche des tiers-lieux. C'est-à-dire que sa sociabilité, elle se faisait beaucoup sur un jeu qui s'appelait Second Life. On a beaucoup parlé de Second Life, qui est l'exemple type des jeux multi-joueurs qu'on retrouve maintenant, c’est sur Second Life que sa sociabilité s'incarnait à ce moment-là. C'est là qu'il rencontrait des gens différents, c'est là qu'il passait du bon temps, c'est là qu'il créait des choses, c'est là qu'il faisait ce qu'on ne pouvait plus faire à l'extérieur parce que les villes n'étaient plus construites pour ça.

Donc, essayer de reproduire cette sociabilité - qui était toute nouvelle dans les années 2000 - à l'extérieur, c’est cela qui a été la motivation de faire des "tiers-lieux libre open source" en fait. Comment on arrive à reproduire cet échange, cette discussion et ce bien-être que l'on retrouve dans nos jeux vidéo, dans Wikipédia, cette manière d'échanger des ressources et de créer des choses en commun qu'on trouve dans le logiciel libre, comment on arrive à le faire dans des lieux en bas de chez soi pour que ça puisse servir à tout le monde, et que ça puisse s'incarner réellement ? Donc, effectivement, quand on dit Tilios, on a plus la référence au logiciel lié à une forme de réglementation, mais il y a aussi un imaginaire, qui était l'imaginaire de Yoann et de toute une partie de la population à cette époque, notamment dans le cadre des médiations numériques, mais aussi des explorateurs du Web, qui essayaient de dire: « ok, en fait, on est sorti de la terre, du physique pour faire des choses dans le virtuel, maintenant ce serait intéressant de se réapproprier ça et de le mettre dans les lieux que l'on va créer ». La création de lieux est quand même assez récente, et c’est cette culture là qu’il y a derrière elle.

Yoann Duriaux : Oui, c'est clair. Effectivement, Second Life, ça changeait la vie parce qu'en fait ce qu'on ne pouvait pas faire dans la vraie vie, on le faisait dans des univers virtuels et c'était cool. Et effectivement, l’idée des tiers-lieux, pour moi, c’était « Internet dans la vraie vie ». Mais j’irais même plus loin, c'est l'arrivée de Facebook aussi. Et en fait, c'était l’idée de reproduire Facebook dans la vraie vie, parce qu'en fait, au début, c'était vraiment bien, Facebook. On rencontrait des gens qu'on n'aurait pas rencontré ailleurs. Et c'est ça que j'aime dans les tiers-lieux. Et aujourd'hui, ce ne sont plus des tiers-lieux, parce que c'est des co-sanguins qui se réunissent dans des bâtiments, ils se ressemblent tous quoi. Donc là, moi, ce qui me plaisait, c'est cette capacité à rencontrer le communiste qui rencontre un facho, le capitaliste qui rencontre un social… et ça, ça donnait des choses fabuleuses. Donc ça, c'est le tiers-lieu. Alors qu'aujourd'hui, les tiers lieux sont fréquentés avant tout par des cis genres, caucasiens, moins de 30 ans, tous blancs… c’est triste.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Cela rappelle le passage introductif de votre Manifeste : « En faisant cohabiter localement des mondes différents et parfois contradictoires, le tiers-lieu enclenche un processus de rééquilibrage sur le territoire (…). Il provoque un dialogue et des frictions, là où l’expertise clôt la discussion. Il invite à prendre possession, à faire évoluer et à appliquer des solutions sur des problématiques jusqu’alors balisées ».

Yoann Duriaux : Ce n'est pas le lieu qui a une valeur, c'est les services et les projets qui en émanent. Parce que c'est là, dans ces tiers-lieux, que se repensent les services. Le tiers-lieu, en lui-même, n'a aucun intérêt. Et c'est là-dessus qu'on va arriver après sur France Tiers-Lieux ; aujourd'hui, on se retrouve à voir financer des sociabilités. Dans un bistrot, je finance ma bière, je finance mon café, je finance mon repas, mais je ne vais pas financer ma sociabilité. Et donc, l'intérêt du tiers-lieu, il n'y a pas à avoir de raison d’avoir peur, c’est de pouvoir les cloner, les dupliquer, les améliorer. Or, aujourd'hui, c'est devenu un bien, un marché, un objet, et donc tout le monde tente de dire: « le mien est mieux que le tien ». Aujourd'hui s'il n'y avait pas le logiciel libre, Airbnb, Blablacar, etc. n'existeraient pas. Aujourd'hui, qu'est-ce qui tourne derrière ces grosses machines à plusieurs milliards de valorisations ? Ce sont des serveurs en logiciel libre. Toutes les rencontres, les forums de DSI le disent, quelqu'un qui, sur sa couche serveur, ne prend pas du logiciel libre, fait une faute. Et donc, les tiers-lieux, c'est les couches serveurs.

Antoine Burret : Ce que tu viens de dire, Yo, quand tu parles du logiciel qu'on retrouve chez Airbnb, machin, machin, finalement, je pense que c'est une des preuves des limites du Libre, en fait. Et ça peut expliquer ce qui s'est passé avec les Tilios. Tu sais, quand on travaillait ensemble, on s'énervait parce qu'on voyait des personnes qui avaient une mission totalement différente de la nôtre utiliser nos travaux, utiliser nos slides, nos terminologies, etc. pour les amener dans des endroits différents. Et finalement, c'est ce que fait le logiciel libre, en fait. Quand tu parles d'Airbnb qui se sert d'une couche serveur qui est la même que Linux, alors que Linux a été créé dans une mission de créer des communs, d'ouvrir le plus possible, en tout cas, une mission opposée, dans certains cas, au marché…Finalement, on a vécu la même chose avec les Tilios. C’est ce que fait Windows, c'est ce que font les gros acteurs marchands du logiciel avec une couche libre.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Yoann, tu peux réagir à ce que dit Antoine ?

Yoann Duriaux : Là, en fait, il a complètement raison.  Le logiciel libre, il n'y a pas plus libéral et capitaliste, en fait. C'est le far-west, en fait, le logiciel libre. Parce que souvent, ça naît dans une cave avec deux, trois barbus qui sentent la pizza et qui geekent toute la nuit mais ils font des belles lignes de code. Et au final, qui est-ce qui va pouvoir les exploiter et les passer à l'échelle ? Ça va être souvent les gens qui ont beaucoup de millions d'euros. Les seuls qui peuvent utiliser le logiciel libre et qui peuvent mettre des centaines de développeurs, ben ouais, c'est des Zuckerberg, c'est des Jeff Bezos, c'est des gens comme ça. Donc au final, on développe les idées et qui peut les passer à l'échelle ? Ça va être les gros. Donc oui, je suis assez d'accord avec ce qu'a dit Antoine, malheureusement. Mais, je pense que l'intuition de faire des forges de tiers-lieux - plutôt que de vouloir faire une charte tiers-lieux comme le fait aujourd'hui une politique publique - j'y crois encore, malgré tout.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Je trouve que c'est extrêmement intéressant, surtout cette dernière phrase, quand tu dis faire des forges, on comprend parfaitement, je trouve, ce qui animait le mouvement. Cela renvoie à certains constats que font aujourd’hui des militants du logiciel libre qui n'hésitent pas à dire : « on s'est peut-être planté parce qu'on a perdu la vision politique en laissant la possibilité au marché de récupérer ce qu'on faisait ».

Antoine Burret : Oui, tout à l'heure, Yoann parlait de notre refus de définir ce que l’on faisait, de donner une définition de nos tiers-lieux, je pense que ça a été une des causes de l'évolution actuelle. On aurait peut-être dû définir dans le Manifeste c’est-à-dire que l’on n'a pas ancré nos intentions politiques dans ce que l'on faisait. Yoann a essayé de le faire un peu, a posteriori, avec un travail sur les marques, il en parlera tout à l'heure, comment tu appelles ça déjà…

Yoann Duriaux :  Une marque collective de certification que tu ne veux pas entendre, et qui est l'avenir des tiers-lieux ! (rire)

Antoine Burret : Je ne dis pas que ce n'est pas l'avenir des tiers-lieux ; c'est l'avenir de certains tiers-lieux. Mais en tout cas, c'est une manière, effectivement, d'ancrer par la norme une certaine volonté politique du tiers-lieu. Ce qui n'a pas été fait, ce qu'on n'a pas fait. Parce que Tilios, en tant que marque, n'était pas assez forte, ou en tout cas c’était trop orientée vers un imaginaire numérique. D'ailleurs, vous voyez, ça se voit très bien dans le premier rapport de France Tiers-Lieux, il y a une phrase, page 69, je crois, ou 67, qui moi m'a retournée - j'ai mis trois ans à m’en remettre - en une phrase, le génie technocratique a pris Oldenburg, a pris les Tilios, a dit : « ça c'était avant, maintenant les tiers-tieux, c'est économique ». Une phrase, Il a suffi d'une phrase pour renverser la table ! Donc, effectivement, des normes telles que les marques, des certifications collectives peuvent être des moyens de pousser une orientation qui peut être intéressante.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Tu peux en dire un mot Yoann, parce que ça nous paraît très important ?

Yoann Duriaux :  Oui, bien sûr, je veux bien y revenir. En fait, dans le livre, Antoine parle du ‘salarié’. Moi, je l'appelle ‘le traître', en fait. Et ça sort de Sciences Po. Donc, aujourd'hui, les tiers-lieux ont été confisqués par des Sciences Po et des ministères. On aura l'occasion d'en parler, je pense, juste après. La vision politique, en fait, moi, je l'avais. C'est pour ça que j'ai commencé par ça : on dit son nom, son prénom, son âge, 4 enfants etc., mais ce qui est important, c'est que moi, en fait, j'ai les deux cultures, le numérique et sans le numérique. Donc, en fait, la vision politique, je l'avais. J’avais un pressentiment que les syndicats étaient en train de crever, que les ONG étaient en train de crever, j'ai travaillé aussi bien pour le WWF que pour des petites ONG locales qui se battaient. Tout ça, c'était en train déjà de crever parce qu'on était plus à devoir « se professionnaliser », rappelez-vous, ; la professionnalisation des associations, finalement, c'est leur institutionnalisation et c'est comme si on les retirait de leur objet principal pour en faire des rats de réunionites autour d'une table pour pleurer 2000-3000 balles dessus, quoi. Et donc, ça, c’était en train de se casser la gueule. Les partis politiques, pareil, au-delà des ambitions personnelles, on voyait bien que c'était des broyeurs. Dès qu'on avait des jeunes qui avaient des bonnes idées, des bonnes intentions - j'en ai vu - dès qu'ils arrivaient dans le parti, ils devenaient pitoyables, quoi.

Donc, le tiers-lieu, moi, je savais bien ce que je faisais. Par contre, c'est vrai qu'au début, on fait trois tours de France des tiers-lieux, télécentres, coworking, et on calme pour pas trop mettre mes idées politiciennes, parce qu'à cette époque-là, on parle à Bouygues Immobilier, à Véolia, des gens comme ça. Moi ça me plaisait parce que l'idée, c'était d'aller voir des gens que je n'aurais pas fréquentés dans ma vie. Et d'ailleurs, j'ai beaucoup plus de respect pour ces grandes multinationales aujourd'hui que pour France Tiers-Lieux, soyons clairs. Parce qu’eux, ils étaient réglos, ils nous disaient : « votre truc, c'est un peu trop gauchiste pour nous, mais on trouve ça super, continuez les gars, on vous laisse le mot tiers-lieu ». Parce qu'au début, tiers-lieu, c'était très attaché en France aux télécentres et rapidement, ils ont dit : « en fait, c'est peut-être autre chose qu'on veut faire. Nous, on veut faire des immeubles, on veut faire un endroit où il y aura du service. Visiblement, les tiers-lieux, vous dites avec votre Manifeste, c'est autre chose, et bien, pas de problème ». Donc, eux, ils ont été très carrés, en fait.

C'est pour ça que je dis "le traître"  parce que les autres sont venus nous écouter, on leur a ouvert nos portes, on leur a ouvert nos canapés et d'un seul coup, on voit un rapport où, comme le dit Antoine, en une phrase, ils disent que ça c'était de la merde, que c'était avant, et que maintenant, on va passer aux vrais tiers-lieux !?. Alors qu’au contraire, même les gens qu’ils appelaient « l'avant », eux-mêmes disaient : « non, non, vos histoires de tiers-lieux, continuez-les ». Donc ça, c'était pour la vision politique. Et, à partir de 2012-2014, n'oublions pas qu'il y a l'économie collaborative qui arrive, OuiShare tout ça. Aujourd'hui, je suis comme tout le monde, je déteste OuiShare, je déteste Makesense, je déteste ce qu’est devenu l'ubérisation, mais je défendrai toujours le fait que OuiShare, au début, c'était une vision commune de voir la crise et les guerres qui arrivent, et que si on s'entraidait, différemment, on pourrait empêcher ça. Donc OuiShare, l'intention du début, je ne cracherai jamais dessus en fait. Après, effectivement, que ça soit devenu un nid à start-up, « t'as pitché, t'as levé », c'est indéniable, ça a fait vraiment, vraiment fait beaucoup de dégâts. 

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Vous ne pensez-pas qu’on pouvait voir, dès le début, où ils voulaient aller ? L’évolution vers le « t’as levé ? » n’était-elle pas présente et visible d’emblée ?

Antoine Burret : Oui, oui, on les voyait arriver avec leurs gros sabots.

Yoann Duriaux :  Mais parce qu'on n'a pas eu le même vécu.

Antoine Burret : Moi, je venais des Balkans. Je venais de la culture et des Balkans. Donc, j‘avais vu les startupers de HEC qui venaient nous expliquer la vie. J'avais eu les mêmes en Roumanie au sortir du communisme.

Yoann Duriaux :  Pour nous, la grande traitrise, c'est qu'en fait, on pensait vraiment qu'ils allaient transférer Movilab. Comme ils sortaient tous d’écoles de commerce, ils étaient dans 40 pays différents et tout, on s'est dit, que c'étaient eux qui allaient diffuser cette culture du tiers-lieu en libre, en open source. Il y a eu trahison, on s'est fait bouffer. Tilios avait une dimension politique, sauf qu'à cette époque-là, même les libristes ont perdu leur vision politique.

Je me rappelle qu’en 2014, on se retrouve avec Antoine aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre. On se dit, Tilios, il faut aller s'exposer à la critique. Déjà dans la salle, ils sont dix parce qu'en fait, faire des "tiers-lieux libre open source", c'est une ignominie, de pouvoir mettre ces deux mots, "libre" et "open source", comme ça à côté. Donc, on s'est fait insulter. Ensuite, dans la salle, le fait de mélanger des lieux physiques, coworkings, Fablabs, avec du logiciel, aucun n'arrivait à piger. Donc, on se retrouve quand même avec une dizaine, quinzaine de personnes, parce que j'avais quand même une réputation dans le logiciel libre, et là, au lieu de leur parler de code informatique, de forge et tout, on leur passe une vidéo et en fait, dans la vidéo, c'est la loose, c'est des clochards dans la rue, des manifestations  - qu'on vit là depuis deux ans, mais là on est en 2014 - et on leur passe qu'en fait, il va y avoir des émeutes, des crises et que finalement, nos tiers-lieux, c'est peut-être le remède à la crise, et on pense que vous êtes les super héros de demain, vous ne le savez pas, mais les vrais politiciens de demain, ils sont là en fait. C'est vous avec vos pingouins sur vos t-shirts, vos cheveux crado et tout. Aujourd'hui, ce n'est pas votre logiciel qui nous intéresse, c'est votre capacité à penser le logiciel, donc à penser la société. C'était assez drôle parce que je me rappelle encore leur tête, ils sentaient qu'il y avait un truc, mais ils n'arrivaient pas trop à savoir.

Donc voilà, et c'est là qu'on passe à la pratique avec Movilab, où au début, c'est ni plus ni moins que : ce que l'on fait, documentons-le à la manière d'un logiciel libre pour que les autres le fassent. Par contre, dès qu'on prend des choses très techniques, Git - parce que Git, on peut faire des Gitbooks - ça ne marche pas. C'est trop technicien, on perd vraiment les usagers de l'économie sociale et solidaire, etc. C'est des gens à qui on veut s'adresser, et pour eux, c'est trop compliqué. Et puis, à l'inverse, dès qu'on fait des sites internet trop simplistes, là, on perd notre base qui disent : « non, mais c'est bon, moi, je ne suis pas là pour faire un pdf à la con, j'ai autre chose à foutre ». Donc, du coup, le wiki. On est des enfants de l'usage, et Wikipédia, c’est vraiment le truc qu'on cite quand on veut dire que le Libre a gagné, on explique qu'avant Wikipédia, il y avait des logiciels, des plateformes payantes qu'on ne pouvait pas mettre à jour et tout ça. On s'est dit on va s'inspirer de Wikipédia comme ça, ceux qui contribueront sur Movilab, une fois qu'ils auront appris, ils pourront en plus aller contribuer sur Wikipédia. On s’est dit: « si on a su le faire pour une encyclopédie mondiale, on doit pouvoir savoir comment on crée nos lieux, quels services s'y passent à l'intérieur, les interactions, etc. comme un livre ouvert, et ça, il faut qu'on le fasse avec un wiki ». C'est devenu Movilab. On va dire à nos amis des tiers-lieux - qui étaient moins nombreux qu'aujourd'hui mais on se connaissait plus, on était une petite famille un peu comme les forges - on va dire: « tenez, tout ce que l'on fait, on va le documenter là-dessus ». Voilà un petit peu l'histoire de Movilab.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Antoine, tu veux ajouter quelque chose ?

Antoine Burret : En fait, c'est ce qui m'a semblé hyper intéressant, juste du point de vue déjà humain et puis aussi au point de vue de la recherche, c'est que la question politique, elle était abordée de manière très particulière dans ces lieux-là à l'époque. Maintenant, ça se généralise mais à l'époque, c'était très original. C'est-à-dire que moi, j'avais dans l'esprit cette culture de bistrot à la Oldenburg, cette compréhension du tiers-lieu, de la manière dont les réflexions et les opinions pouvaient s'entrechoquer dans un tiers-lieu et comment ça pouvait construire une opinion commune et puis envisager des choses un peu plus lointaines ou plus engagées, qui passaient surtout par la discussion. C'était surtout ça que j'avais et aussi les références à Habermas dans mes études universitaires. J’avais cette culture-là et c'était mon point de référence et là, j'arrivais dans des lieux, que je participais à monter mais avec la réflexion de Yoann, pour qui l'action politique, elle passait, non pas forcément par des débats enflammés, par des échanges d'opinions mais par une tentative de travailler sur des services qui allaient changer les usages.

Moi, j'étais souvent à Genève et je travaillais avec l'Institut de sciences des services et j’arrivais à trouver une explication, justement au travers de la science des services et de la manière dont la création de services pouvait transformer les usages et donc faire des évolutions dans la société. Et en fait, cette ligne tracée me semblait extrêmement originale dans l'évolution des tiers-lieux et elle me semblait liée au fait d'une évolution des personnes qui faisaient usage de ces lieux là et qui avaient une culture informatique, une culture du code. À partir de ce moment-là, puisqu'il y a une culture de l'informatique, on va se diriger vers la conception. OK, on parle, on discute, on n’est pas d'accord, il y a des problématiques qui s'identifient et très rapidement, il y a une structure commutative, en tout cas, c'est comme ça que je l'analyse, qui amène vers une logique de conception pour révéler nos usages. C'est ce qu'on trouvait dans "les tiers-lieux libres open source" qui s'est généralisé, et différencié maintenant, mais c'était la base des tiers-lieux open source : on arrivait avec une logique discursive à une logique que j'ai qualifiée de poiétique (par opposition avec théorétique), dans l'idée de conception et de fabrication qui était particulièrement originale et qui me semblait très révélatrice d'une autre manière de construire du politique au travers des tiers-lieux.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Une manière de construire du politique par la conception de services dans des tiers-lieux…

Antoine Burret : Oui, c’était vraiment ça. C'était par la conception de services. Maintenant, on n'en est plus là. Maintenant, on va passer sur la logique de passage à l'échelle, justement de création de modèles d'affaires, etc. Donc, on rentre dans une logique de marché ce qui dépolitise progressivement. Mais l'intention, c'était vraiment ça. Et là, on voyait, effectivement, des gens très différents qui se réunissaient autour d'un objet qui pouvait être deux lignes de code ou simplement un tableau, peu importe, et qui travaillaient sur une logique de conception, pour transformer les usages. Alors, le passage par le service pour faire évoluer les choses, il a une tendance, comme on peut le voir, qui va aller vers la forme de start-up nation un peu idiote avec les modèles économiques qui peuvent dépolitiser l'action. Par contre, il y avait une chose qui était ultra important, c'est l'aspect de lanceur d'alerte. En fait, on pouvait voir dans ces tiers-lieux, la manière dont les gens réfléchissaient comme des formes de lanceurs d'alerte qui, déjà, à l'époque, révélaient ou exprimaient des craintes ou des manières d'agir sur ce qu’on voit se passer actuellement. C'est pour ça qu'on a fait ça, c'était une manière de lancer des alertes. Pour essayer d'éviter des crises, éviter une guerre. C'était comment on s'attaque à des problématiques locales et des grandes problématiques, qui étaient déjà identifiées, et sur lesquelles il y a des personnes qui essaient d'agir.

Yoann Duriaux :  Là où je veux bien rebondir, c'est qu'en fait, il y a nos vies privées aussi. Il y a la vie publique et il y a la vie privée. Et donc, moi, dans ma famille, on héberge tous les ans des étrangers chinois, japonais, ukrainiens, et bien avant les conflits. Et donc, quand j’ai vu particulièrement le conflit au Donbass avec la première invasion, je crois que c'est 2014, on héberge Véadim. Et à cette époque-là, on commence aussi en famille à prendre conscience que ce qu'on voit à la télévision, que les guerres se rapprochent, les guerres en Europe sont forcément plus proches. En plus de ça, on est une famille métisse, puisque mes beaux-enfants sont d'origine moitié ghanéenne, moitié française. Donc, voilà, ce melting-pot fait qu'on se parle de choses comme ça et donc, on commence à prendre conscience que ce n'est pas juste la France qui échappe au Front National depuis 20 ans, mais c'est l'Europe qui est en train de se durcir et qu'on a les guerres qui reviennent à nos frontières, etc. Et donc, oui, il y a ce côté lanceur d'alerte de dire: « ça pue quand même, ce qui est en train de se passer ».

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Au moment le plus fort de Tilios, ça regroupait combien de tiers-lieux et combien de gens ? Même approximatif, pour avoir une idée. Est-ce que vous étiez coordonnés, et sous quelles formes ?

Antoine Burret : Pendant longtemps, on n'a pas voulu répondre à ces questions. Pour la bonne et simple raison qu'il y avait cette idée, comme dans le film La cinquième vague, cette idée « on est des millions ». Et je pense que garder ce flou sur combien on est, c'est un peu ce qui est le propre du logiciel libre. Combien il y a de contributeurs, on s'en fout, ce n’est pas comme ça qu'on va évaluer la chose. Effectivement, si tu as un regard scientifique sur la chose, tu vas effectivement chercher une structuration et puis un nombre de participants. Là, c'était une approche militante. La question, c'est peut-être plus : comment on a pris l'espace public et qu'est-ce qui perdure ? Et on a pris l'espace public pas forcément par du nombre, c'est mon avis, pas du tout par de la structuration, mais par du plaidoyer, par nous, par Yoann qui l’a fait pour nous.

Yoann Duriaux : En fait, oui, effectivement, c'est pour ça que Rémy Seillier me déteste, et j'en suis très fier, c'est que je lui ai dit : « écoute, tu connais Anonymous ? C'est nous. On est Anonymous et donc en fait, on est légion, on est des millions ». Et ça, ça l'énerve en fait parce que lui, ça ne rentre pas dans ses tableaux Excel…. Donc oui, il y a toujours ce rapport de force. Mais l'exemple que je donne souvent, c'est WordPress parce que c’est très grand public ; aujourd’hui tout le monde utilise le moteur de blog WordPress, que ce soient les gens de Renault, de Disney Etats-Unis ou France ou alors la petite association de Saint-Malo, qui fait de la mutualisation de vélos, etc. Nous sommes au dernier recensement, je crois plus de 2,9 millions d'utilisateurs du moteur. Par contre, si vous allez sur la forge WordPress, ils sont cent trente-deux personnes. En fait, il y a cent trente-deux personnes uniquement qui entretiennent le noyau. Donc ça n’a pas de sens. Est-ce que je te donne les Tilios ? On était cinq, on était un peu Mission Impossible, ou est-ce que je te donne les gens qui rêvaient Tilios ? Et moi, c'est plutôt sur ça que j'ai envie de t'emmener, sur les 2,9 millions, sur les gens qu'on touchait.

Par contre, on ne les touchait pas avec des rapports à la con, on ne les touchait pas avec une charte graphique, on les touchait, comme je l'ai dit tout à l'heure, en allant dormir sur un canapé, en allant prendre du temps avec eux, en acceptant qu'on était venus pour un événement mais que finalement, on allait s'échapper pour aller en voir un autre, c'est un peu tout ça. Donc, combien de Tilios ? En fait, on n'est pas Tilios, on se revendique Tilios. Ensuite, comment on était coordonnés ? Comment coordonner Tilios ? En faisant beaucoup de kilomètres, en étant sur les routes, en se mettant en danger financièrement. Heureusement, j'étais très bien entouré par ma femme, par mes enfants, par Antoine bien sûr qui a été un grand témoin de tout ça. Mais c'est vrai qu'il y a une grande mise en danger, donc en fait, il n'y avait pas de coordination. Et c'est là que France Tiers-Lieux va comprendre que tout ça, c'est très faible. D'ailleurs, la première personne qu'ils vont appeler, que Patrick Levy-Waitz va appeler, c'est Duriaux.  Je suis sur l'autoroute, j'ai quitté les tiers-lieux et comme par hasard, je reçois ce coup de téléphone. Tout le monde le connaît, moi je ne le connais pas, et il me dit : « je voulais te témoigner toute ma reconnaissance ». Et là, j'ai fait du Duriaux, je m'arrête et je lui dit : « mais t'es qui pour me témoigner de la reconnaissance? Par contre, tu m'appelles pour me considérer, donc tu vas considérer mon travail, là on va parler ». Donc, qui coordonne et quelle forme on a ? C'est là, la fragilité de Tilios.

Antoine Burret : Movilab a servi de coordination. La chose différenciante, c'est que tout était documenté et qu'il y avait des traces et qui étaient reprises et reprises et reprises et puis ça grossissait, ça grossissait. À tel point que ça devient et c’est encore maintenant une référence…

Yoann Duriaux : Oui, mais Antoine, tu me permets juste et tu le sais, ça fait quatre ans que je n'ai plus contribué à Movilab, et quand tu vas dans les stats, je suis encore le premier contributeur. J’y ai passé ma vie. En fait, mes gamins, ils me voyaient plus, j’étais en train d’écrire, écrire, écrire. Et ça, c'est une fragilité. Moi, je parle des fragilités, en fait. La fragilité, c'est que ça ne peut pas dépendre d'une personne.

Antoine Burret : Je pense qu'il y a trois éléments - hormis le fait d'aller sur les routes, de rencontrer tout le monde, etc., - il y a trois éléments qui ont donné écho et qui ont créé une forme de coordination informelle qui a donné de l'ampleur à ça. Il y a effectivement Movilab, qui pour moi est un coup de génie. Il y a ensuite le fait de poser du récit dessus, par le Manifeste, par le livre, par des choses comme ça. Cette volonté de poser du récit en permanence sur ce que l'on faisait. Et puis, le troisième moment, ça a été le fait qu'on avait une capacité à créer des événements ponctuels qui réunissaient les personnes. Quand j’ai rencontré Yoann en 2012, on a fait rapidement deux, trois fois d'affilé des événements où on a utilisé la cité du design à Saint-Etienne pour réunir toutes les personnes qui s'intéressaient aux tiers-lieux en France et en francophonie, puisqu'on a ramené des gens du Québec, on a ramené des gens de l'Afrique francophone, de Suisse, de Belgique, et les gens venaient parce que soudainement, il y avait un truc qui... Il y avait un moment sur ce sujet-là que personne ne comprenait et franchement, on a passé des moments incroyables, ça durait 15 jours, on sortait lessivés, on faisait ça avec 20 000 balles, mais on les réunissait tous. Tous, tous, tous, du décan de l'université de Genève au mec au RSA de Saint-Étienne, on était tous sous le même endroit et on réfléchissait, on travaillait, on faisait des choses ensemble. Et ces trois moments-là ont créé une forme de coordination, plus qu'une coordination, c'est une forme de confiance.

Yoann Duriaux : Un imaginaire, je dirais un imaginaire collectif. Oui, on pensait un imaginaire collectif. Il y a eu un imaginaire collectif très fort à ce moment-là. Le  dernier coup, l’apogée de Tilios, ça va être la Biennale du design en 2015. Moi, j'en ai déjà ma claque des tiers-lieux. On a les petits derniers qui arrivent, le réseau français des Fab Labs. Et donc, après le coworking, après la consommation collaborative, après les makers, Fab Labs, moi, je commence à en avoir ma claque. Et je sens que voilà, les tiers-lieux sont là, maintenant, il n'y a plus besoin de les définir, il faut s'en servir, et on verra bien si ça va permettre de trouver des solutions et d'éviter une guerre. Donc, pour moi, c'était clair, maintenant, ça allait appartenir aux tiers-lieux, est-ce qu'on est capable de créer des sociabilités qui ne vont pas devenir des nouveaux partis politiques, ne pas devenir des nouveaux syndicats ou des nouvelles ONG, mais qui vont permettre de créer des nouvelles formes d'expression suite à ces sociabilités, en fait ?

À ce moment-là, je suis dans un lieu, un xième lieu parce que j'en ai quand même créé pas mal, qui s'appelle Open Factory et qui a été mon petit dernier. J'étais revenu à mes amours, le hakerspace, on se revendiquait vraiment de la culture hacking et puis atelier lowtech. Et en fait, à ce moment-là, le directeur scientifique de la Cité du Design, qui vient me voir et qui me dit : « voilà, j'ai entendu parler de toi, le maire va annoncer dans un mois la prochaine Biennale du design, personne n’est au courant, mais ça sera sur les mutations du travail. Et on pense que les tiers-lieux ont un rôle vachement important à jouer. Est-ce que tu voudrais bien avoir un rôle là-dedans ? ». Et moi, je me fous de sa gueule, comme d'habitude, et je lui dis : « ouais, tu veux que je te dessine un tiers-lieu en fait », genre le petit prince. Et là, on discute, il voulait que je sois le commissaire de l’exposition, et je dis : « bon, OK, pourquoi pas ». Par contre, dire : « on va présenter des objets ou quoi, on va faire un catalogue des projets, etc., ça ne marchera pas. » Et là, c'est Antoine qui les prévient. Il dit : « aujourd'hui, c'est un processus de faire des tiers-lieux, c'est un processus, donc on ne peut pas exposer des jolis objets, une table, une chaise. On est obligé d'embarquer des gens ».

Antoine Burret : Oui, et Yoann a décidé de construire cette exposition comme un co-commissariat. Ce n’est pas seulement lui qui allait créer l’événement mais toute la communauté des Tilios. L’exposition s’est intitulée Tiers Lieux Fork The World. L’idée était de concevoir l’exposition elle-même comme un tiers-lieu : les visiteurs seraient immergés dans le quotidien des communautés qui conçoivent des systèmes alternatifs, et ils pourraient contribuer.   

Yoann Duriaux :  On a dit : « on fait un gros atelier, avec un camion, des vélos cargo, etc. Au lieu de faire un Fab Lab qui va faire des churros et des têtes de Yoda, on fait venir des enfants handicapés, on fait venir des jeunes designers, on fait venir des chômeurs, des gens du quartier, des banquiers, et tout ça… certains vont venir manger, d'autres venir bricoler et ça va faire un tiers-lieu et du coup, les designers vont comprendre les interactions ». On a eu avec nous les petits étudiants de 22-23 ans, les petits bobos de l'école de la cité du design, il y en avait plus de 200, ils ont désobéi à leur prof pour les workshops où ils voulaient les mettre dans des salles, et ils sont tous venus à la cité pour faire le fameux atelier. Pourquoi j'insiste sur ces détails, c'est qu'aujourd'hui je ne suis pas sûr que du côté de France Tiers-Lieux, ils sont capables d'avoir autant de petits détails, parce qu'en fait, aujourd'hui, c'est devenu un marché, c'est devenu un produit mais ce n'est pas forcément quelque chose où on fait par nécessité, que ce soit par militantisme politique, que ce soit parce que je fais des études ou parce que je suis dans une quête de sens. Un truc qu'on a beaucoup remarqué dans nos tiers-lieux, c'est que rarement les gens disaient : « je n’aime pas mon boulot ». Les gens disaient : « mon boulot, je l'adore mais j'ai perdu le sens en fait ». Donc c'est un peu tout ça qui se croisait.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Et que se passe-t-il à la suite de la biennale ?

Yoann Duriaux :  Moi, j’arrête, je suis épuisé. Je pars en Lozère, et je fais une formation à l’élagage. Et à partir de là, j'appelle Simon Sarrazin, qui a toujours été pour moi une des personnes que je respecte le plus sur terre, et je lui dit : « écoute, j'ai envie de te donner Movilab parce que nous à Saint-Étienne on s'est tous usés et épuisés, moi je vais partir dans les arbres et mes copains je ne suis pas sûr que ça va être leur came de continuer ». Et en 2018 au moment où je vais partir dans les arbres je vais transmettre ce bâton à Simon en lui disant « prends-en soin ». Et puis après, il y a France Tiers-Lieux qui va arriver donc un an après. Moi personnellement, sur un message public, j'ai félicité ouvertement Patrick Lévy-Waitz : « tu voulais foutre la merde, tu l'as bien mise ». Sachant que Patrick, j'ai beaucoup plus de respect parce que lui il a dit : « je vais vous enfumer ». Pour être poli, il nous a enfumé mais au moins c'était clair.  Alors que d'autres ont dit : « ouais vous êtes des copains », et en fait ils nous ont roulé dans la farine, pour être poli …  On en parlera après.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Donc aujourd'hui où est-ce qu'on en est  ? 

Yoann Duriaux : Moi, quand j'ai vu que Simon et puis d'autres en fait, ça y est, ils m'avaient renfermé Tilios sur le logiciel, là on perdait notre communauté pour moi, j'ai préféré dire : « si ça doit être ça l'avenir de Tilios, j'en sors ». Sauf que tout m'empêche d'en sortir. D'ailleurs la preuve je suis en entretien avec vous. Aujourd'hui, je suis bien dans les arbres, par contre je suis persuadé que mon avenir c'est de faire des tiers-lieux sur le lien aux arbres avant qu'on crève de canicule. Et c'est là qu'on se rejoint avec Antoine qui, aujourd'hui veut travailler sur tiers-lieux et situation de crise.

De l’ANTL à France Tiers-Lieux. De quoi parle-t-on ? Où va-t-on ?

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : On aborde le troisième moment de cet entretien qui porte sur la mise en place de de l’Association Nationale des Tiers-Lieux puis du lancement de France Tiers-Lieux. Selon vous en quoi finalement consiste cette opération ? Comment l’avez-vous vécue ?

Antoine Burret : Quand mon livre est paru, Patrick Levy-Waitz m’a appelé. Il venait juste de donner sa démission de la Présidence de l’Association Nationale des Tiers-Lieux (ANTL). Il m’a immédiatement demandé : « Mais pourquoi tu ne m’as pas appelé ? ». Je dois dire que j’ai été assez surpris. Pendant l’écriture du livre, je n’avais appelé personne. Je n’avais appelé personne pour raconter mon histoire des tiers-lieux, je n’avais même pas appelé Yoann. Il s’agissait pour moi d’une histoire qui comporte une importante dimension subjective et personnelle. Bien sûr, il s’agit d’une histoire appuyée sur une documentation et de nombreux entretiens, mais cela reste subjectif. Il s’agit de la manière dont personnellement, j’ai vécu et traversé mon aventure avec les tiers-lieux.

En fait, ce qui s'est passé, c'est qu'au sortir de la Biennale de Saint-Etienne, au sortir de ma thèse, c'est un moment où il y a, on le sait, un rapport qui doit être écrit sur le coworking, le coworking et la fibre, les impacts de la fibre en France. À partir de là, on a ce petit gars qui vient dans nos lieux, qui nous écoute, très sympathique avec ses chaussures pointues, ouais très sympathique, très jeune gars, qui va s’avérer être celui qui écrit le rapport. Mais bon voilà, ce n'est pas le premier qui se balade par chez nous. Ils sont nombreux à être passés par chez nous ! En fait tous, tous, ils sont tous passés nous voir. On a pris l'habitude de les voir défiler et ça n'a jamais eu d'impact ou de conséquences. On est toujours très sympathique avec eux, on ouvre tout, on raconte tout, on est même très contents qu’on s’intéresse à nos histoires. Et puis, il y avait aussi d'autres rencontres, des comités qui se tenaient régulièrement ici ou là.

Quand le rapport est sorti, que je l’ai lu, là, je dois dire qu’il m’est tombé des mains, parce que je me demandais si les gens qui se revendiquaient comme appartenant aux tiers-lieux l'avaient lu. Je ne crois ne pas qu'ils l’aient fait. Et je pense aujourd’hui encore qu’ils ne l'ont toujours pas lu parce qu'il y a des mots dans ce rapport qui ne pouvaient que nous faire bondir, qui ne pouvaient que nous rendre fous ! On trouve ainsi dans le rapport que par une véritable politique publique des tiers-lieux, il est possible d’explorer les modalités d’une nouvelle manière de « faire pousser les fers de lance de la ‘startup nation’ dans les territoires » ! Dans le préambule, il y a cette phrase que je viens de citer. Aussi, quand je lis ce rapport de manière attentive, ça me bloque totalement parce que je ne comprends pas ce qui se passe.

Dans le même temps, je vois mes copains - les gens chez qui on est allé sur tous les canapés - qui disent : « oui, c'est pas parfait, mais il y a peut-être quelque chose à faire ». Il faut le dire, c'est surtout des gens qui ont besoin de sous parce qu'on est tous dans une grande précarité. Et ce rapport propose d’engager une construction institutionnelle appuyée sur des moyens financiers. Donc, face à tout cela je décide de me mettre en retrait. Et je décide de raconter l'histoire que j'ai vécue, où l’on voit des gens qui sont militants, des gens qui sont intelligents et qui se disent : « ouais, bon, on va quand même y aller, on va quand même aller participer à ces réunions et on va quand même s’engager là-dedans parce qu'il y a quelque chose à faire  ». Moi, je vois ça comme très lié à la culture associative française et cela me rend dingue.

Il se construit alors un discours très particulier, celui tenu par Patrick Levy-Waitz. Levy-Waitz quand je l’ai au téléphone, il me dit : « tu sais, je n’ai fait que traduire ce qu'ils me disaient, j'ai fait le tour des gens et les gens me disaient "on a besoin de se professionnaliser, on a besoin de devenir une filière, on a besoin d'être reconnu comme des organismes de formation, et on a besoin de sous de l'État". Moi je n'ai fait que ça, je me suis mis au milieu d'eux ». Lui, il soutient qu’il était là pour institutionnaliser et structurer les choses. Il ne le cache pas. Quand Yoann dit qu’il a du respect pour lui, j'en ai également, il n’a pas caché  ses intentions, elles étaient présentes dès le début. Son intention, elle est claire depuis le début. Moi, ce qui me rend fou à ce moment-là, et je vois ça, peut-être bêtement, mais comme une caricature du mouvement associatif français, c’est que je vois des gens qui ont besoin de sous et qui pour cela sont prêts à faire des concessions. Je vois des gens militants avec qui on a discuté, dont je connais les motivations, les volontés politiques … et je les vois se faire photographier dans des poses joviales, super contents, avec Jacqueline Gourault alors ministre de la Cohésion des territoires.

Pour moi cette photo là, où je vois que les gens que j'aime bien sont là, bras dessus bras dessous avec Jacqueline Gourault et qui proclament : « oui on va sauver les tiers-lieux », ce n’est juste pas possible ! Moi, j'ai mon Yoann qui est dans les arbres, et je vois ces gars-là en train de poser. Je pense en moi-même : « mais vous ne voyez pas que vous allez vous faire enfumer ». Et le pire de tout ça, c’est qu’au même moment, des mouvements sociaux d’une importance considérable commencent à surgir en France, on est en 2019 avec l’apparition notamment sur la scène publique des Gilets Jaunes... alors que les tiers-lieux ne sont pas là, ils ne sont pas au rendez-vous !  À ce moment-là, les tiers-lieux ne formulent ou ne portent aucune revendication politique. Leur seule « revendication » et action est de se mobiliser pour se structurer en tant que filière ! On fait des « manufactures de territoire », on fait les « réseaux régionaux », on fait tous ces trucs-là, qui sont pour le moins, très très éloignés du mouvement social en cours.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Mais, ce ne sont pas les tiers-lieux, c'est France Tiers-Lieux qui veut et impulse cela…

Antoine Burret : Non, ce n’est pas France Tiers-Lieux, parce que France Tiers-Lieux n'existe pas encore. Il s’agit à ce moment de l'Association de préfiguration d'une organisation nationale ce n’est pas France Tiers-Lieux, ce sont nos copains, assistés ou pilotés par des gens qui ont une vision politique et des ambitions telles qu’on les a décrites. Pour la plupart, nos copains passent à côté de tout ça parce qu’ils ont décidé de passer un accord … Pour eux, l'important c'est de se professionnaliser et de faire des tiers-lieux une filière.

Yoann Durieux : Moi, à ce moment-là, j’étais parti dans les arbres. Quand tu rebondis, Benjamin, sur la phrase en préambule du rapport qui dit : « il est temps de faire entrer les fers de lance de la start-up nation dans les tiers-lieux », je soutiens qu’en fait dans l’histoire, c’est nous qui avons confisqué les tiers-lieux à la startup nation. Je ne parle pas des tiers-lieux à la Oldenburg, je parle de ceux qui se développaient en France à ce moment-là : le télétravail, le coworking … Au début, c’étaient des pratiques de startups, et en fait, on a su aller sur les scènes et confisquer aux startupeurs en devenir ces lieux pour en faire des objets de l'économie sociale et solidaire.

Finalement, Levy-Waitz est juste revenu en arrière : il a refait des tiers-lieux pour héberger des startups, parce qu'il n'y avait plus de parole et de vision politique forte venant des tiers-lieux. C’est là-dessus que je te rejoins Antoine : on a vu des copains, qui en fait à ce moment-là, ce qu'ils voulaient, c’était structurer une filière. À aucun moment, ils n’avaient su construire un message politique propre et audible parce que, en fait, ils m’avaient délégué ce rôle et cette fonction. Et c'est de cela, que peut-être dans mon euphorie, je ne me rendais pas compte à l’époque. Je me suis réveillé, il y a 6 mois, après avoir reçu une grande claque dans la gueule. Ça m'a fait mal, mais j’ai compris alors que la faiblesse de notre mouvement, c'est qu'au moment où il aurait dû prendre la parole et affirmer une projection et une vision politiques, il est resté silencieux. On est entré dans ce jeu tordu consistant à « se structurer en filière ».

Je vois une confirmation de cela dans le fait qu’à Bliiidaavec 800 personnes dans la salle et trois jours de conférence, je fais une intervention « politique » et je suis la seule personne qui est applaudie avec une espèce de standing ovation. Cela parce que justement sur scène, j'ai interpellé l'État, Marthe Pommier et Patrick Lévy-Waitz. Et là tout le monde s’est comme réveillé. Moi-même, j'en ai été très surpris. En plus, c'était le moment - et cela peut être vérifié, car tout est encore en ligne - c’est le moment où je dis : « vous avez une version très productiviste des tiers-lieux, alors que les tiers-lieux, comme le dit Antoine Burret, les tiers-lieux sont d’abord des lieux de sociabilité ». Toute la salle se lève pour une sorte de standing ovation. Cela voulait dire qu'ils attendaient à nouveau un portage politique, mais ils étaient incapables, individuellement, d’assurer ce portage, sans doute du fait de la dépendance financière dans laquelle ils se trouvaient.

Antoine Burret : À Bliiida, tout le monde critiquait l’évolution en cours, mais en « petit comité », parce que tout le monde avait besoin de sous et n’osait élever la voix. Et c'est là où Levy-Waitz s’est montré très malin. Quand on lui disait, dans différentes prises de position ou dans les discussions « tu as dépolitisé les tiers lieux », il disait « non, non, non, je les ai politisés, les tiers-lieux ». Et effectivement, il les a politisés, il a rendu possible que la politique publique s’en saisisse et les transforme.

Benjamin Coriat :  C'est un sujet sur lequel j’ai réfléchi, notamment au cours de la « Tournée des Tiers-Lieux » que j’ai effectuée avec la Convention Citoyenne Climat, un sujet aussi sur lequel j’ai écrit un texte. Selon moi, dans l’opération France Tiers-Lieux, il y a deux choses. Il y a d’un côté le projet, porté par Emmanuel Dupont (co-auteur du rapport), de travailler à refonder la politique publique avec l’idée qu’une articulation entre le public et les tiers-lieux - voire les communs - pouvait constituer un espace, une interface de refondation de la politique publique dans les territoires. Et de l’autre côté, il y a le projet de construire sur les territoires une infrastructure de flexibilisation du travail. Ce projet se retrouve dans la mission de départ, axée sur le coworking et portée par Patrick Levy-Waitz, acteur majeur des entreprises de portage salarial. Remy Seillier est pour moi à ce moment un acteur marginal. C’est un troisième couteau, qui avec le Rapport de 2018, est propulsé à une position inespérée pour lui. Finalement je soutiens que derrière l’opération France Tiers-Lieux, il y a d’une part, une tentative de refondation de la politique publique de proximité avec des services publics « au rabais » (avec pas ou peu de personnels qualifiés et rémunérés comme ils le devraient) et d’autre part, une opération de marchandisation des tiers-lieux en en faisant des filières économiques d’hyper proximité. Au demeurant, les choses sont complémentaires, puisqu’il s’agit d’insérer le « prendre soin » des tiers-lieux dans des activités marchandes « d’hyper-proximité », en lieu et place des véritables services publics. Le besoin de financement explique sans doute que certains tiers-lieux soient rentrés dans ce jeu, mais la question est : dans cette course au trésor, combien d’entre eux sont parvenus à maintenir leur identité ? Où est-ce qu'ils en sont ? Où vont-ils ?


Yoann Duriaux : Je voudrais rebondir sur un point précis, même si je le sais, vous n’allez sans doute pas partager mon point de vue. Il me semble qu’il faut repartir de Notre-Dame-des-Landes en 2018. Pour moi, c’est une sorte de maelström, il s’y réinvente l'école, il s’y réinvente une  façon heureuse de travailler, il s’y déploie mille innovations … En plus de ça, personne n’a réussi à y mettre fin, pendant que nous-mêmes - les bobos du Comptoir Numérique - on passait à coté de tout. Parce que le vrai tiers-lieu, il était là-bas en fait, à Notre-Dame-des-Landes. Parce que là-bas il y avait des agriculteurs qui nourrissaient le peuple, moi je n’ai jamais nourri le peuple, il y avait des gens qui apprenaient à éduquer, moi à cette époque-là j'avais juste mis mes gamins à l’école… Là-bas, il s’exprimait des vrais enjeux avec des vraies répercussions sur la société, pendant que nous on conceptualisait et on luttait pour 300 m². De plus, quand on allait parler là-bas, les gens n'utilisaient pas le mot tiers-lieu mais ils commençaient à s'y intéresser. Honnêtement pour l'avoir vécu, pour y avoir été, il y a encore cinq, six ans, tu leur disais « tiers-lieu », la réaction c’était : « dégagez les gars de la start-up nation ». Par contre, lorsqu’on parlait de Tilios, ils commençaient à nous faire confiance, pour les raisons que j'ai évoquées tout à l'heure, on commençait à dire : « ah, mais si c’est ça les tiers-lieux, oui nous sommes des tiers-lieux ! ».

Six mois après, ils (le gouvernement) démantèlent Notre-Dame des Landes. Ils jubilent : « ça y est on a gagné ! ». Et puis, manque de bol, explosent les ronds-points. Je ne parle pas des manifs, je parle des ronds-points de Gilets Jaunes, les manifs c'était autre chose, ça exprimait une colère. Par contre, les ronds-points, c’est toute une vie qui se réinvente. Pendant ce temps, nous qu'est-ce qu'on faisait dans nos tiers-lieux ?  Des jardins partagés, ces trucs là … sauf qu’eux, ceux des rond points, ils ne sont plus avec un Duriaux comme concierge, ce qu’ils font, ils le font ensemble et de manière spontanée. En plus, ils ont la population autour qui commence à être en sympathie avec eux, qui leur emmène à bouffer. Et là, que fait le gouvernement ? Il défonce tout à coup d’escadrons de gendarmerie.

Alors, j’entends la volonté de flexibilisation du travail, j'entends tout ça, mais je reste convaincu que la première question qu’ils ont dû se poser à cette époque, c’est : « comment on met fin aux Gilets Jaunes ? ». Et c’est là qu’on voit pointer le projet d'institutionnalisation des tiers-lieux.  On voit arriver M. Macron et ses conseillers qui vont comprendre que, à ce moment-là, il se joue quelque chose d’essentiel autour de la démocratie. Ils comprennent que ces gens (ceux de Notre Dame des Landes, ceux des ronds-points, ceux des tiers-lieux, etc.) sont en train de réinventer quelque chose de la démocratie. Et ils en ressentent une immense trouille. D’où l’idée que l’objectif de « dépolitiser » était pour eux essentielle.  Pour moi, le succès de Patrick Levy-Waitz, et ça on ne me l’enlèvera pas, ça n'a jamais été d'aider les tiers-lieux, ça n'a jamais été de les fédérer, d'en faire une filière etc...., ça a été de les « dépolitiser » et ainsi de les tuer.
Antoine Burret : Je ne partage pas tous ces points-là, mais c'est normal, il y a beaucoup d’opinions différentes sur ces sujets. En fait, je ne pense pas qu’ils aient eu peur des tiers-lieux, honnêtement, je ne pense pas. Je pense qu'ils y ont vu une opportunité, simplement parce qu'on était des gentils bougres. Effectivement, si ça c’était prolongé comme cela avait commencé, peut-être que ça aurait pu tourner dans ce sens-là. Pour éclairer les questions dont nous débattons, il faut revenir sur le sens à accorder à la situation qui prévalait quand l’Association nationale des tiers-lieux, puis France Tiers-Lieux ont été créés. Je pense honnêtement que quand ils sont allés pour la première fois découvrir ce qu'on faisait dans les tiers-lieux, ils ont vu des gens qui étaient en hyper proximité, qui essayaient de survivre et de faire des trucs là où ils étaient. Et, ils se sont dit en fait : « on va créer le lien qu'on a plus sur les territoires avec ces gens-là ; ils nous ouvrent la porte, on va le faire ». J'ai vraiment le sentiment qu'ils sont allés sur les territoires, qu'on a ouvert les portes et qu'ils se sont dit : « bon, en fait, on a un problème de relation avec les personnes, on a un problème de démocratie et d'hyper proximité, on a un problème de mettre les gens qui sont en précarité au même endroit pour pouvoir les sortir du chômage et les diriger vers différentes formes d'entrepreneuriat ».

Et, ils ont - et « nous » avons aussi - alors créé ce que j'appelle des « incubateurs du précariat » où l’on a concentré des précaires pour envoyer le signal qu’on se préoccupait d’eux. La conséquence de tout cela, c'est qu'on a d'une certaine manière dépolitisé les tiers-lieux ; je dirais même, on a empêché qu'il y ait de la politique dans ces différents lieux. Mais, là où je diffère de Yoann, c'est que pour moi, à partir du moment où ces lieux se sont orientés vers ce genre de pratiques, ils ont cessé d'être des tiers-lieux, ce sont devenus des lieux hybrides, des fablabs à vocation entrepreneuriale, des entreprises de l'économie circulaire, etc. tout ce qu’on veut, mais ils ont cessé d'être des tiers-lieux.  La preuve, c'est qu'ils ne sont pas considérés comme tiers-lieux par les gens autour d'eux.  Ce sont éventuellement des lieux de travail, des lieux où on va s’adonner à certaines activités, mais ce ne sont pas des « tiers-lieux de personnes ». Ils sont sortis de l'arc des tiers-lieux, et à mon sens, là est le gros problème.

Depuis, on est entré dans un nouveau temps, dans un nouveau moment, caractérisé par la précarisation de la politique publique, y compris celle qui concerne les tiers-lieux eux-mêmes.  Cela est affirmé puisqu’ils (France Tiers-Lieux) annonce que dans trois ans, tout ça va s'arrêter, que c’est même déjà en train de s'arrêter... Le GIP dispose de moins de fonds, et finance moins. La ‘hype’  en fait, petit à petit, est en train de passer. On est face à un mur et tous ces gens qui ont suivi aveuglément commencent à se dire : « comment on va survivre ? ». Au-delà, ils se demandent : « qu'est-ce que l'on voulait faire réellement ? Comment on a pu s'associer à ces acteurs-là ? Comment on a pu se faire avoir à ce point ? ».  Parce qu'il y a une conscience de s’être fait avoir notamment par France Tiers-Lieux. Du coup, on observe maintenant un retour vers les tiers-lieux. Mais, il faut bien constater que pendant la période qui vient de s’écouler, beaucoup sont sortis de l’arc des véritables tiers-lieux. Il s’est produit le même phénomène que pour les MJC, en leur temps.

Benjamin Coriat : Il n’y a pas dans ce que tu dis, Antoine, d'opposition tranchée avec ce que dit Yoann. Sans doute, il y avait d'abord une volonté de faire autrement de la politique publique, et d’utiliser les tiers-lieux comme un moyen d'accéder à des niveaux micro-locaux auxquels la politique publique n'a pas accès, tout en favorisant la flexibilisation du travail.  Et du coup, cela a abouti à ce que tu dis Yoann, c'est à dire la « dépolitisation » des tiers-lieux, le fait que les tiers-lieux sont devenus des lieux qui vivent de subventions, faibles quant à leur montant d'ailleurs. Alors compte tenu de la précarité de ces lieux, pour les acteurs qui les animent cela représente quelque chose, mais pour la politique publique, c’est trois fois rien. Faire de la politique publique sur les territoires avec 150 millions d’euros sur 3 ans, on a rarement vu ça. En comptabilité publique c'est une virgule, derrière une virgule.

Yoann Duriaux : C’est pour ça qu'à Bliiida,  800 personnes se sont levées pour applaudir (cf. supra). Par contre, je ne vous cache pas que deux mois après, c’était retombé. Moi, je considère que je n’ai pas à taper d’abord sur la politique de France Tiers-Lieux. Je m’adresse en priorité à nos copains des tiers-lieux, je leur ai dit et je le leur répète aujourd’hui : « mais qui vous êtes ? Vous vous prenez pour qui ? Vous prétendez vraiment réinventer le service public avec 150 millions d'euros pour plus de trois, quatre mille tiers-lieux alors qu'en fait, pour ce qui  est du service public vous êtes en train de contribuer à son démantèlement ». Pour moi, oui, ils doivent être considérés comme les premiers responsables. À partir du moment où ils ont accepté « cette drogue bon marché », ils se sont mis dans une situation de contribuer à démanteler le service public et ça c'est très grave.

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : La voie de la « filière économique d'hyper proximité », c'est un moyen de « marchandiser le soin » pour reprendre tes mots, Antoine. Le prendre soin, qui est un des objets nobles du service public, se trouve métamorphosé en « filière économique d'hyper proximité ».  Pour clore l’entretien, où pensez-vous que va la situation maintenant ?

Yoann Duriaux : Je viens de vous envoyer un lien pour alimenter la réflexion, sur la toxicité des tiers-lieux. J’aimerais avoir ton avis Antoine, parce que le mien est sans doute plus tranché. On est dans la frustration, on est dans la guerre des Gaules, et en fait, c’est César qui a gagné ! Donc aujourd’hui, cette réflexion sur la toxicité des tiers-lieux, elle est très importante. Ce qu'on a livré en 2017, c'est certes une belle biennale à Saint-Etienne, avec 400 000 visiteurs. Sauf que la réalité, c'est que ce que l’on a livré à la Biennale, c’est aussi que sous le nom de tiers-lieux, on était capable d'accepter les pires horreurs. On était en train tous de crever les uns à côté des autres, et quand Antoine parle « des incubateurs à précariat », il faut admettre que c’est nous-mêmes qui nous mettions dans cette situation-là.  On restait dans nos 300 m2, on y passait 23h sur 24, on ne se payait plus, on n'avait plus de complémentaire santé, on ne voyait plus sa famille, etc.

Alors on a compris une chose, c'est que le tiers-lieu, ça doit être un phénomène éphémère ; le côté militant du tiers-lieu, il doit être éphémère parce que ce n'est pas la vraie vie.  Et ça, personne n’a voulu l'entendre parce que la documentation accumulée - notre pratique et notre expérience, Movilab mais pas seulement - n’a pas été lue. Ces derniers temps, j’ai revu pas mal de monde, y compris dans mon réseau, je suis administrateur du réseau des tiers-lieux de Rhône Alpes, je leur ai posé la question : « est-ce que vous avez lu les 10 ans de documentation des tiers-lieux ? » Que dalle ! ils n’ont rien lu, ou des bribes. « Donc depuis 2018, et la création de l ‘Agence nationale des tiers-lieux, vous êtes partis dans une politique publique sans savoir ce qu'étaient les tiers-lieux ? » C’est grave, je pense.

Antoine Burret : Moi, ce qu'on me dit c’est : « toi et Yoann, vous faites partie des meubles. Vous êtes là, on a l'impression qu'on vous connaît, qu'on connaît vos travaux ». On fait partie des meubles.

Yoann Duriaux : Mais personne n'a rien lu ! Moi, ce que je pense, c'est qu'avant nous, au temps du lancement Tilios, on était moins nombreux, mais on se connaissait, on se pratiquait. Là, en fait, on se retrouve avec plein de gens qui étaient mal dans leur boulot, mal dans leur militantisme, mal dans leurs associations… Ils ont cru que les tiers-lieux étaient la solution. Et là, ils sont en train de se rendre compte que c'était encore pire qu'avant de rentrer dans les tiers-lieux. Et ils ne se poseront pas la question de dire « on a été bons ou pas bons ». Ils vont rejeter en bloc quelque chose qui a été un espoir.    

Benjamin Coriat - Corinne Vercher-Chaptal : Antoine, on va te laisser les derniers mots.

Antoine Burret : J’adhère à beaucoup de choses que dit Yoann, même si je peux les dire différemment. Et surtout, pour ce qui me concerne, j'ai une volonté qui est « sémantique », dans le sens où je ne veux pas laisser la compréhension de ce que sont  les tiers-lieux à ceux qui se sont emparés de ce mot pour le détourner de son sens. Cela passe par le travail avec des gens que j'aime, par les batailles avec Yoann, par les batailles avec peut-être toi Benjamin, avec d'autres... qui sont là où qui se révèleront. Ce dont il s’agit, c'est de penser les tiers-lieux dans toute leur diversité. Moi, il m'a semblé que c'était vraiment le premier pas pour pouvoir - si on décide de le faire - agir sur cette politique publique des tiers-lieux. Pour la première fois, il y a une politique publique qui se construit sur des tiers-lieux et sur ces lieux de sociabilité. Et pour moi, soit on essaie de la détruire, c'est une option qui est louable et je n’ai rien contre, soit on part du principe qu’il faut essayer de l'orienter dans un sens qui serait : « qu'est-ce que ça peut être une véritable politique publique des tiers-lieux ? » et pas simplement une politique publique de  fabrication de lieux cools et à la mode où les bobos se rencontrent et machin, machin ; alors, pour ça, je trouve  intéressant et important de réfléchir à la diversité des lieux de sociabilité. Pourquoi ? Parce que tous ces lieux ont un rôle à jouer, si l'on doit, comme l'a dit Yoann, travailler à éviter une guerre ou travailler sur les futures crises et catastrophes.

Yoann Duriaux : Mon seul espoir, c’est d'être dans le pouvoir d'agir. Si je dois dire un truc positif, c'est ça ; moi, ce qui m'intéresserait, c'est un mouvement - non pas des tiers-lieux, je pense qu'il en faut plein, et ça, c'est clair - ce qu’il nous faut, c’est revenir au pouvoir d'agir des tiers-lieux, le reconstituer. Mais là, c'est le lanceur d'alerte, le militant qui s’exprime. 

Antoine Burret : Pour enchainer sur ce qui vient d’être dit, je voudrais indiquer que, depuis trois ans, on travaille avec Yoann et d’autres sur un programme qui porte sur une autre manière de traiter certaines des questions soulevées par les tiers-lieux. L’idée est qu’on ne finance pas les lieux eux-mêmes, on finance les choses qui se font dans les lieux, ce qui renvoie à des pratiques, à des problématiques locales ou qui doivent recevoir des réponses. En fait, cette manière d'agir avec les tiers-lieux me semble beaucoup plus intéressante parce qu'on peut opérer avec leur diversité et justement les saisir dans leur capacité à réunir des personnes pour prendre soin - si on reprend ces termes - de questions et de problématiques bien identifiées. C'est ça, me semble-t-il, le pouvoir d'agir en tiers-lieux, dont parle Yoann, sur lequel on travaille depuis trois ans, et qui s’achève cette année.

Pour citer cet article : Coriat, B & Vercher-Chaptal, C. 2024. "Défendre nos tiers-lieux" : entretien avec Antoine Burret et Yoann Duriaux. EnCommuns. Article mis en ligne le 22 mai. https://www.encommuns.net/articles/2024-05-22-defendre-nos-tiers-lieux-entretien-avec-antoine-burret-et-yoann-duriaux/

Yoann Duriaux

Initiateur des Tiers Lieux Libres et Open Source (TiLiOS)

CC BY-NC-ND 4.0